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Quand tu écouteras cette chanson - Lola Lafon


J’avais déjà entendu parler de Lola Lafon, en particulier pour La petite communiste qui ne souriait jamais, mais je n’avais finalement pas lu ce livre… Je le ferai certainement à l’avenir. J’avais aussi repéré Quand tu écouteras cette chanson après en avoir lu des chroniques élogieuses, mais je n’avais pas encore eu l’occasion de le découvrir jusqu’à maintenant. Il m’a été recommandé et prêté par une amie.

Dans ce récit, Lola Lafon raconte son séjour d’une nuit dans le Musée Anne Frank, plus précisément dans l’Annexe qui fut le refuse de la famille Frank. Elle nous livre ses réflexions pendant cette nuit si particulière et tout ce que ce lieu et la vie d’Anne Frank suscitent en elle au regard de son histoire personnelle et familiale, puisque ses grands-parents ont aussi dû fuir les pogroms et se réfugier en France pour fuir l’antisémitisme. Elle témoigne des stigmates laissés par ces épreuves sur les générations d’après, et ses propos personnels ont une portée universelle, et très actuelle au regard des guerres récentes qui montrent que les hommes ne réussissent pas à tirer des leçons du passé… Ce récit m’a vraiment touchée, et j’ai relevé de très nombreux passages. Il m’a aussi donné envie de relire Le Journal d’Anne Frank, avec un autre regard…

 

Extrait P 10

Anne Frank, que le monde connaît tant qu’il n’en sait pas grand-chose. Une image, celle d’une pâle jeune fille aux cheveux sagement retenus d’une barrette, assise à son petit secrétaire, un stylo à la main. Un symbole mais de quoi ? De l’adolescence ?  De la Shoah ? De l’écriture ?

Comment l’appeler, son célèbre journal, que tous les écoliers ont lu et dont aucun adulte ne se souvient vraiment ? Est-ce un témoignage, un testament, une œuvre ? Celle d’une adolescente enfermée pour ne pas mourir, dont les mots ne tiennent pas en place.

Celle d’une jeune fille, qui n’aura pour tout voyage qu’un escalier à monter et descendre, moins d’une quarantaine de mètres carrés à arpenter, sept-cent-soixante jours durant.

 

Extrait P 30

Si elle a commencé à écrire sans intention de se faire lire le 12 juin 1942, à compter du mois de mars 1944, elle dit « je », mais elle commence à penser à nous. Elle en est persuadée, son texte saura trouver le futur, il viendra nous chercher ; aujourd’hui, il est venu me chercher.

Comment l’appeler, ce récit que je ne me décide pas à relire avant ma nuit dans l’Annexe ? Ce livre est un décompte auquel nous assistons. Nous en redoutons l’issue, nous savons qu’après le 4 août, date de l’arrestation des Frank, il n’y aura plus de mots. Ce livre, nous en connaissons la fin ; l’autrice, elle, l’ignore.

 

Extrait P 34

S’habitue-t-on à être en danger ?

La peur est-elle un envahissement brutal, semblable à un courant d’arrachement, cette force qui entraîne au large contre laquelle on ne peut lutter, ou la peur se dilue-t-elle dans les jours qui passent, et on finit par s’y faire, à la peur ?

 

Extrait P 37

 

Quelques semaines avant de partir à Amsterdam, je lis, comme je le fais toujours avant de me lancer. Cet amoncellement de petits savoirs – une approche timide du « sujet » - est mon préliminaire amoureux. C’est aussi une façon de repousser la plongée dans l’écriture, d’attendre que celle-ci soit impérative.

Je lis comme on trace un cercle autour d’un point, sans m’en approcher. Je lis comme on se prépare à entrer dans un labyrinthe.

 

Extrait P 39

Plutôt que savoir, il faudrait dire que je connais cette histoire, qui est aussi celle de ma famille. Savoir impliquerait qu’on me l’ait racontée, transmise. Mais une histoire à laquelle il manque des paragraphes entiers ne peut être racontée. Et l’histoire que je connais est un récit troué de silences, dont la troisième génération après la Shoah, la mienne, a hérité.

Nos arbres généalogiques ont été arrachés, brûlés, calcinés. Le récit s’est interrompu.

Les mots se sont révélés impuissants, se sont éclipsés de ces familles-là, de ma famille. L’histoire qu’on ne dit pas tourne en rond, jamais ponctuée, jamais achevée.

Elles sont en lambeaux, ces lignées hantées de trop de disparus, dont on ne sait pas comment ils ont péri. Gazés, brûlés ou jetés, nus, dans un charnier, privés à jamais de sépulture. On ne pourra pas leur rendre hommage. On ne pourra pas clore ce chapitre.

 

Extrait P 43

L’histoire des juifs d’Europe centrale, je m’en suis écartée à l’adolescence. J’ai tourné le dos à l’abîme. Je ne voulais pas entendre, pas savoir. Leurs cauchemars ne seraient pas les miens. Ce que je souhaitais, c’était faire partie d’une famille normale. Qui ne soit  le sujet d’aucun livre d’histoire, qui ne suscite ni pitié, ni haine.

Au collège, je les adorais, celles qui arboraient une croix dorée autour du cou. Elles étaient merveilleusement normales. Leur insouciance me subjuguait, cette nonchalance lorsqu’elles évoquaient les cours de catéchisme, leur communion à venir. Au lycée, j’enviais tous ceux issus de familles à la généalogie paisible ; on y mourait banalement, de maladie ou de vieillesse. Je tombais amoureuse de femmes dont la famille était si nombreuse qu’il fallait louer une maison pour se réunir à Noël.

Les buffets décorés de photos anciennes me fascinaient, n’importe quelle trace d’un passé transmis : des nappes, des recettes héritées d’une arrière-grand-mère. Les échanges convenus de fin de repas, où l’on commentait les ressemblances entre les générations, me mettaient mal à l’aise. Je ne savais pas à qui je ressemblais. Mes grands-parents n’avaient plus de photo de leurs frères et sœurs, ces adolescents russes, polonais, morts de froid, de faim, d’épuisement, dans les convois qui les menaient au camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau et dans le camp lui-même.

 

Extrait P 68

« On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas » : cette phrase est un slogan, que le flot d’informations qui nous submerge a rendu obsolète. Nous savons. Nous avons vu les images de tous les massacres, nous avons assisté à tous les conflits, comme à un spectacle.

On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas ; on pourra dire qu’on ne savait pas que faire de ce qu’on savait. On pourra dire l’impuissance qui nous saisit, qui nous écrase, plus on sait et moins on peut. Ce dont on est témoin est semblable à une question qui nous serait adressée. Nous pouvons choisir de l’ignorer.

Je n’ai rien fait, clament les enfants qu’on accuse injustement. Je n’ai rien fait, savent les adultes qui passent leur chemin.

Miep, Jan, Bep, Johannes et Victor savaient les décrets qui frappaient les juifs, ils voyaient quotidiennement, dans les rues d’Amsterdam, se perpétrer des actes antisémites.

Il leur aurait été facile de passer leur chemin : aucun d’entre eux n’était juif. Ils avaient toutes les raisons du monde de passer leur chemin : venir en aide aux juifs était passible de prison, au minimum. Quand on leur a demandé, après guerre, la raison de leur engagement, ils l’ont expliqué par la négative : ils n’auraient pas pu ne pas faire ce qu’ils ont fait.

[…]

Avait-elle peur ? Constamment. Peur de tomber malade et de ne plus pouvoir subvenir aux besoins des clandestins, peur d’éveiller les soupçons des employés qui, dans l’entreprise, ne savaient pas. Peur, tous les jours, de ne pas trouver de quoi manger et aussi peur d’être dénoncée par des commerçants rendus soupçonneux par la quantité de ses achats. Peur, de ce qui arriverait si elle était arrêtée. Et peur, si les nazis la torturaient, de ne pas supporter la douleur, de tout révéler.

[…]

Il y a de la folie dans l’histoire de l’Annexe, une folle inconscience. Cette belle inconscience des protecteurs qui risquent leur vie pour la famille Frank.

Mais aussi l’inconscience, belle et folle, d’Otto Frank, au moment où il décide d’avoir foi dans la solidarité de Miep Gies. Elles se renvoient la politesse, elles s’entraînent et se répondent, ces belles et folles et immenses inconsciences.

 

Extrait P 79

Pourquoi préférer la solitude de l’écriture, pourquoi consacrer tellement de temps à des vies irréelles mais vraies, à des créatures ni mortes ni vivantes ?

Ecrire n’est pas tout à fait un choix : c’est un aveu d’impuissance. On écrit parce qu’on ne sait par quel autre biais attraper le réel. Vivre, sans l’écriture, me va mal, comme un habit trop lâche dans lequel je m’empêtre. Il faut parfois rétrécir l’espace pour en entendre l’écho.

Pourquoi écrit-on ? Peut-être est-il possible de répondre par la négative : ne pas écrire met à vif toutes les failles, alors on écrit.

[…]

Consentir à me perdre est une étape de l’écriture. Consentir à perdre, aussi. A m’avouer vaincue, battue. Accepter d’abandonner toute tentative de domination sur l’écriture, tout ce que je tenais pour certain. Il faudra avancer dans l’obscurité, à tâtons, trébucher sur des mots qui regimbent, des paragraphes rétifs ; la langue n’est pas un objet inerte dont on se saisit et qu’on plie à sa volonté. C’est elle qui nous transforme, qu’on lise ou qu’on écrive.

 


Extrait P 93

A l’été 1945, Otto Frank reçoit la lettre qui lui confirme la mort de ses deux filles, Miep se résigne à donner les écrits d’Anne Frank à son père.

« Voilà ce que votre fille vous a laissé. »

Des mois durant, il ne peut se résoudre à la lire. Lui qui a juré à Anne que jamais il n’ouvrirait son cahier sans qu’elle l’y autorise. Est-ce la trahir, de le faire, ou est-ce quelque chose qui lui incombe ?

Lorsqu’il parvient enfin à s’y plonger, chacune de ses phrases le bouleverse, la voix de sa fille creuse plus encore la béance de son absence.

 

Extrait P 105

Quelques semaines avant la sortie, la 20th Century Fox organise des projections-tests, à l’issue desquelles le public se plaint d’une fin « trop triste », l’histoire est vraiment « trop dure ».

Les producteurs demandent à Stevens qu’il tourne une autre fin ; il serait préférable de terminer sur « une note d’espoir », afin de susciter « l’identification des spectateurs ».

[…]

Le film, sorti en 1959, sera récompensé par quatre Oscars et distribué dans le monde entier.

Elle triomphe cette « Anne » de fiction, toute de douceur et d’espoir, elle renvoie Anne Frank dans l’ombre de son Annexe.

Si nous sommes tous Anne Frank, il n’y a plus d’Anne Frank.

 

Extrait P 111

Quel étrange humanisme hollywoodien que le nôtre, à nous qui préférons nous souvenir surtout de la « bonté innée des hommes ». Quel cruel optimisme que le nôtre, celui qui, au nom de l’ »espoir », préfère oublier ceci, écrit le vendredi 26 mai 1944 :

« Si nous aussi un jour… non, je n’ai pas le droit de finir cette phrase, je n’arrive pourtant pas à chasser cette question aujourd’hui, au contraire, cette peur que j’ai déjà vécue me revient dans toute son horreur. »

Si Anne Frank ne se donne pas le droit de finir sa phrase, nous avons peut-être le devoir de le faire.

 

Extrait P 135

Lexomil et Temesta, compagnons de route de mes grands-parents, comme de tout leur entourage, ces immigrés russes, polonais, roumains.

On prend quotidiennement son cachet avant de dormir, même si aucun médecin ne l’a prescrit, on en propose aux amis dès qu’ils font montre de tristesse, comme on leur offrirait un chocolat.

L’exil – perdre racine-est un mal dont les symptômes me sont familiers. Je ne peux en témoigner à la façon d’une sociologue ou d’une psychiatre, mais comme petite-fille d’exilés. Je sais les désordres de ceux qui ont dû se défaire de leur prénom, de leur langue, de leur pays, de leur maison, de leurs parents, de leurs désirs. Les survivants et les exilés ne sont pas des héros. Ce sont des épuisés qui font comme si. […]

Ce sont des parents follement inquiets à l’idée de ne pas parvenir à protéger leurs enfants. Ce sont des parents qui les somment de ne pas se faire remarquer, qui leur inculquent l’art de disparaître, de se fondre dans le paysage.

Ce sont des grands-parents follement fiers de la plus minuscule réussite de leurs petits-enfants, de tout ce qui confirmera l’appartenance au pays d’accueil. Des grands-parents qui, lorsqu’on leur récite une banale poésie française en sixième, ont les larmes aux yeux.

 


Extrait P 142

Entre l’âge de treize et vingt ans, j’ai contraint mon corps à la survie. J’ai été atteinte de ce mal, en proie à une faim insatiable d’épreuves.

L’anorexie est un monologue. Qui dit que quelque chose nous dévore, qu’on brûle du désir de vivre. L’anorexie, je crois, est une promesse de fidélité faite à des absents. L’anorexie est, je crois, la langue que parlent celles qui héritent de récits silencieux.

On sera tout entière dans l’abnégation, avide de souffrances tangibles. On s’imposera une très rude discipline quotidienne de privations et d’exercices.

On ne cédera à rien, pas même à ses besoins physiologiques. On chérira la faim, le vide ; les douleurs musculaires et migraineuses seront autant de preuves de vaillance.

On sera en quête d’excellence, d’exceptionnel, tout en sachant que jamais on ne sera à la hauteur de ceux qui nous ont précédée, de leur courage, de leur héroïsme, de leurs chagrins, de leur ravage.

Alors, on s’acharnera à être insauvable. On sera conduite de psychologues en psychologues qui chercheront la cause de cette maladie, qui décréteront qu’on refuse d’être une femme, qu’on refuse de grandir, qu’on refuse d’être vivante. On leur opposera le mutisme. Parce qu’on ne pourra pas dire qu’au contraire, en frôlant la mort, on clame qu’on l’a vaincue.

 

Extrait P 145

Etre juive est un choix dont j’ai imaginé que je disposais, d’une façon lâche et naïve ; dès l’enfance, j’ai été témoin de phrases antisémites. Mais elles ne m’étaient pas directement adressées. Ceux qui les proféraient se sentaient en sécurité avec moi : ils ne pensaient pas que j’étais juive.

Sans doute étais-je loin de correspondre à l’idée qu’ils se faisaient des juifs. Sans doute étais-je trop blonde, trop pâle, le nom de famille de mon père, Lafon, les induisait en erreur, qui faisait écran au nom étranger de ma mère.

« Juive, toi ? mais tu n’as pas l’air » est le compliment qui a très souvent accueilli la révélation de ma judéité. Je n’avais pas l’air.

Et j’ai parfois laissé dire.

 

Ne pas avoir l’air a été la tâche à laquelle se sont employés mes grands-parents, ainsi que ma mère, comme n’importe quels immigrés.

Travailler à se faire invisible. Donner à ses enfants les noms de calendrier chrétien, n’être coupable d’aucun signe « ostentatoire ». S’appliquer à être une « bonne juive » comme on parle de « bons musulmans » : faire honneur au pâté de porc, fêter Noël, rire aux blagues antisémites ou du moins ne pas s’en offusquer. Ne pas trop parler de la Shoah. Passer à autre chose.

 

Extrait P 156

Je ne peux m’empêcher de penser que, peut-être, Anne Frank aurait souri de lire qu’un négationniste affirma, comme preuve ultime de falsification, qu’aucune jeune fille de quinze ans n’aurait été capable de penser et encore moins d’écrire ce qu’il avait lu dans Le Journal : c’était trop intelligent e irrévérencieux, pour une gamine.

 


Extrait P 189

 

Les enfants ont tout le temps du monde, alors ils en font bon usage : ils l’oublient. Le temps n’existe pas, le temps s’incline devant les années qui nous séparent : nous nous hâtons de grandir, tandis que le jeune homme, lui, s’échappe momentanément de sa vie de presque adulte pour redevenir un môme.

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