top of page

J'emporterai le feu - Leila Slimani

  • Photo du rédacteur: deslivresetmoi72
    deslivresetmoi72
  • 7 juil.
  • 10 min de lecture
ree

Troisième et dernier tome de cette saga familiale débutée par la rencontre de Mathilde et Amine à la fin de la seconde guerre mondiale. Le deuxième tome était plus marqué par la période de décolonisation, et sur la vie d’Aicha, fille aînée de Mathilde et Amine.

Dans ce dernier roman, on découvre le destin de la troisième génération de femmes, les petites filles de Mathilde, Mia et Inès. De l’adolescence à l’âge adulte, élevées « à la française » au Maroc, parlant essentiellement français, Leila Slimani dépeint avec vivacité les spécificités de cette double culture et comment leurs origines françaises sont perçues et pointées quand elles sont au Maroc, et comment, à l’inverse, leur culture marocaine engendre aussi préjugés et racisme quand elles vivent en France.

 

C’est aussi l’évolution des mentalités au fil des trois générations, les incompréhensions qui s’installent, les choix incompris et l’éclatement de la famille entre Casablanca, Paris, Londres et New-York

Leila Slimani aborde aussi, en filigrane, la politique intérieure du Maroc face à l’essor de la mondialisation et en montre les contradictions : traditions et conservatisme et désir de modernité, pouvoir et corruption, évolution de la place des femmes. Mehdi, haut fonctionnaire et financier, le père de Mia et Inès, mari d’Aicha en fait les frais et se trouve mis au ban, accusé injustement et emprisonné. Il s’efface littéralement, devenant l’ombre de lui-même, dépressif, dépendant des revenus de sa femme.

 

De mon point de vue, ce dernier tome est le plus réussi, peut-être parce qu’il correspond à l’époque que je connais le mieux, mais je trouve surtout que les personnages y prennent une grande densité. Tous les personnages sont complexes sans être caricaturaux. Globalement, dans les trois tomes, la place et le point de vue des femmes sont prépondérants, et c’est encore plus le cas avec Mia et Inès qui, par leur jeunesse et leur modernité, par leur double culture, abordent des thèmes très actuels : l’identité, la découverte de l’amour et de la sexualité, les relations familiales et les valeurs transmises au fil des générations, le respect des traditions familiales et de désir d’émancipation. Le personnage de leur tante Selma, rebelle, anticonformiste par principe, libérée et volontiers provocatrice pimente leur montre une liberté qu’il faut revendiquer et pour laquelle il faut lutter. Quand elles quittent le Maroc pour étudier en France, elles sont confrontées à une forme de solitude, une perte de repères et du racisme contre lequel elles vont devoir s’affirmer et lutter pour faire leurs preuves et trouver leur place.

 

Extrait page 67

 

Mais Mia était une enfant intelligente, une fillette vive et observatrice, curieuse de la vie des autres. Parfois, le dimanche matin, elle accompagnait sa mère au marché central pour faire les courses. Elle marchait derrière elle, dans les allées ombragées où flottait une odeur d’ordures et de pain chaud. Elle entendait les gens se plaindre. Les oranges étaient chères et n’avaient plus de jus. A la crèmerie, le commerçant n’était plus approvisionné en lait. Des enfants de son âge proposaient de porter leurs paquets. Aïcha refusait. Elle demandait : « Est-ce que tu vas à l’école ? » et le petit garçon, aux cils immenses et au teint jaune, la fixait en riant. Mia comprenait que c’était ça la misère. Tous ces enfants qui erraient dans les rues et que des patrouilles de flics chassaient, les frappant comme on frappe des adultes. Les enfants de blédards que leurs familles avaient perdus. Les petites filles vendues comme bonnes et les bébés que les femmes louaient pour mendier sur les avenues du centre-ville. Les cireurs de chaussures, les garçons de courses qui couraient dans les ruelles pour livrer des colis, ou les apprentis, assis en tailleur dans les soupentes. Mia savait qu’il existait des enfances sans école et sans poupées. Des enfances sans enfance. […] Les Européens disaient parfois : « Le Maroc c’est très beau mais c’est trop pauvre. »

 

Extrait P 72

Mia savait que son père venait de Fès mais elle savait aussi qu’il collectionnait les grands crus – exclusivement des bordeaux. Parfois, il mettait un disque de Jacques Brel et chantait à tue-tête : « Les bourgeois, c’est comme les cochons. Plus ça devient vieux, plus ça devient… » Il se contredisait souvent. Dans ses anecdotes mais aussi dans l’image qu’il offrait de lui-même. Libéral et soudain autoritaire, révolté par les injustices puis appelant à la patience, féministe et écœuré par les femmes. Il était tout le contraire d’Aïcha qui était si facile à lire, si intransigeante, qui ne faisait jamais une promesse sans la tenir. Mia avait du mal à comprendre les leçons que son père tentait de lui enseigner. Il parlait de liberté d’expression, d’égalité des femmes, du droit de chacun à mener sa propre vie. Puis il concluait, le regard dur : « Mais ça ne marche pas comme ça, ici. »

 

Extrait P 111

Tu parles trop, Mehdi, tu ne te méfies pas. Qu’est-ce que c’est que ça de parler de l’évasion des Oufkir devant les filles ? Les enfants ça répète et nous on va avoir des problèmes. Tu crois que les gens ne rapportent pas les plaisanteries que tu fais sur untel ou untel ? et quand tu te vantes d’être le plus brillant et le plus incorruptible ?  Ça les fait rire mais tu verras, rira bien qui rira le dernier, je te l’ai dit, on ne regrette jamais de ne pas en avoir assez dit. Se taire parfois, c’est résister, c’est refuser de se compromettre. Ah oui, bien sûr, moi et ma mentalité de paysanne, ma paranoïa de blédarde, oui, je suis comme mon père et alors ?  Il n’y a pas de quoi avoir honte. Non, quand même, cette fois je vais lui dire, c’est mon anniversaire et je ne veux pas de scandale, je ne veux pas que tu parles à mes amis comme si c’étaient des imbéciles tout ça parce que tu considères que les médecins sont des ploucs vulgaires et impudiques. Mais la vérité c’est que ça t’agace qu’on parle de choses que tu ne comprends pas, tu ne fais aucun effort et depuis quinze ans qu’ils te connaissant tu crois qu’ils n’ont pas remarqué que tu levais les yeux au ciel et que tu faisais la tête comme un enfant exclu d’une conversation d’adultes ? Tu ne supportes pas de ne pas pouvoir donner ton avis et puis ça t’énerve qu’on ait la vie des gens entre nos mains et tu as beau prendre des airs, tu sais que personne, jamais, ne viendra t’embrasser l’épaule comme on me le fait à moi ou à Rachid parce qu’on sauve des vies, nous.

 

Extrait P 152

Amine pensait beaucoup à la guerre ces derniers temps. Quand il marchait entre les allées d’oliviers de la ferme, quand ses nuits étaient trouées d’insomnies ou pendant les interminables dîners où il s’ennuyait auprès de Mathilde, il se replongeait dans ses souvenirs. Il s’y immergeait avec délice, non pour fuir le présent mais parce qu’il était convaincu de ne plus avoir d’avenir. A soixante-treize ans, il était encore un homme vigoureux, capable de marcher plusieurs kilomètres et de lire sans lunettes. Mais il se sentait inutile. « Plus personne n’a besoin de moi », se répétait-il, et la nostalgie l’envahissait. Comme il regrettait cette époque où ils se battaient contre l’humiliation, où ils étaient tout entiers tendus vers un avenir à construire pour leurs enfants. Il aurait tout donné, et surtout sa tranquillité, pour une bataille à mener, des défis à relever.

 

 

Extrait P 170

 Les déshérités. Le mot fit sursauter Amine. La liberté et son flambeau, New York et ses buildings, tout ça c’était bon pour les gens qui n’ont rien. Mais son fils ? Son fils n’était pas de ceux-là. Il ne fuyait ni la guerre ni la famine, ni la pauvreté ni la persécution. Amine ne comprenait pas. Pourquoi Selim était-il parti ? Et pourquoi n’éprouvait-il pas le désir de revenir ? Ceux-là, les immigrants, les malheureux, n’avaient laissé derrière eux que la désolation. Mais son enfant ? Amine lui-même n’avait-il pas été à la hauteur de l’héritage de son père ? Il avait fait son devoir et plutôt que d’être libre il était de quelque part. Il avait retourné la terre, l’avait fait fructifier, il avait souffert et lutté. C’était l’ordre des choses. Tout le monde voulait hériter. Dans les familles, c’était même pour ça qu’on se déchirait, que les frères ne parlaient plus aux sœurs, que les petits-enfants s’ignoraient. […] Qu’est-ce qu’il avait fait pour mériter ça, pour avoir des enfants qui ne voulaient rien de lui ?

 

Extrait P 180

Mia était prête à tout pour lui faire plaisir. Elle traînait avec elle et ses copines à la récréation et un jour, Hakim lui demanda ce qu’elle trouvait à ces greluches de dix-sept ans qui ne pensaient qu’à propager des rumeurs et à s’acheter des fringues. « Je ne te reconnais plus », et elle fut forcée d’admettre qu’elle n’était plus elle-même. Ou plutôt, la présence d’Abla, la pensée d’Abla, brouillait l’idée qu’elle se faisait d’elle-même. Elle avait l’impression de n’être plus qu’une matière molle et façonnable, une sorte d’ectoplasme sans identité et sans convictions. Elle se sentait prête à tout renier, à se contredire, à s’humilier.

 

Extrait P 194

Mehdi s’installa au bar de l’hôtel et commanda un whisky. Il était très fier de son accent lorsqu’il parlait l’anglais et était convaincu qu’il pourrait sans peine passer pour un Américain. Derrière le barman, la télévision était allumée et diffusait un match de base-ball. Comment pouvait-on s’intéresser à un sport aussi ennuyeux plutôt qu’au football ? il regarda autour de lui. Un couple était assis au comptoir et buvait de la bière. A une table, derrière lui, des collègues ou des copains commentaient le match. Il se demanda comment ils le voyaient, lui. Il tenta de sortir de l’île et de se figurer ce qu’on pouvait penser de l’Arabe à lunettes et au grand front, dans son costume italien. Que se disait le serveur, à qui il venait de commander un deuxième verre ? Mehdi avait beau répété à ses filles qu’il ne fallait pas être esclave de l’opinion des autres, que seul comptait ce que l’on était vraiment, à l’intérieur, il savait que c’étaient des foutaises. Nous n’étions jamais rien d’autre que ce que les autres percevaient, ce que nous leur donnions à voir. Les secrets du cœur, les qualités cachées de l’âme, les bonnes intentions, tout ça ne comptait pas dans le vrai monde.

 

Extrait P 215

Non, sa mère ne voulait pas savoir. Sa mère aurait détesté que Mia prononce le mot. Le mot qui disait ce qu’elle était et qui flottait sans cesse autour d’eux, qui parce qu’il n’était pas prononcé n’en paraissait que plus lourd, plus inquiétant. Aïcha se serait caché les yeux, bouché les oreilles, elle serait partie en courant si Mia avait commencé à lui raconter les détails de son amour pour Abla.

Mia admirait ses parents. Contrairement à ses amis qui aimaient se plaindre des adultes, elle avait tendance à insister sur leur ouverture d’esprit, leur culture et leur intelligence. Sur le fait qu’ils s’intéressaient aux autres et étaient généreux. Mais elle était forcée de reconnaître que quelque chose ne fonctionnait pas. Derrière ces grands mots, ses parents étaient peureux, conformistes, coincés. Mia avait fini par comprendre qu’elle vivait entre deux mondes. Celui de la maison, où ses parents se montraient modernes, soucieux de la réussite de leurs filles et de leur émancipation. Et le monde du dehors, dangereux et incompréhensible. A la maison, on pouvait critiquer le voile, le fanatisme, s’emporter contre ces horribles barbus qui menaçaient l’écrivain Salman Rushdie. « Mais ça ne marche pas comme ça ici ». Dehors, il ne fallait pas en parler, ne pas provoquer, faire semblant de respecter la bienséance. Ses parents étaient des hypocrites et Mia se sentait humiliée en constatant qu’ils n’étaient pas libres.

 

Extrait P 229

 

Ne reviens pas. Ces histoires de racines, ce n’est rien d’autre qu’une manière de te clouer au sol, alors peu importent le passé, la maison, les objets, les souvenirs. Allume un grand incendie et emporte le feu. Je ne te dis pas au revoir, ma chérie, je te dis adieu. Je te pousse de la falaise, je lâche la corde et je te regarde nager. Mon amour, ne transige pas avec la liberté, méfie-toi de la chaleur de ta propre maison. 

 

Extrait P 239

Elle voulait leur faire comprendre qu’elle avait un endroit où retourner mais la vérité, c’est qu’elle avait peur. Peur de changer, de s’oublier, de se trahir. Peur de devenir comme eux et que la Mia d’avant soit remplacée par une autre. Elle avait l’intuition que pour s’assimiler il fallait se dissoudre, s’effacer, annuler le passé. Que le prix de l’intégration, c’était aussi la perte d’une certaine intégrité. Elle était la Petite Sirène et si elle voulait des jambes, si elle désirait marcher dans le monde des humains, beaux et merveilleux, il fallait qu’elle en paie le prix. Mais elle ne se résolvait pas à devenir muette.

 

Extrait P 328

Quand elle était enfant, Aïcha parlait beaucoup de la mort. De la sienne et de celle des autres. µUn jour, elle avait demandé à sa mère : « Quand tu vas mourir, est-ce que tu seras enterrée en Alsace ? » A l’époque, Mathilde n’avait pas pris la question au sérieux. « Je ne sais pas, avait-elle répondu avec désinvolture, et de toute façon, je ne suis pas près de mourir. » Mais à soixante-treize ans, elle se demandait ce qu’était l’Alsace pour elle. A quel moment votre pays cesse-t-il d’être le vôtre ? Bien sûr, il lui arrivait d’en rêver avec nostalgie, surtout l’hiver, quand la brume recouvrait la campagne et qu’elle se souvenait des Noëls au coin du feu et du goût du vin chaud. Mais plus les années passaient et plus elle mesurait à quel point elle était attachée à ce pays. Elle n’était plus la fille des bords du Rhin, fille des sapins bleus et des torrents des Vosges, car ce qui l’avait faite c’était la terre sableuse, ce qui l’avait construite c’était le soleil ardent et le vent du sud qui assèche les yeux. Son visage était buriné, ses pieds, ses pieds toujours nus, s’étaient élargis au point qu’elle ne pouvait plus porter que des chaussures d’homme. Mathilde se sentait étrangère à son enfance, comme si cette enfance n’était pas une histoire vraie mais un rêve récurrent, un souvenir incertain.

Elle avait vécu au Maroc toute sa vie d’adulte, dans cette maison sur la colline. Elle s’était habituée à son climat, à ses paysages et même à la nourriture. Elle connaissait les usages et bien souvent, quand elle était avec des étrangers, il lui arrivait d’oublier qu’elle n’était pas marocaine. Oui, ce pays était devenu le sien et elle pensa qu’il n’y avait pas de meilleur endroit pour vieillir. Au Maroc on n’enfermait pas les vieux dans des maisons de retraite, on ne les abandonnait pas dans des hospices, aux mains d’inconnus qui n’avaient pour eux ni considération ni tendresse. Pour une femme, vieillir était la meilleure des vengeances car on se faisait enfin respecter. Les gens vous embrassaient l’épaule et vous bénissaient. Une fois les seins taris, le sexe cousu, le visage raviné par les rides et les soucis, on acceptait enfin de vous prendre au sérieux.

 


Extrait P 386

Ces murs le tenaient captif en même temps qu’ils le protégeaient et le dehors devenait chaque jour plus abstrait. L’univers carcéral est aux hommes libres ce qu’est le monde des morts pour les vivants. Invisible, insondable. Mehdi se sentait comme un enfant hurlant derrière une vitre épaisse et que personne n’entendait.

 

Extrait P 403

C’était souvent comme ça quand elle disait qu’elle était marocaine. Les gens se sentaient obligés de prouver leur intérêt ou leur ouverture d’esprit. Ils voulaient montrer qu’ils ne les mettaient pas tous dans le même sac, les Arabes, qu’ils n’étaient pas du genre à céder à des généralisations. Quand un morceau de raï passait dans une soirée, on la poussait sur la piste. « C’est pour toi. » On s’étonnait qu’elle mange du porc et boive de l’alcool et on s’extasiait quand elle racontait que sa sœur était gay. « Formidable ! » Et puis il y avait ceux qui désiraient la plaindre, ceux qui trouvaient admirable qu’elle en soit arrivée là sachant d’où elle venait. Ils étaient convaincus qu’elle sortait du caniveau et, pour eux, elle se construisait ce caniveau, aussi sombre et puant qu’ils l’imaginaient. Jamais elle ne se mettait en colère ou n’exprimait le moindre agacement.

Comments


bottom of page