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Consolée - Beata Umubyeyi Mairesse


J’avais acheté ce livre lors d’un salon du livre d’occasion en octobre dernier, pour quelques euros, attirée par sa couverture et par l’enthousiasme de la vendeuse. Depuis, il attendait sagement son tour, je l’avais un peu oublié et j’ai profité des vacances pour revisiter ma pile de livres en attente ! C’est encore sa couverture originale qui m’a interpelée. Je me suis plongée dans cette lecture et j’ai terminé le livre en quelques jours. J’ai beaucoup aimé cette histoire qui réussit à raconter une belle histoire romancée sur un fond de faits historiques et sociétaux réels, ce qui un gros point positif pour me séduire !

Consolée est née au Rwanda d’une maman rwandaise et d’un homme blanc (d’origine grecque). Elle grandit jusqu’à ses 6 ou 7 ans avec sa mère, son grand-père, une cousine. Auprès du grand-père, elle apprend à regarder et à aimer la nature qui l’entoure, surtout les oiseaux. Un jour, ses oncles décident de l’arracher à sa famille pour la confier à une institution, car en tant que métisse, ou comme on le dit à l’époque, mulâtre, elle n’a pas sa place parmi les Noirs. Elle est donc recueillie dans une institution tenue par des religieuses belges. LA vie n’y est pas facile, mais elle y reçoit une éducation, va à l’école et grandit. Lors des massacres des Tutsis par les Hutus, les autorités belges décident de protéger ces enfants et les font venir en Belgique. Consolée, rebaptisés Astrida par les sœurs belges y est adopté et continue sa vie…


Des années plus tard, on retrouve Astrida, atteinte de la maladie d’Alzheimer à la fin de sa vie, aux Oiseaux, une maison de retraite. Elle croise alors la route de Ramata, femme d’origine sénégalaise en reconversion professionnelles d’art- thérapeute après un burn-out. Rama se prend d’affection pour Astrida qui perd l’usage de français pour se réfugier dans la langue de son enfance. Ramata va accompagner Astrida et tenter de reconstituer son parcours, ce qui va l’amener à questionner sa propre vie, ses choix, son intégration, celle de ses enfants, ses racines. Face à l’engagement de sa fille pour le féminisme et contre toutes les discriminations, tout en revendiquant et affichant son appartenance religieuse par le port du voile, Ramata s’interroge et s’inquiète.


C’est un beau roman qui pose des questions très actuelles : la colonisation et ses répercussions, le racisme, l’intégration des réfugiés, le choix pour les immigrés de transmettre ou non leurs traditions, leur langue et leur histoire à leurs enfants pour permettre leur meilleure intégration, la prise en charge des personnes âgées par la société et par les institutions, la tolérance, le poids du passé et des a priori, la place des femmes d’une part, et des femmes d’origine étrangère en particulier…

J’ai beaucoup aimé ces regards croisés de femmes de différentes origines et générations, le tout dans un style très fluide, avec toujours un regard bienveillant sans être mièvre, une approche intelligente et sensible, prenant le parti de la tolérance, de l’ouverture d’esprit et de l’espoir.


Extrait P 25

Elle a parlé longuement, dans un flot continu de mots dont elle avait vaguement conscience qu’ils ne venaient ni d’en haut ni d’en bas, ni même des rangements du milieu, des mots venus de loin, du temps d’antan, celui-là justement qu’elle voulait leur dépeindre. L’origine des motifs noirs et blancs.

Et au terme de cette phrase si longue qu’elle en avait oublié le commencement elle a attendu leur réaction. Une exclamation ? Une approbation ? Quelle belle histoire ! Allaient-ils en faire une exposition ? « Voici comme on vivait autrefois, là-bas. » Non.

Un silence aussi long que sa logorrhée mémorielle. Puis, une question : « Mais c’est quoi cette langue ? »

Cela fait un moment que sa vue s’est brouillée, qu’elle n’est plus en mesure de distinguer clairement les expressions sur les visages qui l’entourent sans ses lunettes qu’elle égare sans cesse. Mais elle a su deviner l’incompréhension absolue qui a rempli ce long silence suivi d’une question suspendue.

Elle s’est sentie honteuse. […]

« C’est quoi cette langue, madame Astrida ? Tonio, tu peux prévenir la psy s’il te plaît, je crois qu’elle est repartie dans ses mystères. Si ça continue comme ça, elle va plus du tout parler français, c’est dingue, on n’a aucune idée de ce qu’elle baragouine. »

Le kiné s’est éloigné, après lui avoir jeté un regard inquisiteur.

Elle lui faisait peur. Ou plutôt, cette condition humaine-là, ce début de démence, comme une menace planant sur toute une vie qui arrivait à son terme, l’effrayait.


Extrait P33

Le désenchantement m’était tombé dessus avec d’autant plus de force. Depuis mon grand effondrement, je voyais les choses avec une acuité exacerbée, j’avais cessé de viser le sommet, de vouloir conquérir le monde avec mon esprit et m’attardais à regarder plus bas, du côté des cœurs. Travailler avec des êtres rabougris me convenait parfaitement. Je voulais désormais arpenter ce territoire médian, me pencher sur ces têtes qui ne pouvaient plus me surplomber d’une quelconque autorité. J’allais plonger dans leurs regards fatigués avec l’espoir d’y trouver des explications aux questions apparues lorsque j’avais arraché mes œillères : le mépris, le rejet, le déni. Je pensais devoir aller chercher les réponses à leur racine, dans la génération qui avait façonné le monde actuel, au lendemain de la guerre mondiale, chez ceux qui avaient fait venir mes parents et ceux de mon mari en France, une main d’œuvre bon marché dont ils ne voulaient imaginer qu’elle allait planter sur leur terre des milliers de pousses rebelles.

Alors autant que, dès à présent, on se passe des faux semblants ; ils pensaient en me voyant que j’étais une négresse, il fallait que je le sache.

Ma main n’en serait que plus généreuse et ferme à leur égard. J’allais leur montrer toute l’étendue de mon humanité.


Extrait P38

Il m’avait fallu apprendre à m’écouter, à me regarder différemment, hors des préjugés du monde, pour découvrir ce qui pouvait retisser Ramata Barry. Nom ET prénom, émotion ET raison, Sénégal ET France. Savoir ET être… Pourquoi avais-je toujours eu l’impression que je devais habiter l’un ou l’autre, comme on choisit un camp, comme on se coupe un membre ? J’avais décidé d’être entière. Enfin.


Extrait P49

Quand elle aura éliminé toute trace de sang sur le doigt, Consolée ira cueillir une tige de misère et, tout en écoutant le grand-père lui raconter une histoire de grillons et de bergeronnette malheureux en amour, appliquera avec minutie la sève sur la douleur.

Le sang de la plante et son propre sang n’ont pas la même couleur. Elle a entendu hier la mère pleurer en disant à l’oncle : « Elle est de mon sang, de notre sang, pourquoi faut-il la leur donner ? » Et l’oncle a répondu de cette voix grave qui a parfois des accents de tonnerre : « Elle a leur sang blanc, l’enfant leur appartient plus qu’à nous, tu dois la rendre. »

Consolée en a déduit qu’elle devait avoir, dans une partie insoupçonnée de son corps, une sève de misère qui faisait d’elle une plante humaine étrange et nocive, ce qui explique pourquoi les autres enfants la regardent avec des yeux avides, lui tirent parfois les cheveux ou pincent sa peau comme on le ferait d’une curiosité.



Extrait P73

Sous les paupières du vieux, il y a ses yeux gâtés certes, mais il y surtout, elle en est convaincue, une cachette immense et magique où il entrepose toutes les histoires, les chants de vaches et les trilles d’oiseaux qui coulent de sa bouche du matin au soir.

Chaque fois qu’elle lui demande « mais comment sais-tu tout cela Muzehe ? « il pointe l’index tremblant vers elle et lui dit avec emphase : « J’ai tout rangé ici ! Ton Muzehe a peut-être perdu la vue, ma petite, mais il garde les images et les sons aussi clairs que ta peau de lait ! »

[…]

Le vieux imagine le spectacle que sa petite-fille et lui-même offrent en ce jour d’été : nous sommes le beau et le bon, deux âmes qui se consolent mutuellement d’être déjà ou encore là. A l’aube et au crépuscule de la vie, la même fragilité irisée.


Extrait P 121

Sa première paire de chaussures. Des sandales en cuir, un peu trop grandes, qui la firent souffrir de douleur et de honte, à cause de la démarche en canard qu’elles provoquèrent. Ses chaussures venaient de loin, une terre peuplée d’hommes et de femmes à la peau de gecko comme celles qui géraient l’Institut de Save, qui veillaient tous les soirs à fermer le portail à double tour pour que leurs petites résidentes ne prennent pas la clé des champs.

Les premiers jours, Astrida évitait de jouer avec les autres enfants. Elle se déplaçait uniquement quand on la forçait, le dortoir, la classe, le réfectoire, les latrines. A pas hésitants, les lanières lacéraient sa peau au niveau des tendons d’Achille. La nuit venue, elle pleurait, les pieds endoloris, l’âme lacérée. Une grande fille, qu’on lui avait désignée comme marraine, prit l’habitude de venir lui appliquer du beurre de baratte sur les parties rougies, boursouflées. Elle lui chuchotait pour ne pas être repérée hors de son lit après l’extinction des feux : « Ne t’inquiète pas, ça va guérir, tu vas apprendre. »

Pour l’enfant, l’entrée dans le monde de Save s’était fait sous le joug d’une double orthopédie, sociale et physique. Plus tard, elle couvrirait d’affection les nouvelles arrivées, considérées par les sœurs comme des sauvageonnes à sauver, forcées comme elle de se mettre littéralement au pas de la civilisation. Une fois adulte, elle refuserait catégoriquement de porter des sandales à lanières de cuir, comme si les anciennes cicatrices pouvaient se réveiller à leur seul contact. Le traitement par les chaussures n’avait duré qu’une semaine à Save. Ensuite, pour économiser les souliers, denrée rare dépendant du bon vouloir des bonnes actions européennes, les sœurs laissaient de nouveau les enfants marcher pieds nus. Mais désormais ils étaient avertis de la bonne marche du progrès, qui passait par des corps redressés. Les sandales étaient soigneusement rangées dans l’armoire et ne ressortaient que pour aller à l’église le dimanche ainsi que pour les grandes occasions : quand les bienfaitrices blanches venaient visiter l’institut ou pour la Saint-Nicolas.


Extrait P144

Mais les oncles ont dit qu’elle devait rejoindre ses semblables. Et la mère s’y est résolue. « Elle a sept ans maintenant. Il faut l’instruire et toi tu dois te marier. » ont-ils expliqué, présentant les deux choses comme indissociables. Pour chacune une injonction d’avenir inéluctable, mais qui requiert leur séparation. Les oncles ont dit, prenant un air désolé qu’elle ne leur connaissait pas, que de toute façon ils n’avaient pas le choix, que l’ordre était venu des chefs blancs et porté par le géniteur jusque-là absent. Aucun de leurs bâtards ne devait continuer à vivre sur les collines avec les indigènes. Elle avait appris en une phrase, courte et dure comme une gifle, qu’elle était une bâtarde et que vivre avec les indigènes était dévalorisé par les Blancs, même quand on était né d’un ventre noir.

Ce matin, elle va aller dans cet endroit dont lui a parlé la mère, une grande maison peuplée d’enfants pâles comme elle, rassemblés là par des femmes blanches venues de loin, au-delà des collines et des lacs.


Extrait P176

« Voici le réfectoire. Ici nous mangeons trois fois par jour. Chacun a sa place qui reste la même toute l’année. Ça, ce sont des couverts, on n’a pas le droit de manger avec les mains, je t’apprendrai ne t’inquiète pas. Chaque enfant a une assiette et un gobelet en aluminium marqué de son nom. Tu vas aller à l’école, « ishuli », pour apprendre la langue des Belges et aussi à écrire et à lire. »

Consolée montre à Astrida le dos d’une gamelle où apparaissent d’étranges tracés qu’elle déchiffre aisément.

La grappe de curieuses qui les suit rit nerveusement devant les yeux ébahis de l’enfant. Astrida rentre la tête dans son cou, soudain honteuse. Elle pose convulsivement ses mains sur tout, bouleversée par tant d’improbable, d’inimaginé.


Extrait P192

- Baay. C’est quoi ton travail ? Tu ne fabriques pas de voiture à l’usine Ford, hein ? Je le sais. C’est quoi que tu fais réellement tous les jours et toutes les nuits ? Pourquoi tu sens la nourriture des Blancs quand tu rentres au lieu d’avoir des bras musclés et les doigts tâchés comme le père de Nour ? Pourquoi tu ne portes pas une salopette bleue pleine de cambouis comme les autres ?

Il a lâché ma main. Soupiré. Ça n’était pas de la honte, ni du dépit. Un agacement. L’enfant, là, tu lui offres un vrai appartement à Lafrance et elle te pose encore des questions impertinentes. Ma mère m’avait entendue, elle n’osait bouger, figée au milieu du salon vide où nos voix résonnaient démesurément. Mon père est sorti en lui disant « parle à ta fille ».

- Comment oses-tu ? Tu es ingrate et irrespectueuse.

Elle ne m’a jamais frappée, Amy. Elle ne portait jamais la main sur nous. Elle nous tenait avec son terrible regard de désapprobation suivi d’un interminable silence glacial. Pour la première et la dernière fois j’ai soutenu ce regard, têtue, blessée.

Elle a dû comprendre, s’est assise en tailleur à mes côtés, à même le sol en linoléum gris. Depuis une des chambres nous parvenait le bruit des pieds de mon frère qui découvrait la possibilité d’avoir de l’espace, de courir à l‘intérieur d’une pièce sans se heurter aux murs, aux lits, aux gens.

- Ton père a deux boulots, Ramata. A Ford, il est cuisinier et le soir il travaille dans un restaurant. Il lave les assiettes et le sol. C’est tout ce qu’il a trouvé en arrivant... Il n’y a pas de métier honteux ma fille, il fait ça pour toi et ton frère, pour que vous puissiez avoir une bonne vie, aller à l’école plus longtemps que lui. Cuisinier c’est aussi bien payé qu’ouvrier tu sais et en plus c’est moins dangereux. Moi je préfère qu’il fasse un travail de femme plutôt qu’il perde une main dans une machine.

J’ai cru voir des larmes dans ses yeux avant que la désapprobation n’y refasse surface, telle un cadavre de noyé. Elle s’est levée et nous a demandé de sortir.

Nous n’en avons plus jamais reparlé. Ni avec mon Baay, ni avec Amy.

Il allait me falloir de nombreuses années avant d’accepter cette première supercherie de la vie. Mon père avait été un grand mécanicien qui conduisait souvent les voitures de son patron à Dakar, qui faisait l’admiration de sa famille, la mienne surtout. Désormais, il lavait le sol, épluchait des patates et ne conduisait plus rien d’autre que des serpillières et des éponges. Pour quoi ? Pour une vie dans le froid et la pluie, au milieu des rats ? Pour une école où la plupart des autres enfants me traitaient avec dédain ou hostilité ? Ceux qui me laissaient de côté pour les jeux, ceux qui me criaient « retourne dans ta brousse boule de suif ! » valaient-ils la peine de tant d’efforts, d’un si long voyage loin de soi ? J’avais essayé de me faire toute petite, je m’étais tue pour qu’on ne me remarque pas mais les autres ne voyaient que moi, tiraient sur mes nattes, me bousculaient. Bien sûr, toutes les filles n’étaient pas ainsi, mais c’était la meute qui décidait toujours, à la fin. Les trois premières années avaient été terribles. Sans la présence de Nour, elle aussi en butte aux rejets quoique moins différente d’eux que moi par sa peau, par ses cheveux, je me serais effondrée. C’était pour cette vie-là que nous avions abandonné le soleil et les mangues si juteuses de notre concession à Ouakam ?


Extrait P 241

J’ai sursauté. Pourquoi me parlait-elle de ça à propos d’Astrida ?

- De quoi parles-tu ? Ecoute peut-être que Mme Papailiaki est un produit de la colonisation, mais je ne suis pas d’accord avec cette mode de tout ramener au passé lointain. Il faut apprendre à tourner la page, Ines ! Et puis ne va pas confondre notre parcours avec celui de cette femme, ni même avec celui de nos parents. Tes grands-pères sont venus dans ce pays de leur plein gré, c’étaient des hommes libres et décolonisés qui ont quitté l’Algérie et le Sénégal pour chercher une meilleure vie. On leur a donné leur chance ici, non ? Ils ont pu travailler jusqu’à la fin de leur vie et tous leurs enfants ont été scolarisés gratuitement, tu m’entends, gratuitement grâce à l’école publique française. Mes sœurs, mon frère et moi avons tous un minimum bac+5. Lafrance – et en disant cela je réalisais que ressurgissait le mot de son enfance, comme une prière ou une comptine qui serait restée tapie dans ma mémoire toutes ces années – nous a donné notre chance. On a tous réussi, bien mieux que si nos pères étaient restés au bled. Tes histoires de colonisation et d’esclavage, c’est du passé, il faut pardonner sinon on ne va jamais avancer. Il faut tourner la page.

Elle m’a laissé parler avec un petit air moqueur, comme on considère les raisonnements immatures d’un enfant.

- Tourner une page, je veux bien mais après l’avoir écrite. Elle est blanche ta page, il n’y a rien dessus ou si peu ou si mal. L’histoire des vainqueurs, les Lumières, la découverte de terres sauvages par des aventuriers, les bienfaits de la colonisation blablabla… La religion de l’amnésie, c’est bien ton truc ça. Vous avez tous réussi votre vie, c’est clair ! C’est pour ça que tu as dû te faire licencier pour inaptitude. Toi inapte ? Toi le bourreau de travail qui faisait passer tes dossiers avant ta famille, qui a tant sacrifié – tes cheveux, ton sommeil, ton identité – pour gagner la respectabilité de ces gens qui à la première faille t’ont mise au placard puis à la poubelle ? Wéééé, elle me fait pas envie ta réussite, maman, ta Lafrance là c’est un beau mirage. Les tatas l’ont bien compris, elles se sont cassées bien loin pour accomplir leur destin. Et tonton lui c’est comme papa, ils savent tous les deux que le seul créneau vraiment viable est la niche communautaire ! Professeur islamologiste et pompe funambuliste pour macchabées musulmans. Ils ne prennent la place de personne, on leur fout la paix parce qu’ils ne sont pas barbus, et voilà ! Mais toi, tu as voulu faire comme si de rien n’était, en mode abracadabra ma couleur n’est pas là ! Ben voilà où ça t’a menée. Ils ont fait de toi une bouffonne, maman ! Je croyais que tu avais compris ça depuis que tu t’occupais de la vieille dame à l’Ehpad.

[…]


Ines n’a pas poussé plus loin l’argumentation. Je voyais bien qu’elle m’avait conservé une certaine affection, accrue depuis ma maladie ; elle me savait fragile et espérait sans doute que cette faiblesse finirait par m’ouvrir à ses arguments. De mon côté, j’avais fini par abandonner toute velléité de lui faire retirer son foulard, non que j’approuve son choix mais que j’en reconnaisse la sincérité.

Nous nous sommes dit « bonne nuit » sur la pointe des pieds, comme on marche sur des œufs, désireuses de ne pas laisser nos différends nous séparer à nouveau.


Extrait P 350

Je prends enfin le temps d’écouter ses arguments, qu’elle a bien élaborés, je réalise que derrière sa révolte brute ma fille a développé une connaissance pointue de l’Histoire et des mécanismes sociaux qui sous-tendent le racisme aujourd’hui. Elle me fait tellement penser à son père autrefois. Trente ans plus tard, nous en sommes encore là.

J’aimerais croire en cette génération, je ne parviens qu’à m’inquiéter pour elle. Avoir peur, voilà bien tout ce que je sais faire ! J’aimerais lui dire qu’il y a quelque chose de la nature humaine qui échappera toujours au projet de fraternité universelle. Je l’entends déjà me démontrer même le mot de fraternité par ce qu’il a d’excluant, de machiste.

Je ne lui ai jamais raconté le rejet de nos deux familles quand son père et moi avions annoncé notre projet de nous marier. Ce racisme-là, entre Arabes et Noirs, dont on ne parle jamais. Nous étions tous musulmans, tous immigrés et pauvres de surcroît, nous menions la même vie dans une banlieue populeuse de Bordeaux, nos pères fréquentaient la même salle de prière le vendredi, nos frères et sœurs mangeaient à la même cantine des repas non halal sans moufter. Et pourtant.


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