Le barman du Ritz - Philippe Collin
- deslivresetmoi72
- 7 mai
- 8 min de lecture

C’est le livre que j’avais offert à mon père pour son anniversaire : lui l’a beaucoup aimé, un collègue m’avait dit avoir été déçu…et je dirais que mon ressenti est un mélange des deux : j’ai trouvé le début un peu long, sans accrocher vraiment au personnage ; je suis restée en retrait, à distance de cet univers particulier du Ritz, hôtel occupé par les Allemands et qui continue à mener grand train, pour les Allemands et une clientèle d’habitués comme Sacha Guitry, Coco Chanel, Arletty, Cocteau... Puis, peu à peu, j’ai commencé à vraiment entrer dans l’histoire, à être de plus en plus intéressée par la vie et les choix de Frank Meier, barman historique du Ritz, qui cache tout le long de cette guerre passée au nez et à la barbe des SS et chefs nazis ses origines juives. Recevoir les confidences de nazis allemands, de français collaborateurs, de résistants…s’impliquer pour aider certains juifs de son entourage sans se compromettre, s’accommoder de la présence quotidienne des Allemands, les servir en sachant que si son secret était dévoilé, il serait immédiatement arrêté, se sentir solidaire des juifs persécutés tout en tirant profit financièrement de la guerre… Frank Meier est confronté à des choix difficiles, des dilemmes moraux permanents et navigue littéralement entre deux eaux. Les questions soulevées sont nombreuses et rarement abordées dans les nombreux livres consacrés à la seconde guerre mondiale. C’est l’originalité de cette approche plus nuancée qui se révèle intéressante pour le lecteur. Mais, au final, si j’ai compris les raisons de ses choix, je n’ai pas réellement réussi à être d’accord avec lui. Le décalage entre son mode de vie et celui de la plupart des Parisiens pendant l’occupation m’a empêché d’être complètement empathique avec ce personnage assez trouble.
Extrait Page 79
Quand il entre quelque part, c’est en metteur en scène. Il se tait, il scrute, il prend son temps. Sacha Guitry vient de franchir la porte de l’Aiglon. Il jauge l’espace, calcule les distances, flaire les humeurs et hume l’atmosphère, le regard obsessionnel. Il espère sonder ce que les gens se disent au creux d’eux-mêmes. Il les écoute, il les infiltre, il les pénètre. C’est son secret. Le maître d’hôtel l’aperçoit et se précipite vers lui, la vedette est de sortie. Guitry pointe son index au ciel, la mâchoire serrée, il faut aussitôt traduire que le maître n’est pas encore prêt à jouer son rôle.
[…]
Le charme d’escroc du dramaturge est intact. Cette impérieuse nécessité de faire le paon, comme pour se sauver de l’abîme. Et ces conversations qui partent au quart de tour, piquantes et faussement anodines.
- Figurez-vous que ce matin, continue-t-il, j’ai repensé à ce mot de Chamfort au seuil de la mort. Comme il ne voulait pas recevoir l’extrême-onction, il a glissé à un de ses amis : « Je vais faire semblant de ne pas mourir. » Astucieux, non ?
Frank se demande où il veut en venir, puis brusquement il comprend. Faire semblant de ne pas mourir.
- Donnez-moi une coupe de Pol Roger. Savez-vous que Winston Churchill répète à l’envi : « Dans la victoire, je le mérite. Dans la défaite, j’en ai besoin. » Voilà bien le trait d’esprit d’un alcoolique.
Frank lève son verre.
- Vous parvenez toujours à me faire sourire, Sacha. Merci.
- Tant mieux ! Comment puis-je vous être utile ?
Cent fois, ces derniers jours, Frank s’est demandé comment il allait amener le sujet. Au dernier moment, il opte pour la voie directe :
- En vérité c’est assez simple. Même si c’est un peu curieux de vous demander ça. J’aimerais, autant que possible, que vous reveniez de temps en temps au bar du Ritz.
- Eh bien… ça arrangerait vos affaires ?
- En quelque sorte. Pour l’instant, nous sommes fermés, mais nous devrions rouvrir assez vite. La Veuve a retrouvé ses pénates.
- Tiens donc.
Les yeux de Guitry s’éclairent à l’annonce de cette nouvelle.
- Oui, la mère Ritz souhaite relancer les soirées parisiennes pleines d’esprit et d’élégance. Elle compte sur vous, entre autres. Si vous pouviez convaincre Cocteau, Lifar ou Arletty de vous accompagner, ce serait l’idéal. Histoire que nous fassions tous un peu semblant de ne pas mourir…
- Guitry jubile, il aime qu’on le cite. Il lève son verre.
- - Vous êtes l’oracle de la sagesse, mon cher Frank. Vous êtes le cœur et l’intelligence à l’unisson. Trinquons à mon retour place Vendôme. J’imagine qu’il y a là-bas de sacrés spécimens à étudier ?
- - Vous ne serez pas déçu. Nous allons même héberger un crocodile anthropophage.
- Ah ! Ne serait-il pas grassouillet avec une veste saturée de médailles ? demande Guitry, l’œil gourmand.
Deux heures plus tard, Frank Meier quitte l’Aiglon, le ventre lourd, l’esprit lucide, la bouche amère.
Extrait P 106
Et quand la Veuve demande à Süss s’il sait pourquoi Göring avait l’intention de faire appel à lui, le Vicomte se contente de botter en touche. Telle est la loi des palaces : chacun entretient des relations dans les milieux les plus divers et nul n’est obligé de répondre aux questions tant que les affaires tournent.
Extrait P110
Dans cette guerre qui s’appelle maintenant paix, Frank Meier se sent ballotté entre deux mondes qui coexistent et ne se croisent jamais : le monde du dedans, celui du Ritz, avec son faste, son confort et ses carnassiers, et le monde du dehors, celui de la faim, du froid et de l’humiliation. Frank n’arrive pas à se faire à la situation. Il s’y refuse, même. Il s’accroche au mince espoir que Pétain pourrait peut-être encore renverser la tendance, rendre aux Français l’existence digne et décente dont ils sont privés depuis des mois. Hier, au jardin des Tuileries, il a aperçu un vieillard affamé essayer vainement d’attraper un malheureux pigeon avec un filet.
Extrait P 162
Stülpnagel, lui, ne veut pas attendre. Une conversation avec Jünger lui a suffi : il va falloir calmer au plus vite la gloutonnerie des nazis. Sinon l’exaspération civile ne pourra que s’intensifier et l’armée sera forcée de sévir, amorçant une spirale de violence inéluctable.
- Jünger m’a longuement parlé de cette incapacité de l’aristocratie et de la vieille bourgeoisie allemandes à contenir les nazis qui ont érigé la violence en mode de vie…
La voilà, la vraie guerre, pense Frank. Une guerre qui se joue dans chaque camp, et en chacun d’entre nous. Les mots de Süss, revenu d’une soirée de nabab chez Lafont, résonnent en lui : « Cette cruauté-là est inscrite en l’homme. »
La haute société allemande a été plus qu’utile à Hitler pour accéder au pouvoir, puisque c’est elle qui l’a fait nommer à la Chancellerie, mais elle est vite devenue encombrante, continue Stüpnagel. Jünger est convaincu que si nous rencontrons tant de difficultés à contrer le système des dignitaires nazis, c’est que notre éducation se heurte à leur sadisme débridé. Au fond, je suis à Paris le garant d’une certaine modération et si par malheur nous venions à perdre cette bataille de l’ombre contre les SS, un régime de plomb s’abattrait aussitôt sur la France occupée…
Perplexe, Speidel termine son fond de poire et reste silencieux. A l’évidence, ce qu’il a entendu le tourmente.
- Est-ce aussi là le point de vue du capitaine Jünger sur l’Allemagne ? demande-t-il.
- Je n’ai pas osé lui poser la question. Cette conversation sur le parti nazi aurait suffi à nous mettre dans une fâcheuse posture si les oreilles de la Gestapo avaient pu nous surprendre, il ne m’a pas paru utile d’insister. Certains prétendent que Jünger est un protégé du Fürher. Je n’en sais fichtre rien, Speidel.
Frank n’en revient pas. Les Allemands donnent l’image d’une meute de loups très ordonnés, d’un bloc inébranlable. En réalité, ils sont à couteaux tirés, prêts à se dévorer les uns les autres.
Extrait P 220
Il fait encore très chaud dans cette rue déserte. Une vraie nuit d’été. Le silence est tel que Frank perçoit au loin le grincement du pédalier grippé d’une patrouille à vélo. Un soldat allemand fredonne « Lili Marleen » avec une voix magnifique. Il aime cette chanson, il en a le bourdon. Il pense à ces milliers de malheureux entassés sous la verrière bleutée du Vel d’Hiv. Il pourrait être parmi eux, blotti contre sa mère, perdu et apeuré…
Le passé finit-il toujours par rattraper les exilés ?
Extrait P 248
Depuis plusieurs jours, Fran s’étonnait de la présence de vieux vélos montés sur cales dans l’arrière-boutique du salon de coiffure. Un groom vient de la lui expliquer : Elmiger a embauché une équipe de cyclistes pour faire chauffer les casques à permanente à la force des mollets et des dynamos. Un vrai coup de génie. Les coupures de courant se multiplient dans Paris, mais les clientes auront leur mise en plis. Dehors, on traque les juifs, on fusille des gamins au mont Valérien, on meurt de faim, mais un palace se doit d’être irréprochable pour ce qui est des bigoudis.
Le Ritz, lieu des illusions.
Extrait P 314
Frank a soixante ans aujourd’hui. Il en avait trente en 1914. Deux guerres en une vie, il ne le souhaite à personne.
Ce siècle fracassé est le mien, je vais devoir me le fader jusqu’à la lie, a-t-il pensé ce matin en passant une lame neuve sur ses joues maigries. Ce soir, malgré les circonstances toujours plus sombres, à moins que ce ne soit précisément à cause de ce crépuscule, ils se sont tous donnés rendez-vous au bar pour fêter l’anniversaire de Frank Meier.
Extrait P 332
Frank doit reconnaître qu’au Ritz, même cerné d’uniformes, il a vécu la guerre comme un embusqué. Il a mangé à sa faim, il n’a jamais eu froid – il a même réussi à se constituer un magot non négligeable… Mais qui saura le lot de pertes, d’angoisses et de dangers que cette guerre a charriés ? Il a dû cacher son identité, il a perdu Blanche, Luciano, et ce qu’il lui restait d’illusions… Il paie chaque jour l’impôt de la souffrance.
- Alors tu viens avec nous à Toulouse ?
- Non, s’obstine Frank. Ma place est ici.
« Ma place est ici. » Les mots de Blanche.
- Mais enfin, qu’est-ce que tu vas trouver à dire ? S’agace Jean-Jacques. Que t’étais le laquais de ces putains de Schleus ?
Frank se sent bouillir de l’intérieur. Il en veut à la guerre, il en veut à son fils de ne pas comprendre ce qu’il ne peut lui dire. Il s’en veut à lui-même de conserver ses cartons toujours prêts pour l’exil et d’être incapable de bouger, déjà un peu mort quand Jean-Jacques et Pauline font ce qu’il aurait fait à leur âge.
- Mon oncle, plaide Pauline sur un ton plus doux, réfléchis. On file après-demain, viens avec nous.
- Je n’irai nulle part car je n’ai rien fait dont je pourrais avoir honte. Bien au contraire. Je ne vous ai pas tout dit pour vous protéger, Jean-Jacques et toi. J’ai aidé des gens, je le prouverai !
Pauline hoche la tête. Jean-Jacques, lui, est décidé à en découdre :
- Mais prouver quoi, Papa ? Que tu rapportais de la dinde rôtie à la maison pour dîner parce que tu étais le barman préféré de Göring ?
- Ferme-la donc ! Tu te prends pour qui ?
- Laisse tomber, lâche Jean-Jacques avec une moue de mépris. Avec ton Jünger et ton Guitry, tu ne vois plus ni le danger, ni la misère, ni les souffrances de Paris. A vivre dans le luxe, on devient aveugle et égoïste comme les autres. Je vais me coucher. Bonne nuit.
Extrait P 385i
Plusieurs centaines de journalistes de tous pays les accompagnent, avides de couvrir la libération de la Ville lumière – et parmi eux, deux hommes se livrent une féroce bataille d’égo depuis le débarquement, un vieux briscard et un jeune ambitieux, la plume contre l’image : Ernest Hemingway, l’écrivain de Chicago, et Robert Capa, le photographe de Budapest. Ils ont pris tous deux des chemins séparés pour entrer dans Paris, s’écartant des colonnes de soldats. Ils ont le même but en tête : arriver avant l’autre au Ritz.
Extrait P 388
Le luxe m’a sans doute isolé. Isolé et aveuglé, comme il a aveuglé Jünger et Guitry sur la réalité dégueulasse de cette guerre. Ils se sont trompés, moi aussi. Et c’est à moi seul que je dois en vouloir. Les vainqueurs auront-ils à leur tour une forme d’indulgence pour l’aveugle que j’ai été ? J’aimerais pouvoir leur dire combien j’ai vu au Ritz, entre les deux guerres, s’étioler les valeurs bourgeoises d’honnêteté et de dignité. Il ne faudra pas oublier que c’est par crainte de perdre ses meubles et ses biens qu’une bonne partie de la bourgeoisie s’est blottie dans les bras du vieux Pétain, moi avec d’ailleurs, persuadés que nous échappions au pire. Nous sommes désormais face à un gouffre, il faudra veiller à contenir la voracité des hommes. Sauront-ils profiter de cette occasion pour renouer avec la dignité de la vie humaine ?
« Il faut savoir que les choses sont sans espoir, et être pourtant déterminés à les changer » m’avait dit Fitzgerald avant de quitter Paris à l’automne 38.
Il y a dans ces mots toute ma vie résumée.
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