Arrête avec tes mensonges - Philippe Besson
- deslivresetmoi72
- 26 mars 2023
- 9 min de lecture

J’avais déjà lu plusieurs livres de P. Besson il y a pas mal d’années, mais je n’avais pas forcément suivi toute ses sorties littéraires. Et, récemment, dans une émission de radio consacrée au cinéma, j’ai entendu parler du film tiré de ce livre, et j’ai eu plus envie de découvrir le roman que le livre. Ce roman est autobiographique : l’auteur y évoque son adolescence et sa rencontre bouleversante avec Thomas à l’âge de 17 ans. Si tout les oppose, leur attirance est évidente et inévitable. L’un est timide, introverti, transparent pour les autres, bon élève, fils d’enseignant, l’autre est sûr de lui, entouré et charismatique, fils d’agriculteur. L’auteur relate leur amour dissimulé aux autres, la passion, l’attirance physique addictive, la dépendance affective, leurs ressemblances et les différences qui feront que leurs vies prendront des tournures diamétralement opposées. L’un assumera son homosexualité, deviendra un auteur reconnu tandis que l’autre se conformera à un schéma plus conformiste en se mariant et en reprenant la ferme parentale…Ils se sont perdus de vue, mais Thomas ressurgira bien plus tard dans la vie de Philippe Besson, par une drôle de coïncidence qui lui fera rencontrer son fils Lucas…la ressemblance est troublante, d’autant plus que Lucas a alors environ 17 ans. C’est par lui que Philippe découvrira les choix faits par Thomas…
Le titre « Arrête avec tes mensonges » résonne de plusieurs façons pour le lecteur : c’est la phrase que P Besson a entendue de sa mère, à cause de toutes les histoires qu’il aimait inventer et raconter sur les gens qu’ils croisaient. C’est aussi une injonction à accepter la vérité et à assumer sa nature sans se renier ou se cacher derrière des mensonges.
Dans ce roman, par petites touches, Philippe Besson dévoile également des clés de lecture de ses autres romans et montre à quel point cette histoire d’amour et cette période de la vie a été fondatrice pour lui et a déterminé les thèmes auxquels il a consacré son œuvre : l’amour bien sûr, l’homosexualité, la peur de l’abandon, la fin de l’adolescence, la perte de l’aimé… Il nous replonge aussi dans les années 80, les années Sida...
Extrait n°1
J'ai dix-sept ans.
Je ne sais pas que je n'aurai plus jamais dix-sept ans, je ne sais pas que la jeunesse, ça ne dure pas, que ça n'est qu'un instant, que ça disparaît et quand on s'en rend compte il est trop tard, c'est fini, elle s'est volatilisée, on l'a perdue, certains autour de moi le pressentent et le disent pourtant, les adultes le répètent, mais je ne les écoute pas, leurs paroles roulent sur moi, ne s'accrochent pas, de l'eau sur les plumes d'un canard, je suis un idiot, un idiot insouciant.
Extrait n°2
Il n'imaginait pas que je puisse venir de cela, ce monde si rural, si minéral, ce monde lent, presque immobile, fossilisé. Il m'a dit : il a dû t'en falloir, de la volonté, pour t'élever. Il n'a pas dit : ambition, courage ou haine. Je lui ai dit : c'est mon père qui a voulu pour moi. Moi, je serais bien resté dans cette enfance, ce coton.
Extrait n°3
On prétend que je « préfère les garçons ». On constate que j'ai des gestes de fille parfois. Et puis je ne suis pas bon en sport, nul en gymnastique, incapable de lancer le poids, le javelot, pas intéressé par le foot, le volley. Et j'aime les livres, je lis beaucoup, on me voit souvent sortant de la bibliothèque du lycée, un roman entre les mains. Et on ne me connaît aucune petite amie. Cela suffit pour bâtir une réputation. J'ajoute que l'insulte fuse régulièrement, le « sale pédé » (parfois, c'est simplement « tapette »), crié de loin ou murmuré sur mon passage, et je m'emploie à l'ignorer absolument, à ne jamais y répondre, à manifester en retour la plus parfaite indifférence, comme si je n'avais pas entendu (comme s'il était possible que je n'entende pas !). Ce qui aggrave mon cas : un hétérosexuel pur et dur ne laisserait jamais dire ce genre de choses, il démentirait avec véhémence, il casserait la gueule à l'émetteur de l'insulte. Laisser dire, c'est confirmer.
Évidemment, je « préfère les garçons ».
Mais je ne suis pas encore capable de prononcer cette phrase.
Extrait n°4
Il a du goût pour la solitude aussi, c'est patent. Il fume seul. Parle peu. Il a surtout cette attitude, corps cassé contre un mur, regard tourné vers le sol, vers ses tennis, cette manière d'être absent au monde.
Je crois que je l'aime pour cette solitude. Que c'est même précisément elle qui m'a d'abord poussé vers lui. J'aime son retranchement, sa séparation d'avec le dehors autant que son défaut de peur. Pareille singularité m'émeut, me fait ployer.
Extrait n°5
J’écrirai souvent, des années après, sur l'impondérable, sur l'imprévisible qui détermine les événements. J'écrirai également sur les rencontres qui changent la donne, sur les conjonctions inattendues qui modifient le cours d'une existence, les croisements involontaires qui font dévier les trajectoires.
Ça commence là, dans l'hiver de mes dix-sept ans.
Extrait n°6
Les images se bousculent : les lunettes du myope, le pull jacquard informe, l'élève tête à claques, les trop bonnes notes, les gestes de fille. La question se justifie.
Il dit : parce tu n'es pas du tout comme les autres, parce qu'on ne voit que toi sans que tu t'en rendes compte.
Il ajoute cette phrase, pour moi inoubliable : parce que tu partiras et que nous resterons.
J’ai les larmes aux yeux en recopiant les mots.
Je demeure fasciné que cette phrase ait été prononcée un jour, qu'elle m'ait été adressée. Qu'on me comprenne : ce n'est pas l'éventuelle prémonition qu'elle contient qui me fascine, ni même qu'elle ait été réalisée. Ce n'est pas non plus la maturité ou la fulgurance qu'elle suppose. Ce n'est pas davantage l'agencement des mots, même si je prendrai conscience que je n'aurais sans doute pas pu les trouver alors, ni plus tard les écrire. C'est la violence de ce qu'ils signifient, de ce qu'ils charrient : l'infériorité qu'ils racontent en même temps que l'amour sous-jacent dont ils témoignent, l'amour rendu nécessaire par la disparition prochaine, inévitable, l'amour rendu possible par elle aussi.
Extrait n°7
Je ne dis pas : pourquoi tu as attendu si longtemps avant de te manifester ? est-ce que tu as hésité ? est-ce que tu avais décidé de ne plus me voir, avant de changer d'avis ? Je sais, d'un savoir intuitif, que je ne devrai jamais lui poser la moindre question, jamais lui demander de s'expliquer. Je suis écrasé par ce savoir.
Je ne dis pas : tu m'as manqué. Je sais que je ne dois pas davantage me montrer sentimental, que tout épanchement lui ferait horreur.
Extrait n°8
Je me suis demandé si ma grand-mère avait pu se suicider. Je n'en sais rien. Au fond, je crois que ça me plairait assez qu'elle se soit tuée, ce serait le seul acte de femme libre de toute son existence, son unique comportement iconoclaste, elle qui aura passé son temps à faire des enfants (sept en une vingtaine d'années), à les élever, et à devoir demeurer dans l'ombre d'un époux volage et fêté.
Extrait n°9
Mais je ne sais rien des rapports entre son fils et lui. Thomas dit : c'est difficile de savoir ce qu'il pense. Manière élégante de laisser entendre que le père n'a pas de mots affectueux, rassurants, pas de gestes tendres, qu'il demeure sur un quant-à-soi, que ce qu'il offre est un mélange de réserve et de fierté. Je sais ce que c'est, d'être le fils d'un homme comme ça. Je me demande si la froideur des pères fait l'extrême sensibilité des fils.
Extrait n°10
Et Thomas dans cette histoire ? Il ne se rebelle pas, j'en suis convaincu. Pas moyen (ils sont si puissants ceux qui lui indiquent ce qu'il doit faire, ils le surplombent tellement). Mais vraisemblablement pas envie non plus (ils sont si heureux ; son père qui se dit : mon fils ne quittera pas la terre, sa mère qui se réjouit que son fils reproduise l'histoire à vingt ans d'écart : épouser la jeune Espagnole). Au fond, le sort vient de choisir à sa place, il se laisse faire, se résigne. Il se dit peut-être aussi : c'est un signe du destin, il fallait cet enchaînement de circonstances pour échapper à la déviance, pour que tout rentre dans l'ordre. Les noces sont célébrées au printemps.
Extrait n°11
Et je me dis : si elle était déjà là, cette tristesse, dès les premières heures du mariage, si elle était massive au point de ne pouvoir être dissimulée, même dans les instants de la plus grande communion, de la plus joyeuse des fêtes, alors elle a dû le lester, toutes les années qui ont suivi, peser lourd, tellement lourd.
Extrait n°12
Je n'appellerai jamais Thomas.
Pourtant, j'hésiterai beaucoup. Plusieurs fois, je me saisirai d'un téléphone, je composerai les chiffres, je n'aurai plus qu'à appuyer sur la dernière touche et chaque fois, je renoncerai. Les raisons ? Elles changeront selon les jours. […] Je redoute aussi la cruauté du réel. Nous avions dix-huit ans, nous en avons quarante. Nous ne sommes plus ceux que nous avons été. Le temps a passé, la vie nous a roulé dessus, elle nous a modifiés, transformés. Nous ne nous reconnaîtrons pas. Peu importe que l'apparence ait été préservée, c'est le fond de ce que nous sommes qui n'a plus rien à voir. Il est marié, père, il s'occupe d'une ferme en Charente. Je suis romancier, je passe six mois de l'année hors des frontières. Comment les cercles de nos deux existences auraient-ils le moindre point d'intersection ?
Mais surtout, nous ne retrouverons pas ce qui nous a poussés l'un vers l'autre, un jour. Cette urgence très pure. Ce moment unique. Il y a eu des circonstances, une conjonction de hasards, une somme de coïncidences, une simultanéité de désirs, quelque chose dans l'air, quelque chose aussi qui tenait à l'époque, à l'endroit, et ça a formé un moment, et ça a provoqué la rencontre, mais tout s'est distendu, tout est reparti dans des directions différentes, tout a éclaté, à la manière d'un feu d'artifice dont les fusées explosent au ciel nocturne dans tous les sens et dont les éclats retombent en pluie, et meurent à mesure qu'ils chutent et disparaissent avant de pouvoir toucher le sol, pour que ça ne brûle personne, pour que ça ne blesse personne, et le moment est terminé, mort, il ne reviendra pas ; c'est cela qui nous est arrivé.
Thomas n'appellera jamais non plus.
Extrait n°13
Un souvenir vient se superposer à l'image. C'est en 1977 ou 1978, au printemps, une collègue de mon père, une institutrice, est retrouvée pendue dans sa salle de classe. Elle s'appelait Françoise. Je me rappelle sa grande taille, ses longs cheveux toujours dénoués, mal brossés, ses larges robes à fleurs ; ça se portait en ce temps-là. Elle devait avoir dans les trente-cinq ans. D'aucuns ont prétendu qu'elle s'était tuée pour échapper au stress du métier d'enseignant. C'est possible. Les gens, en tout cas, ont confié leur stupeur et leur chagrin. J'avais dix ans alors et aussi extravagant que cela puisse paraître, moi, j'ai expliqué que le malheur se voyait sur elle, et que je n'étais pas surpris. J'ai dit qu'elle avait décidé de ne pas aller plus loin. Je ne connaissais rien à la mort pourtant, encore moins au suicide mais c'est la phrase qui m'est venue. On m'a prié de me taire.
Extrait n°14
D’évidence, quelques nuits blanches attendent l'enfant désorienté. C'est déjà beaucoup de perdre son père. C'est plus dur encore quand celui-ci s'en va à un âge auquel il n'était pas supposé partir. Mais on est dans l'effroyable, dans l'infernal quand il choisit de se donner lui-même la mort. Alors oui, ça tournera et tournera encore dans sa tête. Ça lui déchirera le ventre. Il tentera de se remémorer les derniers temps pour y déceler des indices, un début d'interprétation, un éclaircissement, il s'en voudra de ne pas avoir perçu le désespoir (car enfin, c'est de cela qu’il s'agit, non ?), mais il butera toujours sur cette réalité têtue : il ne sait pas. Son unique certitude sera le chagrin.
Extrait n°15
Sauf qu'avec le temps, ça se dissipe, ça s'estompe, ou bien ça se disperse comme le pollen dans l'air au retour du printemps. Lucas murmure : on s'habitue à tout, y compris à la défection de ceux à qui on se croyait lié pour toujours.
Je dis : tu parles de défection...
Il me dévisage. Il dit : c'est vrai que vous êtes écrivain, que les mots ont de l'importance pour vous. Vous avez raison, ils en ont. Et d'ailleurs, pendant longtemps, je me suis employé à mettre des mots sur sa disparition. J'en ai trouvé plusieurs, des tas, je les ai même classés dans l'ordre de l'alphabet, si vous voulez tout savoir : abandon, absence, départ, dissipation, dissolution, éclipse, effacement, éloignement, envol, esquive, évanouissement, extinction, fuite, mort, perte, retrait, soustraction. Plus ceux que j'ai oubliés.
Mais celui qui lui semble le plus approprié – il n'ose pas dire : celui qu'il préfère – c'est effectivement défection. D'habitude, on l'emploie à propos de ces espions qui franchissaient la frontière, dans un sens ou dans l'autre, lorsque notre monde était divisé en deux blocs et que la guerre était froide. Il dit : oui, ça me fait penser à ce danseur russe, Noureev c'est ça ?, vous savez, quand il enjambe la barrière qui sépare le camp soviétique du camp occidental à l'aéroport du Bourget, au début des années soixante.
Il voit dans son geste quelque chose de romanesque et dangereux, la manifestation d'une insoumission, d'une indiscipline, un désir irrépressible de liberté, le besoin de s'affranchir. Et puis un élan. Cela lui plaît et le rassure, certains soirs, d'envisager que c'est ce même élan qui est à l'origine de la disparition de son père.
Dans le mot défection, il y a une autre idée : son père lui a manqué. Et le double sens de ce verbe convient absolument.
Extrait n°16
La discussion s'engage mais elle se perd rapidement en banalités, en onomatopées, très vite il n'y a plus que le fils qui parle. Alors, il finit par poser la question inévitable, demander une explication, pour le départ, pour le retour. Le père ne répond pas, ne fournit aucune justification. S'en tient au mutisme. Le fils demande si, au moins, il éprouve des regrets. L'homme relève la tête, fixe son enfant. Il dit : non. Il dit : je pourrais regretter si j'avais eu le choix. Mais je n'ai pas eu le choix. Il ne dit rien d'autre.
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