Nickel Boys - Colson Whitehead
- deslivresetmoi72
- 19 nov. 2020
- 7 min de lecture

Je n’ai pas lu les autres livres de Colson Whitehead, mais ayant découvert les premières pages dans un magazine littéraire et sur les vives recommandations d’un collègue, j’ai acheté le même jour Nickel Boys et Underground Railroad. J’ai commencé par lire Nickel Boys.
Ce livre dénonce clairement les lois raciales et ségrégationnistes des Etats-Unis dans les années 1960, thème au cœur de l’œuvre de Colson Whitehead. Il est magistralement écrit, très documenté je pense, et touche au cœur par son réalisme sans voyeurisme ni sensationnalisme (trop de « isme » dans cette phrase !)
Elwood Curtis est un jeune garçon noir très attachant : travailleur, intelligent, gentil, serviable, élevé par sa grand-mère Harriet, femme droite aux principes éducatifs stricts, il a l’ambition de sortir de sa condition par le travail et les études. Tous ses plans tombent à l’eau à cause d’une erreur judiciaire : alors qu’il fait du stop pour rejoindre son futur établissement scolaire, il est embarqué dans une voiture : quelques kilomètres plus loin, des policiers arrêtent cette voiture…il s’avère qu’il s’agit d’une voiture volée : là, sans chercher à comprendre, il est directement accusé du vol, jeté en cellule et jugé coupable : il part en « maison de redressement », à la Nickel Academy. Sous couvert de remettre ces jeunes sur le droit chemin, s’exerce une autorité malveillante : sévices, brimades, violences, abrutissement, exploitation sans accès à l’instruction…le formatage parfait pour que ces jeunes deviennent encore plus révoltés et violents. Même dans cet univers terrible, Elwood garde sa capacité à réfléchir, à nourrir ses idéaux d’égalité entre noirs et blancs. Inspiré par Martin Luther King, son maître à penser, il accepte assez stoïquement tout ça, cherchant à comprendre les règles pour s’y conformer et sortir de là pour reprendre sa vie en mains. Il se lie d’amitié avec Turner, sensible et intelligent comme lui. Ensemble, ils évoluent, cherchent à ne pas se laisser « briser » par la « Nickel Academy » en tirant profit des faiblesses dans l’organisation et l’encadrement de la structure. Leur amitié et leurs personnalités complémentaires vont les entraîner loin…
Le récit est fort, intense, très rythmé…et la fin très surprenante ! Je n’avais pas du tout vu venir ce dénouement : c'est un véritable tour de maître de l’auteur, la marque des grands ! C’est un livre marquant, qu’on n’oublie pas de sitôt une fois la dernière page tournée.
Extrait P 19
Chaque rayure, chaque craquement qui s’ajouta au fil des mois marqua une étape dans l’éveil d’Elwood, une compréhension nouvelle des paroles du Révérend. Le crépitement de la vérité.
Ils n’avaient pas la télé, mais les discours du révérend King étaient des tableaux si vivants – narrant tout ce qu’avait été et tout ce que serait l’homme noir – que le disque valait pratiquement la télévision. Voire la surpassait en majesté, comme l’immense écran du Davis Drive-in, où il était allé deux fois. Elwood voyait tout : les Africains persécutés par le péché blanc de l’esclavage, les Noirs humiliés et opprimés par la ségrégation, et la lumière à venir, lorsque s’ouvriraient les portes de tous ces lieux fermés à sa race.
Extrait P39
Ils lui avaient mis une raclée et avaient déchiré ses vêtements, ne comprenant pas pourquoi il essayait de protéger un Blanc. Comment leur expliquer que lorsqu’ils volaient Me Marconi ils l’insultaient lui, qu’il s’agisse d’une sucette ou d’un illustré ? Non pas parce qu’on s’en prenait à lui lorsqu’on s’en prenait à son prochain, comme il l’entendait dire à l’église, mais parce que, s’il était resté sans rien faire, il aurait abdiqué sa dignité. Peu importait que Mr Marconi lui explique qu’il s’en fichait, peu importait qu’Elwood n’ait jamais rien dit jusque-là quand ses amis volaient sous ses yeux. Ces choses qui n’avaient aucune importance étaient soudain devenues essentielles. C’était Elwood : il valait autant que n’importe qui.
Extrait P 45
Au printemps 1963, la rumeur se répandit que les étudiants allaient monter un piquet de grève devant le Florida Theatre pour le contraindre à accepter les Noirs. Elwood avait de bonnes raisons de croire que Harriet serait fière de lui s’il les rejoignait.
Il se trompait. Harriet Johnson était un petit bout de femme qui montrait dans tous les domaines une détermination furieuse. Si une chose méritait d’être faite – travailler, manger, parler à quelqu’un-, elle méritait d’être faite sérieusement ou bien on s’abstenait. Harriet gardait une machette sous son oreiller pour se défendre en cas de cambriolage, et Elwood n’imaginait pas que cette vieille dame puisse avoir peur de quoi que ce soit. Mais la peur était justement son carburant.
[…] Lorsque les sit-in débutèrent, elle fut soulagée que personne n’attende d’elle une action publique. Ces protestations, c’était un truc pour les jeunes et elle n’avait pas le cœur à ça. On n’outrepasse pas impunément sa condition. Soit Dieu lui reprocherait d’avoir pris plus que sa part, soit les Blancs lui apprendraient à ne pas réclamer davantage de miettes qu’ils ne daignaient lui en donner, mais dans tous les cas elle le paierait.
Extrait P 50
Le dernier jour de classe, Mr Hill lui donna un exemplaire de Chronique d’un pays natal de James Baldwin, qui fit bouillonner son esprit. Les Noirs sont des Américains et leur destin est le destin de ce pays. Il n’avait pas défilé devant le Florida Theatre pour défendre ses droits ni ceux de la race noire ; il avait défilé pour les droits de tous, même de ceux qui l’insultaient. Ma lutte est votre lutte, votre fardeau est mon fardeau. Mais comment l’expliquer aux gens ? Il veilla tard chaque soir pour écrire des lettres sur la question raciale au Tallahassee Register, qui ne les publia pas, et au Chicago Defender, qui en publia une.
Extrait P73
La deuxième chose que remarqua Elwood fut l’étonnant rapport au monde de ce garçon. Malgré le brouhaha adolescent qui rendait le réfectoire assourdissant, il évoluait dans une poche de silence n’appartenant qu’à lui. Avec le temps, Elwood découvrirait qu’il était à l’aise dans toutes les situations et, en même temps, paraissait n’avoir rien à faire ici ; il était à la fois à l’intérieur et au-dessus ; dans le groupe et à part. Semblable à un arbre tombé en travers d’une rivière, qui n’aurait jamais dû être là et qui finit par donner l’impression qu’il n’a jamais été ailleurs, créant ses propres rides dans le grand courant.
Extrait P 104
Quand sa grand-mère vint lui rendre visite, il fut incapable de lui raconter ce qu’il avait vu lorsque le docteur Cooke avait retiré ses pansements et qu’il avait marché jusqu’à la salle de bain, à l’autre bout de la salle au carrelage froid. Il s’était regardé dans la glace et avait su que le cœur d’Harriet n’y résisterait pas, sans parler de la honte qu’il éprouvait d’avoir laissé cela se produire. Bien qu’assis en face d’elle, il était aussi loin que tous les membres disparus de sa famille. Il lui dit qu’il allait bien même s’il était triste, que c’était difficile mais qu’il tenait bon, alors que tout ce qu’il voulait dire c’était : Regarde, regarde ce qu’ils m’ont fait.
Extrait P 106
La violence est le seul levier qui soit assez puissant pour faire avancer le monde.
Extrait P 111
Il avait aujourd’hui vingt ans et travaillait à plein temps pour Nickel. « Ma tante trouve que je suis du genre facile à vivre, dit-il aux garçons un jour où ils trainaient devant le bazar. A doit être vrai. J’ai grandi avec des gars comme vous, Blancs et Noirs mélangés, et je sais qu’on est pareils, sauf que vous avez pas eu de chance. »
Extrait P 128
Turner n’avait jamais rencontré personne comme Elwood. Solide était l’adjectif auquel il revenait sans cesse, malgré l’apparente douceur du garçon de Tallahassee, à qui on aurait donné le bon Dieu sans confession et qui pouvait se révéler agaçant avec son penchant moralisateur. Malgré aussi ses lunettes, qu’on avait envie d’écraser sous son pied comme un papillon. Quand il parlait on croyait entendre un étudiant blanc, il lisait des livres même quand personne ne l’y obligeait et en extrayait l’uranium pour sa bombe A personnelle. Malgré tout cela, il était solide.
Extrait P 169
Il avait su qu’il allait prendre l’appartement à l’instant où le propriétaire avait ouvert la porte : c’était là. Et ça faisait quatre ans. « Je me suis embourgeoisé », se disait-il en rigolant. Ici, même les cafards étaient d’une espèce plus noble et détalaient quand il allumait la lumière des toilettes au lieu de faire comme si de rien n’était. Il voyait dans leur modestie une certaine distinction.
Extrait P 174
Il décida de baptiser sa société L’As du déménagement. AAA était déjà pris et il voulait apparaître en haut de la liste dans l’annuaire. Il lui faudrait six mois pour se rendre compte qu’il avait choisi un nm hérité de son séjour à Nickel. Un As traçant sa route sinueuse dans le monde libre.
Extrait P 193
Lui, il venait pour les lanternes rouges et pour la foule agglutinée sur les trottoirs et aux carrefours, ces New-Yorkais excentriques et tellement attachants qu’ils l’attiraient hors de chez lui par une force qui ne pouvait être que celle de la fraternité. Chaque année en novembre, le marathon ébranlait son scepticisme à l’égard de l’humanité en lui montrant qu’ils étaient tous solidaires dans cette ville crasseuse, une étrange famille.
Extrait P 236
Il pensa longtemps à la lettre que Martin Luther King Jr avait écrite dans sa cellule de la prison de Birmingham, cet appel puissant qu’il avait composé derrière les barreaux. Une chose donnait naissance à l’autre : sans cellule, pas d’exhortation à l’action. Elwood n’avait ni papier ni crayon, rien que des murs, et il était à cours de belles pensées sans même parler de sagesse ou d’éloquence. Depuis sa naissance, le monde lui murmurait des règles qu’il refusait d’écouter, préférant suivre un ordre supérieur. Et le monde continuait de l’instruire : interdis-toi d’aimer quiconque car les gens disparaissaient, n’accorde pas ta confiance car elle sera trahie, n’ouvre pas la bouche car on te la fermera. Mais il continuait à entendre ces impératifs plus nobles : Aime et cet amour te sera rendu, crois dans la voie de la justice car elle te mènera à la délivrance, bats-toi et les choses changeront.
Comments