top of page
  • Photo du rédacteurdeslivresetmoi72

Pour Luky - Aurélien Delsaux


C’est un roman que j’ai reçu, envoyé par les éditions Notabilia par l’intermédiaire de Babelio. Honnêtement, ce n’est pas un livre vers lequel je serais allée spontanément, ne connaissant ni l’auteur, ni cette maison d’édition et n’ayant pas du tout entendu parler de ce roman. A vrai dire, j’ai même commencé à le lire sans grand enthousiasme, peu inspirée par la couverture et la présentation au dos…

Mais, finalement, j’ai découvert un grand et beau roman, j’ai été vraiment surprise et conquise et je l’ai déjà recommandé à plusieurs amis grands lecteurs ! Alors, pourquoi ce revirement ?

Ce n’est pas tellement l’histoire, mais plutôt le style très personnel de l’auteur : je n’avais rien lui de tel !

Aurélien Delsaux écrit dans une langue réinventée, à la syntaxe parfois surprenante, alternant des phrases très littéraires, poétiques et des expressions plus prosaïques, voire argotiques, empruntant des formules au langage de ces jeunes de banlieue qui sont au cœur de son roman. Là aussi, dans sa façon de parler de ces trois ados et de leur vie dans la cité des Renarts, banlieue de Saint-Roch, l’auteur touche juste avec un mélange de tendresse et de réalisme : il ne tombe jamais dans la caricature. On sent une véritable sympathie de la part de l’auteur pour l’adolescence dans ce qu’elle a de fragile et de fondateur. Certes, ces jeunes sont tourmentés, un peu désœuvrés, ils font parfois des bêtises mais on perçoit surtout leurs doutes, leur sensibilité, leur amitié, leurs valeurs et leur envie de bâtir un avenir meilleur.

Luky, Abdoul et Diego ont 14 ans et sont en troisième dans leur collège. Amis, ils vivent au fil du livre une année scolaire, des derniers jours du mois d’août au début des vacances d’été suivantes : les cours, les profs, les « embrouilles » entre eux ou avec les autres, les questionnements sur l’orientation, les familles, les filles et les premiers émois amoureux.

Le personnage principal Luky, est le plus sensible et le plus « fragile » des trois garçons, plein de doutes. Perturbé par le décès de son grand-père adoré, il dit entendre des voix, ça l’inquiète et souvent on pense qu’il pourrait basculer dans la folie. Il vit seul avec sa mère qu’il appelle Mother, n’a pas de projet d’avenir, ne sait pas quoi répondre à tous ceux qui lui demandent quel est son projet personnel, ce qu’il veut faire « plus tard ». Abdoul, c’est le « penseur », le sage, le raisonnable de la bande, le plus stable, leur voix de la raison ! Diego, c’est un peu le « chien fou » de la bande, un peu provocateur, un peu tête brûlée, avide d’expériences et de sensations.



Extrait P 13

Au début y en a qu’une qu’il entend. Une très jolie, très douce, et hachée, et folle aussi. Mais gentille.

Après ça a augmenté.

Après elles ont été plusieurs. Nombreuses.

C’est des choses étranges qu’elles disent, des choses que personne pourrait lui dire en vrai, des choses qu’il aime bien.

Pendant les cinq années qui passent après, là, ce qu’il entend dans lui il en parle à personne. Il se demande si les voix, ça lui est pas arrivé juste parce qu’il a tenté de toucher pépé mort. Ou même juste parce qu’il a vu son premier vrai mort. Parfois il croit que ça le fait à tout le monde, à tous ceux qui ont vu leur premier vrai mort. Mais que personne en parle.

Pour ça qu’il en parle pas non plus.

Plein de questions grandissent et l’obsèdent. Sur ce que ça dit, ce qu’elels disent. Pourquoi ça dit. Pourquoi ça dans lui. Pourquoi elels sont là, pourquoi elles l’ont choisi.

Il grandit avec.

Il dit rien.

Ça va.



Extrait p 43

Y a le centre départemental pour mineurs Les Tailleurs, et aussi les immenses bâtiments (l’ancien séminaire) des Orphelins d’Auteuil ; derrière leurs petits immeubles.

Toutes les enfances que personne veut elles sont là autour : tu sens le malheur, comme un produit, toujours prêt à t’assommer, comme un médoc pourri, un mauvais tranquillisant, une sale clope.

Eux trois ça les concerne pas trop.

Juste ça les cerne.

Juste, le malheur, d’eux : il pourrait faire ce qu’il veut.

Y a quand même quelques magasins, la laverie automatique pour les bagnoles, un cabinet comptable, l’animalerie. Faudrait pas voir que le mauvais côté des choses non plus.



Extrait P 78

Les étoiles, il les regarda longtemps tourner au-dessus de sa tête, autour de lui, comme s’il était la seule étoile fixe, tombée sur la Terre. Ça crépite silencieusement au-dessus de lui, comme des grillons célestes, muets, magiques, ça dégouline en lentes flèches d’or venues du fond des temps, jusque sur son front. C’est un éparpillement dense et merveilleux, confettis immobiles, éternels, d’une fête sombre et secrète, c’est une couronne infinie sur sa solitude.

C’est pour lui, rien que pour lui.



Extrait P 111

Ecoute bien Ne fais pas ton timide avec nous Vas-y Exprime-toi Il est interdit de fumer ici Tu as pensé à ton avenir Attends Bouge-toi un peu Tu devrais faire du sport N’oublie jamais de mettre une capote T’as quoi dans la tête Tu peux articuler On dit bonjour monsieur C’est pas possible On dit je vous prie de bien vouloir m’excuser tu peux pas continuer comme ça Tu pourrais y mettre un peu du tien Tu dois prendre les choses en main Tu dois absolument redresser la barre Notez vos devoirs pour demain Pour votre santé évitez de manger trop gras trop sucré trop salé Franchement tu peux faire mieux Tu pourrais essayer au moins Travaille Il faut travailler Silence Si seulement tu travaillais un peu Pourquoi tu oublies toujours tout ce qu’on te dit il te faut minimum huit heures de sommeil tu te reposes un peu trop tout le temps Il te faudra bien un métier plus tard Tu comptes bien gagner ta vie quand même arrête de rêver Pourquoi t’as pas un peu plus d’ambition Sois plus attentif s’il te plaît C’est pas comme ça que tu t’en sortiras Lis Relis Révise au moins une fois de temps en temps Mais écoute Fais juste un effort Il serait grand temps d’avoir un projet tu t’es brossé les dents Tu as essuyé la table Tu as vidé la machine Tu ne t’en donnes pas les moyens Patiente un peu Tiens-toi tranquille Ne te balance pas sur ta chaise Tu comptes faire quoi Mets déjà le couvert Tiens-toi droit Tu comptes sur qui Dans la vie on ne fait pas ce qu’on veut Est-ce que tu as envie d’être autonome un jour Il serait grand temps d’être un peu indépendant Ecoute on t’a dit Tu n’as pas le droit d’échouer Tu n’as plus le droit à l’erreur Calme-toi Ne me parle pas sur ce ton Mais parle Tais-toi Dors Lève-toi Lave-toi Dépêche-toi Tu vas encore être en retard Ferme la porte derrière toi s’il te plaît Un peu de calme s’il te plaît Achète ça Ne pousse pas le bouchon trop loin Un peu de patience jeune homme Arrêt Cet accès ne vous est pas autorisé Fais nous confiance Tu devrais réfléchir un peu C’est vraiment pour ton bien Ecoute-nous c’est tout Mais écoute quand on te parle C’est pour toi qu’on dit ça Ecoute-nous vraiment Silence Pourquoi tu ne suis jamais aucun conseil Stop Ca suffit les conneries Ecoute on t’a dit On dirait vraiment que rien t’intéresse Quand est-ce que tu vas te réveiller Ton problème c’est que tu n’as pas envie de réussir Je suis sûr qu’au fond de toi tu as envie de réussir Mon pauvre mais qu’est-ce que tu vas devenir Quand est-ce que tu va s commencer à faire le début du quart du commencement de ce qu’on te dit Tu comptes te gâcher la vie ou quoi Demain ça t’effraie pas à ce que je vois Tu pourrais t’angoisser un tout petit peu On s’inquiète pour toi Il suffirait pourtant que tu nous écoutes Arrête un peu de t’écouter Tu t’écoutes trop Tu te laisses aller Tu vas dans le mur Je serais toi je serais catastrophé Remue-toi Regarde Tu cours droit à l’échec Ressaisis-toi Mais écoute bon sang Après ce sera trop tard Ce sera bientôt fichu pour toi Tu pourras pas t’en sortir Où tu vas comme ça



Extrait P 155

Luky il disait juste ça, ou rien. Il osait rien leur raconter d’autre. Diego avait dit à Abdoul Chuis sûr il va encore nous dire y a des voix, il va mythonner méchant. Mais Abdoul a dit Fous-lui la paix, laisse-le tranquille avec ça, c’est son problème, c’est son truc.

Luky a jamais trouvé le moyen de leur parler du gars. Il se disait Si jamais j’le r’croise, si jamais chais qui c’est, j’leur dirai. J’leur présent’rai même. J’lui présent’rai mes potes.

Quand même Diego, Abdoul, y a des moments ils avaient carrément l’impression de perdre Luky. Ils le voyaient plus, ils savaient pas où il était. Ou bien il était pas là. Caché dans lui, perdu tout au fond de sa tête.



Extrait P 175

Il tournait en rond dans sa chambre.

En vrai il a trouvé aucun poème qui dise l’amour comme il pense qu’est l’amour. Comme il le sent. Ça se trouve y a pas d’mots

Il en a appris un par cœur, qui dit quelque chose de lui, qu’il adore. Mais c’est pas ça. Il a envie d’en apprendre d’autres aussi. Mais c’est jamais ça.

Peut-être il est pas dans ce bouquin-là, mais il existe quelque part. Peut-être il est caché. Peut-être personne l’a encore trouvé. Peut-être il est pas encore écrit, il faut l’écrire. C’est pas ça qu’elle a dit Vigne ? C’est pour ça qu’on se met à écrire, elle a dit : retrouver le poème caché, les mots qu’existent pas encore.



Extrait P 229

Le prof a fini par répondre, la regardait droit, pas méchant : triste, mais pas triste pour lui, triste pour elle, genre condoléances. Il a avalé sa salive.

Non, je ne suis pas juif, je pleure juste parce que je suis français, n’est-ce pas, quand comme ça si horriblement on meurt en France je pleure, quand on meurt en France comme ça sous des mains françaises je pleure, je pleure, et alors oui je suis juif, je suis juif ou autre chose, ou tout ce que vous voulez, alors je suis de ceux qui meurent parce que je suis français, vous comprenez, n’est-ce pas, j’espère que vous comprenez, il faut absolument que vous compreniez ça.

Sa phrase longue elle a atterri avec une voix vraiment douce et tremblante, de nouveau c’était plus le prof qui parlait, c’était comme un secret super important, c’était comme un bout du cœur intime de sa vie qu’il leur confiait.

Il les a tous regardés.

Je suis sûr que vous comprenez.

Selima savait plus où se foutre, Léonie non plus, et aucun élève en fait. On sentait que la classe voulait maintenant juste prendre le prof dans ses bras.

Un enfant qui meurt est un enfant qui meurt, il a dit. C’est un vers d’une chanson, vous savez ? Mais personne savait, personne connaissait la chanson, il a pas osé chanter, il pouvait pas, ses yeux seraient redevenus deux grosses gouttes d’eau.

Il a attendu un peu. Là, Selima a rien dit.

C’était y a pas un siècle, et déjà ça recommence, vous comprenez, n’est-ce pas ?

Un long silence, mais un peu, un tout petit peu plus chaud, un silence un peu, un tout petit peu plus humain, un petit peu plus un silence d’homme, ils ont senti ça autour d’eux.

4 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page