Ta promesse - Camille Laurens
- deslivresetmoi72
- 1 juin
- 15 min de lecture

J’ai entendu une interview de Camille Laurens dans une émission de France Inter, et aussitôt après j’ai eu envie de découvrir son roman que j’ai acheté dans la foulée… Il a devancé beaucoup de titres en attente dans ma pile de livres à lire et cette lecture m’a happée dès les premières pages. Je me suis tout de suite sentie proche de Claire Lancel, imaginant comment son histoire pourrait aussi m’arriver, ayant pas mal de points communs avec elle.
Quelle est cette histoire ? Celle d’une histoire d’amour toxique entre Gilles, pervers narcissique typique et Claire Lancel, autrice reconnue d’une cinquantaine d’années, amoureuse et sincère qui ne voit rien venir… L’amour qui rend aveugle laisse la relation toxique s’instaurer peu à peu en tissant une toile imperceptible qui se resserre autour de la victime, étape par étape…jusqu’à la trahison de trop qui lui fera ouvrir les yeux, tard, presque trop tard…
L’écriture de Camille Laurens est merveilleusement ciselée : elle excelle à transcrire les subtilités de la relation, du quotidien. Son roman est quasiment un thriller psychologique dont la fin est connue dès le début. Elle passe le reste du livre à remonter le temps pour montrer la mise en place méthodique de l’emprise d’un homme sur une femme, distillant les indices que le lecteur perçoit alors que Claire refuse de les recevoir, voulant croire plus que tout à sa plus belle histoire d’amour !
Ce thème du pervers narcissique a été déjà bien décrit, voire surexploité ces derniers temps dans les médias, romans, films…mais la force de ce livre, c’est de ne pas sombrer dans la caricature, de montrer comment, malgré tout ce qu’elle sait, malgré son expérience de la vie et de relations amoureuses précédentes, malgré son intelligence émotionnelle et intuitive, malgré son analyse très fine de la psychologie de ses proches, Claire se retrouve victime de son prédateur ! C’est qu’on se dit souvent, qu’à sa place non plus, on ne se serait peut-être pas méfié, qu’on aurait trouvé les mêmes excuses qu’elle pour expliquer les indices pourtant très présents et concordants.
Une autre grande qualité de ce livre est de rester lumineux, de ne pas sombrer dans la victimisation à outrance, ce qui est très rare sur ce thème.
J’ai adoré cette lecture et je m’empresse de la recommander activement autour de moi !
Extrait n°1
Il me faut revenir au commencement, à présent. Peut-être que dans toute chose qui commence se trouve sa fin, du reste, qu’elle est toujours déjà là. On peut le penser de beaucoup d’histoires, quand on y repense. Pour ce roman, c’est un peu différent. J’ai écrit la fin parce que je n’arrivais pas à le commencer. Pas du tout. Blocage complet, dont je connais la cause. C’est qu’au moment où s’ouvre ce livre, je romps une promesse. Lorsque je l’ai faite, c’est idiot, j’étais sûre que je la tiendrais. Enfin, idiot, je ne sais pas. La moindre des choses, quand on fait une promesse, n’est-ce pas d’y croire ? Ce jour-là, il y a sept ans, nous avions plaisanté sur la question de savoir si on était libéré d’une parole donnée dès l’instant que l’autre ne respectait pas la sienne. Je soutenais que oui, que c’était comme un contrat, un mariage, un bail, que le manquement de l’un annulait l’engagement de l’autre. Lui disait que non, qu’on s’engage envers soi-même – « une promesse est une promesse ».
Extrait n°2
Il prend une inspiration.— Je voudrais que tu me promettes de ne jamais écrire sur moi.Je peux vous dire pourquoi j’ai promis, Maître, oui, bien sûr, je peux vous le dire comme je le lui ai dit. À mes yeux, c’était facile de tenir cette promesse, très facile. Pourquoi ? Parce que les gens heureux n’ont pas d’histoire, voilà pourquoi. Un roman sur lui et moi ? Mais qu’est-ce qu’il aurait raconté ? Les bougies sur les tables, la mer bleue, le bracelet ? Vous parlez ! Au bout de deux pages, les lecteurs se seraient morfondus. Même en remontant le fil jusqu’à notre rencontre, quand il n’était pas encore libre, il n’y avait pas de grain à moudre. Dans les livres, le bonheur lasse tout le monde, moi la première. Pouvez-vous d’ailleurs m’en citer un seul où il ne se passe rien d’autre que le bonheur ? Ça n’existe pas. Le bonheur n’est pas un sujet, à moins d’être menacé. Aucune tension, aucun suspens, zéro conflit ? Intérêt nul. On n’écrit pas sur le bonheur. Il faut écrire noir sur blanc, sinon on ne voit rien. La seule matière de la littérature, c’est le chagrin. Ou la passion, ce qui revient au même, au bout d’un moment. Or moi, sincèrement, depuis le premier jour je ne voyais pas comment cet homme, cette merveille d’homme, pourrait jamais me faire souffrir. L’évidence de l’amour heureux, comment la raconter.
Extrait n°3
On est là
Bla-bla-bla
On dit ce qu’on veut
comme si on faisaitla liste des courses
On coche des cases
à pourvoir
Marie coche-toi-là
Extrait n°4
Tosca, dans l’idéal. Ou Macbeth. L’opéra, dans ma famille, c’était pour les bourgeois. Et pour moi, longtemps ça a été grotesque. La première fois que j’y suis allé, j’avais 25 ans, je me suis tellement mordu les lèvres pour ne pas rire que j’ai eu mal à la bouche pendant huit jours. Mais maintenant, je pense avoir beaucoup à apporter. »J’avais repassé les vidéos plusieurs fois, je voulais le connaître. Un transfuge de classe, avais-je pensé. Mais le décor que je découvrais évoquait plutôt la mise en scène minimaliste d’un opéra contemporain ou une location chic Airbnb. Les livres étaient vrais, cependant, et les partitions annotées. Un cérébral autodidacte, m’étais-je dit. Un intellectuel, comme on disait chez moi autrefois. J’avais longtemps cru qu’il s’agissait d’un compliment, avant de comprendre qu’un intellectuel, c’était quelqu’un qui ne savait rien faire de ses dix doigts, un songe-creux. Mais moi j’aime l’intelligence. Pas la culture ni l’érudition, non, l’intelligence. Les gens qui comprennent ce qui se passe. En eux, autour d’eux. Qui sont capables de créer des liens. L’intelligence, c’est le début de l’amour.
Extrait n°5
Au début, pourtant, j’étais gênée par la rapidité avec laquelle Gilles s’était servi de ces mots-là. Dès les premiers jours, il m’a appelée ma beauté, ma chérie, mon amour, mon cœur, il me disait « je t’aime » pendant l’amour. Il n’utilisait presque jamais mon prénom sans le faire précéder de « ma » – ma Claire. « Et c’est quoi, “ma”, en grammaire ? ironisait Carole quand je lui racontais. L’écrivaine le sait sûrement, si la femme l’ignore. C’est un adjectif possessif. Pos-ses-sif. » Pour moi qui avais du mal à dire ne serait-ce que son prénom, c’était étrange.
Extrait n°6
Elle était partagée entre agacement et acceptation de la vacuité masculine. Les hommes utilisent moins de mots que nous, c’est connu. Dans la conversation courante, ils restent à la surface du langage, ils se débarrassent des nuances. C’était le cas de Gilles. Il pouvait disserter brillamment sur le théâtre de Goldoni ou sur un texte de Kleist en VO – il parle au moins cinq langues – sans avoir la moindre capacité d’analyser une situation réelle ou d’exprimer un sentiment autrement que par des phrases toutes faites ou des remarques futiles. « Il se contente de pianoter à l’aveuglette sur le dos des choses », disait Claire.
Extrait n°7
Pour vous dire la vérité, quand je l’ai connu je ne partais pas en vacances, j’étais incapable de m’abonner à quoi que ce soit ou de faire une réservation pour un plaisir personnel. Gilles, lui, aimait le confort et savait créer du bien-être. Je me disais, c’est aussi ça, la vie, j’avais oublié.
Extrait n°8
Nos premières années tiennent en une phrase, à la fin, une phrase de Balzac. Il y a dans la littérature des choses qu’on ne peut pas mieux dire, vous savez, des choses limpides et sans égales, qui touchent juste. Balzac a donc déjà parlé pour moi et vous allez comprendre. Le passé simple a la mélancolie des choses finies mais si je la dis lentement, si je l’articule, vous n’aurez plus aucune question, j’en suis sûre, tout sera transparent. C’est dans La Femme abandonnée – le titre vous fait sourire, d’accord, bien sûr :« Ils furent heureux comme nous rêvons tous de l’être. »Voilà, c’est tout ce que je veux vous faire comprendre, en dépit de la suite :Nous fûmes heureux comme vous rêvez tous de l’être.
Mais vous ? Vous, que pouvez-vous dire pour éclairer l’affaire ? La lire un peu différemment, dès le départ. N’y avait-il pas des indices, des détails dont vous pourriez vous souvenir, dès le début ? Cela nous aiderait.— Est-ce qu’il y a eu des signes ? Oui, si vous y tenez, et même dès le début, mais des signes de quoi ? Les signes sont rarement lus, le plus souvent on les relit. Pour déchiffrer, il faut savoir que c’est chiffré. J’avais bien remarqué certains détails qui ne me plaisaient pas, je vous en ai cité quelques-uns. Je n’irais pas jusqu’à dire des alertes.
Extrait n°9
Du moins, c’est ce que je croyais, je me pensais forte d’un système d’alerte ultra sophistiqué. Je suis écrivaine, mon métier, mon ministère même, consiste à tout noter – je ne laisse rien passer, enfin j’essayais. Mais c’est aussi ma pratique de ne pas juger – pas avant d’avoir longtemps regardé, écouté, observé, compris – et quand j’ai compris, je ne peux pas juger.
Extrait n°10
Je crois, j’ai toujours cru, à la bonté humaine. C’est peut-être là où je me trompe. Carole avait du mal avec mon indulgence – Carole et sa tolérance zéro. Elle continue à me le dire. Selon elle, je n’ai rien compris, en fait : l’amour est aveugle. Appelez ça du déni ou de la naïveté, si vous voulez, pour moi c’est autre chose. Je ne m’attends pas à ce qu’on me fasse du mal, même si je sais que le mal existe.
Extrait n°11
Ce qui se voyait le plus, s’il faut se souvenir, c’était sa jalousie. Il n’a jamais apprécié que je sorte sans lui, même avec des femmes – il était souvent critique avec mes amies, sur des vétilles, tout en se disant féministe.
Extrait n°12
Faire comme si de rien n’était, voilà. Glisser sur les anicroches. Ne pas gâcher notre splendide entente amoureuse. Ma tolérance était aussi illimitée que ma confiance. Comment vivrait-on ensemble si on ne laissait rien passer ?
Extrait n°13
Au fond, moi, j’ai toujours détesté les voyages, en tout cas ceux qu’on fait en touristes. J’aime les séjours. Je rêve d’habiter, non d’arpenter. Les lieux sont comme les gens : pour les connaître, il faut du temps. En voyage, on traverse dans la largeur des personnes et des paysages qu’on ne peut comprendre que dans le sens de la longueur. Seule la durée donne accès. Sinon, quoi ? Deux ou trois clichés, quelques sensations...
Extrait n°14
Il y a longtemps qu’il est mort, mais vous savez ce qu’on dit : « Souffrir passe. Avoir souffert ne passe pas. »
Extrait n°15
Je ne me voyais pas lui demander de renoncer à son ambition, d’autant que je sentais en lui un début d’amertume, comme on peut en avoir à nos âges, le sentiment d’un déficit de reconnaissance, comme si quelque chose manquait toujours au tableau. Moi je ne vois pas les choses ainsi, remarquez, je sais que ce qui manque manquera toujours. Je me disais aussi qu’il avait besoin de mon admiration, qu’il faisait tout pour la renouveler sans cesse. Secrètement, j’avoue, je n’en suis pas fière, j’ai espéré qu’il n’obtienne pas ce poste. Il y avait plus de soixante candidats. Quand je pense à tout ce qu’un échec aurait évité ! Mais je l’ai soutenu à chaque étape, j’ai joué contre mon camp. D’une certaine façon, je me sentais redevable.
Extrait n°16
Je suis retournée dans ma cellule, je ne m’y trouvais pas si mal, même si j’aurais préféré y être seule. Ma codétenue était soupçonnée d’avoir tué sa mère, elle niait, elle répétait « C’est elle qui m’a tuée » et je ne savais pas si elle souffrait de troubles mentaux ou si elle disait la stricte vérité – les deux sans doute : les fous ne sont-ils pas plus près de la vérité ?
Extrait n°17
Voilà. Ça ne va pas. C’est passager, ne t’en fais pas. J’ai pris rendez-vous avec un psy, j’y vais lundi prochain, je vais régler le problème très vite.
— Quel problème, Gilles ? Dis-moi au moins quel est le problème.
— Justement, c’est pour le savoir que je vais voir un psy. Je le fais pour toi, pour nous. Tu m’as bien dit que faire une analyse t’avait sauvé la vie ? Alors sois contente que je m’y mette aussi, malgré mes réticences. Car tu sais ce que j’en pense.
— Justement : à quoi bon voir un psy si tu n’y crois pas un minimum ? Et puis c’est une entreprise de longue haleine, tu ne vas pas régler “le problème” en trois séances.
— Madame Freud a parlé ! Tu permets que je ne suive pas ton exemple ? En effet, moi je ne compte pas bavasser pendant vingt ans sur papa maman, j’ai autre chose à faire de ma vie. Je n’espère pas découvrir l’Amérique, seulement régler de petites discordances entre nous. Ne t’en mêle pas, s’il te plaît. »Je me suis tue, même si je trouvais difficile de ne pas me mêler de quelque chose dont j’étais partie prenante. Il parlait de nous comme d’un piano désaccordé, alors j’ai gardé espoir en un accordeur miracle.
Extrait n°18
Enfin, j’ai écrit un mail. Je lui exprimais mon désarroi mais rationnellement, si l’on peut dire. Avoir l’air de tout encaisser : ma marque de fabrique. Je ne voulais ni l’effrayer avec un trop-plein de sentiments, ni l’irriter avec des reproches. À chaque phrase, j’anticipais ses réactions, je craignais ses humeurs, je prévenais sa colère, bref c’était un message entièrement terrifié que j’ai trafiqué en un texte parfaitement maîtrisé.
Extrait n°19
Si Claire avait été plus patiente, elle l’aurait récupéré, son bonhomme. D’ailleurs, c’est ce qui s’est passé : il est revenu. Il est juste revenu trop tard, hélas, Claire était déjà devenue folle. — C’est ainsi que vous expliquez les événements ? Ma cliente est devenue folle ? — Oui. En tout cas, c’est ce que je plaiderais, si j’étais vous. Ce qui n’enlève rien à sa culpabilité à lui, on est bien d’accord, hein. Il s’est comporté comme un lâche, un menteur, un abruti. C’est de la bêtise, ok. Mais elle, ça l’a rendue folle. Sauf votre respect, Maître, les femmes tournent vite folles. C’est notre faute, soit. Mais c’est votre, c’est leur folie.
Extrait n°20
Mais quelques semaines plus tard, le ton a changé. Un jour, il m’a appelé, il était en rage. Il m’a expliqué qu’il n’en pouvait plus, que Claire était jalouse de lui, qu’elle le traitait en rival, que son intention de l’écraser était à présent manifeste. Il en avait déjà eu plusieurs fois l’intuition mais là, c’était limpide. « Le masque est tombé », concluait-il.Cela n’avait aucun sens. Qu’est-ce que Claire Lancel, écrivaine reconnue depuis trente ans, pouvait bien avoir à craindre de Gilles Fabian, littérairement ou socialement parlant ? Rien. En revanche, inversez l’énoncé et vous aurez la vérité : c’est lui qui était jaloux, lui qui se sentait en rivalité avec elle, lui qui rêvait de la détruire en avançant masqué. L’inversion typique des sociopathes. Et le délire a continué après leur séparation. Il était convaincu que Claire le dénigrait partout, qu’elle cherchait à entraver sa carrière d’auteur. Il comparait à son avantage leurs qualités stylistiques, se posait en victime d’un sabotage, faisait son Calimero auprès de moi.
Extrait n°21
Vous lui avez parlé de vos soupçons à l’encontre de son compagnon ? — Pas vraiment, et je le regrette. C’est difficile d’avertir quelqu’un qui est amoureux. Il n’écoute pas et il vous en veut. Elle a eu des doutes, parfois, mais son intuition restait floue, comme si elle ne pouvait pas y croire. Elle lui donnait toujours une nouvelle chance. Et puis elle oubliait.
Extrait n°22
Au pire, je me disais que nous aurions du moins, quoi qu’il advînt, la vraie conversation qui me manquait toujours. Je n’avais aucun ressentiment, je vous le jure, aucun esprit de vengeance. Au contraire. Je voulais que notre vie redevienne lisse et belle comme la mer après un coup d’épée dans l’eau. Ou sinon, comprendre, au moins, pour tirer un trait.
Extrait n°23
Dans les moments où je parvenais à la faire parler un peu pour tenter de relancer en elle l’envie d’écrire, elle disait qu’elle n’avait plus de mots, que les mots l’avaient oubliée. Elle était dans le même état de détresse qu’après la mort de son fils : tout lui manquait, jusqu’aux mots pour le dire. Elle s’éprouvait dépossédée de sa langue, abandonnée d’elle. Pire, elle avait intériorisé la phrase que Gilles lui avait dite, à la fin : « Tout ce que tu écris, c’est de la merde », elle la reprenait à son compte comme un constat. J’étais désespéré de voir à ce point persister l’emprise de ce salaud. Il l’avait dépouillée de ce qui la constituait, elle ne pouvait plus écrire je, affirmer sa voix. Je l’ai compris le jour où elle m’a envoyé par mail, sans commentaire, deux phrases d’Adolphe, un de ses livres de chevet – quand Ellénore meurt de chagrin, abandonnée : « Elle voulut pleurer, il n’y avait plus de larmes. Elle voulut parler, il n’y avait plus de mots. » La disparition du pronom traduit la disparition de l’être qui se fond dans l’impersonnel. C’est sublime.
Extrait n°24
Claire mène sa propre instruction. La vraie scène de crime, pour elle, ce n’est pas la maison, c’est le passé, c’est la cervelle du mec ! Elle fouille les moindres recoins, perquisitionne les souvenirs, sonde les fondations. Et à quel prix ! Elle tient plus à la vérité qu’au bonheur. Le cœur de ton film est là, si tu veux faire son portrait.
Extrait n°25
Tu écoutes. D’habitude, tu t’ennuies vite, les autres ne t’intéressent jamais longtemps, encore moins quand ils parlent d’eux, sauf si tu en attends quelque chose. Mais là, tu as de la chance, le sujet te passionne. Tu as un truc avec les pères. Les femmes et leur père, tu creuses volontiers de ce côté-là. Leur mari, aussi, à l’occasion. Enfin, les hommes qui t’ont précédé. Tu veux savoir ce qui n’a pas marché, ce qui manque aux femmes chez les autres hommes. La nature de leur désillusion. D’abord c’est pour faire mieux, ensuite tu feras pire. Tu repères où le bât blesse, puis dans l’aveu de la blessure tu retiens à la fois ce qui peut la panser et ce qui va l’infecter. Tu isoles la plaie à soigner – là où l’instant venu tu porteras le coup de grâce. Sauveur puis bourreau : ton plan de vol, quel que soit le ciel.
Extrait n°26
Tu y as cru autant qu’elle, tu ne laisseras personne dire le contraire. L’amour, c’est quand on y croit. Seul le temps fait obstacle, une peccadille se met dans les rouages et c’en est fini. Dans le temps, rien ne tient, les fétiches sont en carton-pâte. L’amour, c’est tant qu’on y croit.
Un personnage a dit un jour dans une comédie : « L’amour est une sensation qu’on fait passer pour un sentiment. » Mais pour toi, ce n’est ni l’un ni l’autre : tu ne sens rien. Tu as été sidéré le jour où Claire t’a cité étourdiment Benjamin Constant, une phrase qui semblait écrite pour toi, que tu aurais pu dire à propos d’elle : « Je savais que je l’aimais, mais je ne le sentais pas. » Impossible de mieux l’exprimer : tu reconnais l’amour mais tu ne l’éprouves pas. C’est un savoir qui ne t’est jamais passé de l’esprit dans le cœur, ni même dans le corps.
Extrait n°27
Tu n’éprouves pas l’amour mais tu excelles à le prouver.Tu donnes donc à Claire tous les signes de la passion, comme tu lui offres des cadeaux. Tu veux être aimé d’elle. Tu veux qu’elle t’aime à la folie, comme elle n’a jamais aimé. Tu veux cocher toutes les rubriques du formulaire amoureux. Pour sa fille Alice, aussi. Être le père idéal qu’elle a perdu ou qu’elle n’a jamais eu – et pour Claire elle-même, au fond, si déçue par son propre père. Afin qu’elles t’aiment toutes les deux, il te faut incarner l’homme rêvé, celui qui écoute, qui comprend, qui secourt.
Extrait n°28
Et si... et si on se faisait une promesse, dis-tu.On voit le tableau, maintenant. Claire Lancel et Gilles Fabian. L’autobiographe promet de ne jamais écrire sur son amant, le spécialiste de Pinocchio promet de ne jamais trahir son amante. Le début de l’histoire contient sa fin, le serment enserre son mensonge. Qui ils sont, ce qui les anime, ce qu’ils vont devenir : ils ne seront jamais plus près de la vérité que ce soir-là, dans le parfum du mimosa sur les bougies éteintes.
Extrait n°29
Elle est le prix à payer pour que tu vives un peu.Ensuite, tu vas intensifier le pilonnage mortel par lequel tu attaques Claire dans ce qui définit son lien à toi, sa confiance, son besoin de communiquer, sa volonté de donner du sens et de l’harmonie à la vie, tout en l’entrelaçant à ce qu’elle attend. Tu cultives le mensonge, le verbiage, la stratégie destructrice, l’indifférence glaciale. Tu la caresses, tu la complimentes, tu lui dis : « Je te désire. » Tu ignores et tu mimes tout ce qui fait fondre le cœur. Tu enfonces le clou de la malveillance, tu la dénigres, tu sapes sa confiance en elle, en toi. Tu feins de l’écouter, tu lui souris. Tu ne connais que la ruse, la fuite et l’attaque – les lois de la jungle. Tu ne sais ni dialoguer ni apaiser. Tu ne veux ni réparer ni rassurer. Tu l’invites, tu lui fais des cadeaux, tu lui lis des poèmes. Tu l’humilies, tu l’appauvris, tu la jettes aux chiens. Tu lui dis : « Je te respecte. » Tu veux sa mort psychique, sa mort sociale, sa mort tout court. Tu lui dis « Mon amour ». Tu veux qu’elle ne soit rien sans toi, rien avec toi – qu’elle ne soit rien. Tu lui dis : « Je t’admire. » Tu la prends dans tes bras. Elle t’étouffe et tu ne veux pas t’en séparer. Tu poursuis une dynamique funèbre qui allie la cruauté la plus folle à l’attachement le plus fou.Tu l’aimes.La preuve : tu la hais.
Extrait n°30
Maître Niepce, pour la deuxième fois je suis obligé de vous interrompre. Depuis de longues minutes, vous nous racontez un roman – votre cliente vous inspire ! Des histoires abracadabrantes de vol déguisé, d’ordinateur volontairement mis hors d’usage avec intention criminelle, de brimades et d’humiliations verbales incessantes, d’actions machiavéliques destinées, la Cour l’a bien compris, à faire passer M. Fabian pour un dangereux sociopathe. Cependant, vous n’apportez aucune preuve, je dis bien aucune, des exactions matérielles et psychologiques que vous décrivez. L’instruction n’a pas fourni le moindre indice à l’appui de votre thèse, au contraire. Le document que vous invoquez n’a été retrouvé nulle part dans la maison ni ailleurs. Les enquêteurs ont prospecté en vain auprès de tous les établissements susceptibles de l’avoir délivré, et le seul qui a fermé ses portes, l’entreprise Coubard, n’a laissé aucune archive. Vous alléguez que les pervers narcissiques cachés agissent ainsi dans l’ombre, sans traces ni témoins – c’est trop facile, sachant que M. Fabian ne peut pas se justifier de vos suppositions gratuites puisqu’il a perdu en grande partie la mémoire, et l’on sait de quelle façon. Dois-je enfin vous rappeler que dans ce tribunal aujourd’hui, nous jugeons votre cliente, Maître ? M. Fabian est la victime.— Monsieur l’avocat général, les pervers narcissiques existent, c’est une pathologie reconnue, le Dr Schnerb l’a détaillée tout à l’heure. Qu’on ne puisse pas facilement les démasquer, et qu’ils se fassent souvent passer pour la victime fait hélas partie du problème délicat soulevé par cette affaire.
Extrait n°31
Le processus est toujours le même », avait-il expliqué, et tout ce qui rend l’amour unique s’était volatilisé dans cette phrase. Trois étapes : 1) bombardement sentimental, séduction, idéalisation. 2) dénigrement, rabaissement. 3) destruction. Séduire, réduire, détruire. Le sujet pervers s’est construit sur un défaut d’humanité. Anesthésie affective, angoisse face à toute relation interpersonnelle, horreur de l’intimité qu’il feint d’instaurer, haine de l’individualité, absence totale d’identification empathique à l’autre, ignorance de ses souffrances, de ses besoins, acharnement à détruire les liens, aucun scrupule moral. L’abus souvent subi dans l’enfance en fait un abuseur pour qui l’autre est un objet interchangeable qu’il dévitalise et méprise après en avoir évalué les failles. Il n’y a pas de vraie rencontre mais un lien toxique fondé sur le contrôle, la domination, la manipulation, l’instrumentalisation, la haine de l’amour et l’amour de la haine.
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