Betty - Tiffany Mac Daniel
- deslivresetmoi72
- 20 août 2022
- 9 min de lecture

Betty, c’est le roman d’une famille mixte : un père indien cherokee et la mère américaine blanche, huit enfants dont Betty, la sixième, la plus « indienne ». Auprès de son père, dans l’Ohio, elle apprend à admirer la nature, à utiliser les plantes médicinales. Betty s’invente des histoires qu’elle écrit, et elle écrit aussi ce qu’elle voit et observe autour d’elle…elle enfouit ainsi les secrets de famille qu’elle découvre, secrets qui expliquent notamment le tempérament de sa mère quasi folle… La famille vit quasiment en huis-clos, rejeté par les « blancs ». Les enfants grandissent et les horreurs se répètent…
C’est un livre dont j’avais beaucoup entendu parlé, mis aussi en avant dans ma librairie et la quatrième de couverture m’avait bien plu. J’en attendais donc beaucoup…et pourtant j’ai interrompu ma lecture, à un peu plus de la moitié du roman. C’est vraiment rare que je ne termine pas un livre, je me suis accrochée depuis quelques jours, mais, suivant les droits du lecteur de Pennac, je m’autorise à laisser tomber une lecture devenue pesante.
Pourtant, tout avait bien commencé : le personnage de Betty est attachant et son père tout autant. L’écriture est soignée, poétique parfois quand il s’agit de parler de la Nature. Mais, petit à petit, l’accumulation d’horreurs, le sordide rajouté à l’indicible, m’ont découragée, même si j’avais envie de connaître l’avenir de Betty ! Alors que dans d’autres livres, confrontée aux mêmes problématiques ( viol, inceste, cruauté, violence physique, harcèlement…) je n’éprouve pas forcément un tel rejet, je me suis interrogée… Là, l’accumulation est importante, mais je crois que ce qui m’a fait abandonner cette lecture, c’est le « ton » sur lequel sont exprimées ces faits : un ton neutre, résigné ou fataliste…on a l’impression d’assister à une atrocité après l’autre sans que cela ne crée de réelle opposition ou révolte chez les intéressés et les témoins. Certes, les dégâts psychologiques et la peur sont évoqués (la personnalité de la mère est terrifiante), mais rien n’est fait pour mettre fin à tout ça. Concernée, des personnes de mon entourage proche ayant subi certaines des violences décrites, j’ai préféré ne plus m’infliger ce récit ! C’est sûrement très personnel… car ce roman est pour beaucoup une belle œuvre littéraire : d’ailleurs Betty a obtenu, je crois, le prix des lecteurs de la Fnac. Je regrette d’être passée à côté de ce livre…
Extrait 1
— Mon cœur est en verre, dit-il en roulant une cigarette. Mon cœur est en verre et, tu vois, Betty, si jamais je devais te perdre, il se briserait et la douleur serait si forte que l’éternité ne suffirait pas pour l’apaiser. Je plonge la main dans sa blague à tabac et je malaxe les feuilles sèches, les frottant séparément comme si chacune était un animal à part entière, vivant et se glissant entre les extrémités de mes doigts. — Dis, P’pa, c’est comment, un cœur en verre ? Je lui pose la question parce que je sens que la réponse sera encore plus extraordinaire que tout ce que je peux imaginer. — C’est un morceau de verre creux en forme de cœur.
Extrait n°2
Avant le christianisme, les Cherokees étaient fiers de leur société matriarcale et matrilinéaire. Les femmes étaient à la tête de la famille, mais le christianisme a donné aux hommes un rôle prédominant. À la suite de ce bouleversement, les femmes ont été écartées de la terre qu’elles avaient possédée et cultivée. On leur a donné un tablier et on leur a signifié que leur place était à la cuisine. Aux hommes, qui avaient toujours été des chasseurs, on a dit qu’ils devaient maintenant travailler dans les champs. Les Cherokees ont vu leur mode de vie traditionnel éradiqué, de même que la répartition des rôles entre les deux sexes, qui avait permis aux femmes d’occuper une place aussi importante que celle des hommes. Entre le rouet et la charrue, certains ont bien lutté pour préserver leur culture, mais les traditions se sont peu à peu diluées.
Extrait n°3
À l’entrée de chaque carré, il avait planté des savonniers. Les arbustes n’étaient pas là pour faire joli, mais parce qu’ils constituaient pour le sol un apport naturel en azote. Il savait toutes ces choses comme d’autres savent qu’ils peuvent acheter un engrais tout prêt dans un magasin. Papa était une véritable encyclopédie des plantes, particulièrement en ce qui concernait leur usage médical. Partout où nous sommes allés, il a toujours attiré à lui une petite quantité de gens disposés à lui acheter ses tisanes, ses fortifiants et autres préparations. Breathed ne faisait pas exception. Déjà, il aidait un vieil homme souffrant d’hydropisie en lui concoctant une tisane diluée à partir de chanvre du Canada. Il n’a jamais prétendu posséder de remède miracle. Il voulait seulement faire profiter les gens d’une certaine sagesse botanique que, disait-il, nous avions tendance à oublier. — Tout ce dont nous avons besoin pour vivre une vie aussi longue que ce qui nous est accordé nous a été donné dans la nature, disait-il. Ça ne signifie pas que si vous mangez telle ou telle plante vous ne mourrez jamais, car la plante elle-même mourra un jour, et vous n’avez rien de plus qu’elle. Tout ce que nous pouvons faire, c’est guérir ce qui peut l’être et apaiser les souffrances causées par ce qui ne peut pas l’être.
Extrait n°4
Malgré la douleur de sa jambe droite raidie, il s’est mis à genoux, parce qu’il sentait que c’était ce qu’il devait faire. Cela faisait partie de tout un rituel, dans lequel il demandait au ginseng sa permission avant de le déterrer. Je me suis mise à genoux près de lui tandis qu’il fermait les yeux et que ses lèvres commençaient à bouger silencieusement. Je l’ai observé. Ses sourcils étaient crispés et sa concentration se lisait dans la façon dont sa tête était inclinée vers le sol plutôt que relevée vers le ciel. Je me suis demandé si je pourrais jamais parler à la nature avec la même ferveur que lui.
Extrait n°5
Papa a cherché dans la poche de sa chemise et il en a tiré une pierre couverte de petits cratères. — Tu vois, ça c’est l’étoile pas encore mûre que j’ai cueillie. Il me l’a tendue. Puis il a relevé la jambe de son pantalon et m’a montré une décoloration violacée sur sa rotule droite. — Je me suis cogné le genou contre le tronc de ce gros arbre en y grimpant, et j’ai récolté cette ecchymose. (Il a posé la main sur sa rotule.) Si les gens me demandent pourquoi je boite, eh ben maintenant, je leur dirai que je me suis abîmé le genou en grimpant à l’arbre aux étoiles. J’ai regardé de plus près cette décoloration violacée. C’était la même tache que celle que la confiture de mûres avait laissée sur le bout de ses doigts au petit déjeuner. — C’est pas une étoile, lui ai-je dit en soupesant la pierre. C’est juste un caillou de la rivière que tu as pris à Lint. Et c’est pas une ecchymose. Tu t’es juste barbouillé de confiture de mûres. — J’avais jamais imaginé que tu pourrais arrêter de croire à mes histoires, Petite Indienne. Sa voix a paru écrasée sous le poids de la tristesse qui figeait les plis de son front. Il a baissé les yeux, comme si le sol pouvait détenir une réponse. — Mais je crois que tu es allé sur la lune, P’pa. Mais c’était trop tard. Faisant porter le poids de son corps sur sa jambe gauche, il s’est levé lentement.
— Nan. C’est comme t’as dit. C’est juste un caillou. Rien d’autre. C’est stupide de croire que je pourrais aller sur la lune, hein ? Pas un zéro comme moi. Je venais de provoquer une nouvelle fêlure dans un homme qui était déjà brisé. Ses épaules se sont affaissées quand il s’est retourné pour partir.
Extrait n°6
J’ai compris une chose à ce moment-là : non seulement Papa avait besoin que l’on croie à ses histoires, mais nous avions tout autant besoin d’y croire aussi. Croire aux étoiles pas encore mûres. Croire que les aigles sont capables de faire des choses extraordinaires. En fait, nous nous raccrochions comme des forcenées à l’espoir que la vie ne se limitait pas à la simple réalité autour de nous. Alors seulement pouvions-nous prétendre à une destinée autre que celle à laquelle nous nous sentions condamnées.
Extrait n°7
Je me suis ruée hors de sa chambre pour me précipiter dans la mienne. Me laissant tomber dans le coin le plus sombre que j’ai pu trouver, je me suis mise à pleurer en silence. Quand j’ai relevé la tête, j’ai vu des feuilles de papier et un stylo sur mon bureau. J’ai tout attrapé et je suis allée me réfugier au Bout du Monde. Assise sur la scène, j’ai écrit tout ce que Maman m’avait raconté. À certains moments, je devais fermer les yeux pour m’empêcher de relire ce que j’écrivais et tout revivre encore une fois, mais je n’ai pas posé mon stylo. J’écrivais comme si tout coulait à flots du bout de mes doigts. Toute la cruauté, toute la douleur, j’ai tout écrit pour en faire une histoire qui me détruisait en même temps que je lui donnais forme.
J’ai serré les pages contre moi. J’ai essayé de les étouffer en allant au garage chercher un bocal vide et une pelle à main. De retour au Bout du Monde, je me suis glissée sous la scène et j’ai creusé la terre gelée avec la pelle. Quand le trou a été assez profond, j’ai mis l’histoire dans le bocal en répétant les paroles de ma mère. — Ils les enfouissent si profondément que personne n’est au courant, à part eux et nous. J’ai revissé le couvercle aussi fort que j’ai pu et j’ai enterré cette histoire vivante, m’assurant que le trou était assez profond pour qu’un loup ne puisse pas en sentir le sang et venir la déterrer.
Extrait n°8
Je comprenais pourquoi c’était moi que ma mère avait choisie. Flossie se serait empressée de dévoiler ce passé, ne fût-ce que pour ne pas avoir à en supporter le poids toute seule, tandis que Fraya serait devenue encore plus muette et renfermée sous le choc d’une révélation d’une telle gravité. Maman devait se confier à quelqu’un et elle s’était dit que j’étais assez forte. La vérité, c’était que j’avais fait avec son histoire exactement la même chose qu’elle. J’avais essayé de l’enterrer. Seulement voilà, j’avais enterré l’histoire au Bout du Monde, croyant que ce serait assez loin pour que je n’y repense plus jamais. Mais je ne faisais que cela, y repenser. Sors de mon esprit.
Extrait n°9
J’avais les yeux de mon père, et désormais j’avais aussi la souffrance de ma mère. Je sentais cette souffrance devenir un corps solide, quelque chose qui – j’en avais peur – serait toujours là. J’ai pleuré en pensant à ses mains, si petites, quand elles essayaient de le repousser, à son corps, minuscule sous l’énormité de celui de son père. À cet âge-là, je ne savais rien de ce qui concernait le sexe et je n’avais pas de mot à mettre sur la réalité du viol, mais je sentais bien que ce qui était arrivé à ma mère était aussi épouvantable que si elle avait été massacrée. Je n’arrivais pas à comprendre comment elle avait pu endurer cela. J’arrivais encore moins à comprendre comment son cœur avait pu survivre, sachant que c’était sa propre mère qui l’avait portée sur la couche du diable. Que fait-on lorsque les deux personnes qui sont censées nous protéger le plus sont justement les monstres qui nous déchirent et nous mettent en pièces ? La douleur infinie de Maman n’avait rien d’étonnant. Elle n’avait pas été assez aimée.
Extrait n°10
Ma sœur était tout simplement une de ces filles condamnées par une idéologie et des textes ancestraux selon lesquels le destin d’une femme est d’être bien comme il faut, obéissante et sagement séduisante, mais invisible au besoin. Clouée à la croix du sexe auquel elle appartient, une jeune femme se trouve coincée entre la mère et la côte biblique, dans un espace réduit qui ne lui permet d’être rien d’autre qu’une fille qui vit auprès de ses frères sans pour autant être leur égale. Ces garçons qui, eux, peuvent hurler comme des matous en rut, se vautrer dans la chair sans retenue, sans que jamais on ne les traite de traînée ou de putain comme ma sœur.
Extrait n°11
Ce n’est pas facile d’être une femme, P’tite Cherokee. Et surtout, ce n’est pas facile d’être une femme qui passe sa vie à avoir peur de celle qu’elle est vraiment. Tout le monde m’appelle la Vieille Slipperwort. La Vieille. Voilà ce que je suis. La femme qui va au magasin en chaussures plates à semelles en caoutchouc pour acheter des pommes de terre, du lait et du pain. Avec des taches sur ma robe, provenant du petit déjeuner que je prends toute seule. Le dos courbé, mes bas retombant sur mes jambes veinées de bleu et de violet. Des cheveux tout blancs et un visage que plus personne ne voit. Quatre-vingt-dix-sept ans que je suis sur cette terre. Et voilà le résultat : je me retrouve seule dans ma chambre, en train de contempler le reflet d’une femme qui a toujours eu peur d’être elle-même. Dans le miroir, ses yeux sont passés de son image à la mienne. — Ne laisse pas une telle chose t’arriver, Betty. N’aie pas peur d’être toi-même. Faut pas que tu vives aussi longtemps pour t’apercevoir à la fin que tu n’as pas vécu du tout.
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