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Ce que je sais de toi - Eric Chacour

  • Photo du rédacteur: deslivresetmoi72
    deslivresetmoi72
  • 19 oct.
  • 10 min de lecture
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J’ai passé un bon moment de lecture avec ce roman, et en rédigeant cette critique un peu de temps après l’avoir terminé, je réalise que ce roman laisse aussi beaucoup de questions ouvertes.

Avec ses trois parties, Toi, Moi, Nous, la construction du roman est originale, un peu déstabilisante au départ pour moi. Le roman s’attache au parcours de Tarek (Toi), raconté par le fils qu’il a eu sans le savoir (Moi) et qu’il rencontre finalement alors qu’il est lui-même devenu adulte (Nous). C’est l’histoire de Tarek telle que son fils l’a comprise, l’a reconstruite à travers ce qu’il a découvert de lui. Ce procédé narratif installe une distance entre le lecteur et le personnage central. J’ai toujours eu l’impression d’être « au bord » de l’histoire, plutôt que pleinement dans le récit. Mais, malgré ce bémol, j’ai trouvé le récit intéressant… à tel point que la fin m’a surprise, je l’ai trouvée abrupte, j’aurais voulu avancer encore dans l’histoire, avec l’évolution du « Nous », après la rencontre du père avec le fils.

Tarek, fils d’une famille de notables égyptiens, suit les traces de son père en devenant un médecin reconnu qui exerce auprès d’une clientèle plutôt aisée, et consacre une journée par semaine à un dispensaire d’un quartier pauvre du Caire. Il y fait la connaissance d’Ali, un jeune homme inquiet pour la santé de sa mère. Entre les deux hommes naît une amitié, Tarek le prend sous son aile et l’engage en tant qu’assistant…Avec Ali, il découvre aussi le milieu homosexuel, tabou dans la société égyptienne ! Alors qu’il est marié à Mira, Tarek succombe au charme d’Ali…Inconcevable pour sa mère pétrie de principes et inquiète du «  qu’en dira-t-on » et des possibles retombées sur sa famille si cette relation était connue. Tarek mène une véritable double-vie…jusqu’au moment où sa mère fera en sorte de mettre un arrêt définitif à leur histoire. Tarek fuit, migre au Canada, abandonnant sa femme…sans savoir que son fils naîtra peu de temps après.

L’auteur a pris le parti de focaliser son récit sur Tarek, mais j’ai été gênée par la légèreté avec laquelle est traitée Mira, qui semble n’être qu’anecdotique, « décorative » dans la vie de Tarek. On comprend qu’elle souffre de la situation, elle développe des troubles alimentaires… mais on n’a jamais accès à son point de vue, à ses émotions, ou à ses ressentis face au comportement de son mari.

Dans son premier roman, Eric Chacour aborde le thème fort de l’homosexualité masculine dans la société égyptienne dont il décrit assez précisément les codes, en particulier les répercussions de ce tabou sur les familles, et ce qui est indéniable, c’est que son écriture est remarquable, avec des phrases percutantes et une langue riche.


Extrait page 5

Il s’adressait à toi sans te regarder, l’attention détournée par la pipe qu’il venait de coincer entre ses lèvres. Aspirant à vide dans un léger sifflement, il enclencha un rituel qui t’était à la fois mystérieux et coutumier.

Dans la fumée des premières bouffées, tu hasardas sans conviction :— Médecin, plutôt…Il s’immobilisa un instant, comme s’il considérait une offre que tu viendrais de lui faire, puis lâcha sobrement :— Bien, mon fils, c’est un bon choix.C’était un choix par défaut : tu ignorais ce en quoi consistait le métier d’ingénieur. Cela n’avait plus d’importance, son fils serait médecin comme lui. Il n’avait plus besoin d’argumenter. Les doigts qui t’apprendraient un jour ton futur métier tassèrent d’un bourre-pipe les premières cendres de votre conversation. Pendant que ton père rallumait d’une flamme sa pipe, tu t’imaginais revêtant sa blouse.

 

Extrait page 8

La vie commencerait plus tard. Pour l’heure, ce n’était pas la vie. C’était une attente, un répit peut-être, l’enfance, une lente préparation. À quoi te préparais-tu ? ou, plus précisément, à quoi te préparait-on ? Tu appréciais davantage la compagnie des adultes que celle des enfants de ton âge. Tu étais ébloui par ceux qui n’hésitent jamais. Ceux qui, avec le même aplomb, peuvent critiquer un président, une loi ou une équipe de football. Ceux dont chaque geste semble affirmer qu’ils détiennent la vérité pleine et entière. Ceux qui régleraient en un claquement de doigts les questions de la Palestine, des Frères musulmans, du barrage d’Assouan ou des nationalisations.


Extrait page 9

Un jour, il t’apparaîtrait pourtant avec évidence qu’il n’existe que très peu d’adultes véritables. Que nul ne se départ tout à fait de ses peurs originelles, de ses complexes adolescents, du besoin inassouvi de venger ses premières humiliations.


Extrait page 14

Tu te souvenais de cette époque où pas un jour ne passait sans qu’un ami vous annonce son départ pour la France, le Liban, les États-Unis, l’Australie ou le Canada. Sans autre violence que celle d’un déchirement intérieur, ils se résignaient à quitter la terre qu’ils avaient éperdument aimée et où ils pensaient être un jour enterrés. Vous apparteniez à ces quelques milliers qui étaient restés, refusant d’abandonner un pays qui leur tournait le dos. Ceux-là qui tâchaient de perpétuer l’illusion d’une vie de douceur dans le décor familier de leurs maisons, leurs églises, des écoles françaises où ils inscrivaient leurs enfants et de ce cimetière grec-catholioque du Vieux-Caire où ton père, bientôt, reposerait.


Extrait page 15

Ils venaient avec leurs formules convenues et quelques souvenirs de ton père soigneusement dépoussiérés pour l’occasion, jugeaient intérieurement de votre état d’accablement. Ils scrutaient le sillon obscur creusé sous vos yeux par la fatigue, le frémissement s’emparant de vous au moment où ils prononçaient le nom du défunt, puis repartaient avec le goût mêlé des pâtisseries à la pistache et du devoir accompli. Pour certains, la mort est résolument ce que la vie peut offrir de plus divertissant.


Extrait page 34

par surprise, sans grande opposition. Deux jours. Avancer sous les radars, neutraliser toute forme de résistance, procéder à l’assaut. À l’image de Leila envoûtant Qaïs dans ce conte qu’on te lisait enfant, elle avait à ce point pris possession de ton esprit qu’elle te semblait plus présente encore lorsque vous n’étiez pas ensemble.


Extrait page 38

Après avoir perdu dix mille hommes, l’Égypte accepta dès jeudi le cessez-le-feu de cette guerre commencée en début de semaine. Tu ne revis plus Mira pendant les quatorze années qui suivirent.


Extrait page 41

Dans le brouhaha général, la seule phrase qui te parvint fut cette question, sincèrement incrédule, posée par une voix oubliée : « Tarek, c’est bien toi ? » Fallait-il que le pays tout entier vacille à nouveau pour que votre histoire reprenne là où elle s’était arrêtée ? Mira-Ange-de-l’Apocalypse.


Extrait page 52

Il y a de fortes chances que ça ne se guérisse pas… Je veux dire, si c’est ce à quoi je pense…Il demeura impassible, la mâchoire serrée. Tu n’étais pas sûr qu’il ait bien compris. Il avait bien compris. Peut-être voulait-il que tu restes plus longtemps, au cas où elle se réveillerait ? Il n’y tenait pas.Plus aucune parole ne vint troubler la nuit. Il y eut simplement le bruit des pieds d’une chaise que l’on recule, celui d’une porte qui s’ouvre puis se referme, celui encore d’un moteur qui se met en marche et la litanie des klaxons que récite un Caire qui jamais ne s’endort. Toi non plus, cette nuit-là.


Extrait page 70

En apparence, aucun changement dans le fonctionnement de ton existence : les rouages poursuivaient leur imperturbable rotation, ils produisaient encore le tic-tac familier qui endormait la vigilance de tes proches. Mais la mécanique de ce système bien rodé, simple et ordonné, s’était tout bonnement mise à produire du chaos. À défaut d’en avoir pleinement conscience, tu en avais tout au moins l’intuition. Tu savais d’instinct qu’il fallait taire les doutes dont tu étais la proie et le trouble qui les avait fait naître. Tu étais cet enfant profitant d’une baisse d’attention pour ouvrir une boîte d’allumettes. Il ne sait pas à ce moment précis l’incendie qu’elles provoqueront, tout juste en pressent-il la lointaine possibilité.


Extrait page 72

Ali te fascinait. Il y avait chez lui une liberté absolue, une absence de calcul, une exaltation du présent. Il n’était lié par aucun passé et ne concevait pas l’avenir à travers les mêmes contraintes que toi. Il se contentait de vivre et tu te surprenais parfois à espérer que vivre serait contagieux. Tu tentais de te représenter mentalement le garçon que tu étais à son âge, mais les images qui t’apparaissaient étaient sans éclat. Tu repensais aux choix par lesquels tu t’étais construit et une pensée obsédante s’insinuait en toi : celle d’avoir été méthodiquement dépossédé de chacun d’eux. Par tes parents, par conditionnement social, par des raisonnements préétablis, par sens du devoir, par atavisme, par habitude, par lâcheté, comme s’il y avait toujours eu une bonne raison de ne pas trancher. Se pouvait-il qu’inconsciemment tu aies cru te soulager du poids de chaque décision en l’esquivant ? Et pour quel résultat ? Conservais-tu ne serait-ce qu’un souffle de cette infinie légèreté qui semblait gonfler les poumons d’Ali chaque fois qu’il respirait ?

Se pouvait-il que tu lui plaises ?


Extrait page 85

Le bruit se répandit qu’un garçon de mauvaise vie t’assistait dans ta pratique médicale. Les gens aiment parler de « mauvaise vie » : cela revient à dire en creux que la leur est irréprochable. Il est toujours commode de laver son âme au vice des autres.


Extrait page 95

Tu tentas :— Est-ce que tu m’aimes ?— Je ne sais pas. Ça n’a pas de sens. Je veux dire… je pourrais répondre oui, et y croire pour de vrai. Et toi tu répondrais peut-être pareil. Mais ça ne voudrait pas dire forcément la même chose, même si on utilise le même mot.


Extrait page 111

Elle tenta, avec délicatesse, de fissurer ton silence. Cela te surprit : pas de scène, aucun emportement. Elle semblait peser chacun des mots qu’elle prononçait, te décrivant au mieux ce qu’elle ressentait tout en se gardant de t’en faire porter l’entière responsabilité. Par instants, l’émotion venait l’étrangler. De la pulpe de ses doigts, elle étalait ses larmes sur sa joue, inspirait profondément puis reprenait. Sa blessure était sincère ; tu en devinais l’intensité, tu en savais la cause. Étrangement, ce n’est pas tant cette douleur qui te toucha que sa volonté de t’épargner. Elle ne cherchait pas de coupable, juste une issue. Elle t’aimait encore.


Extrait page 112

Les hommes sont des nomades à l’arrêt. Ils peuvent parfaitement traverser leur existence tout en se cachant cette réalité. Ils se persuadent alors que le temps ne compte pas, que l’espace se fractionne en poussières et que ces poussières s’acquièrent par des titres de propriété. Orphelins de l’immensité, ils meurent sans avoir vécu. Mais pour peu que cette vérité leur apparaisse soudain, qu’elle choisisse de jeter sa lumière crue sur leur quotidien, tout compromis à leur liberté devient alors insupportable.


Extrait page 115

La maison, le taxi, l’aéroport, l’avion, l’aéroport, le taxi… La neige couvrait les rues de cette ville inconnue d’une pellicule gris sale qui te serait bientôt familière. À compter de ce jour, tu devins étranger partout.

Tu ne terminas jamais la lettre que tu avais commencé à lui écrire ; à quoi bon chercher à expliquer ce qu’on ne comprend pas soi-même ? En brisant vos vœux comme s’ils n’avaient appartenu qu’à toi, tu l’abandonnais à ses insolubles regrets. Elle se demanderait longtemps ce qu’elle aurait dû être pour que tu ne cesses pas de l’aimer.


Extrait page 123

Caire, 1999Le cumin, la poussière (déjà), la coriandre, la benzine, les ânes, leurs déjections, le sable, la poussière (encore), la sueur, la cardamome, les gaz de combustion, les oignons frits, les ordures brûlées, les fèves chaudes, le jasmin, la poussière (obstinément), l’asphalte redevenu visqueux sous le règne sans partage du soleil. Le Caire était une entêtante présence olfactive qu’une infinité d’éléments composaient. On ne se rend compte de ces choses-là qu’au moment de les retrouver. Avant, elles ne sont pas ; leur abstraction est semblable à celle des battements du cœur. Elles sont vitales mais invisibles. Elles n’existent qu’à partir du moment où l’on a vécu sans. Elles reviennent alors avec une violente évidence, aussi envahissantes que leur présence était jadis anodine. À ce moment précis, elles étaient pour toi Le Caire.


Extrait page 135

Au fond, le drame de cette pièce est qu’il lui manquait invariablement son seul véritable protagoniste : toi.Quant à moi, mon emploi se limitait à leur rappeler ton absence. Et le passage du temps. J’étais leur lumière, leur émerveillement, le sujet de leurs conversations. L’objet de leurs inquiétudes, parfois. J’étais leur prolongement, une forme de seconde chance, leur ciment, une excuse pour se voir, un prétexte pour s’appeler. J’étais leur culpabilité, leurs renoncements, leurs petites lâchetés. J’étais leur mauvaise conscience. Elles ne me l’ont jamais dit mais, d’une manière ou d’une autre, je sais que je te ressemblais.


Extrait page 155

Les quelques fois où je l’avais interrogée sur Ali, elle me servait invariablement la même réponse : c’était un garçon à problèmes que tu avais eu la mauvaise idée de vouloir aider et dont je devais me garder de parler. « Garçon à problèmes. » Derrière cette expression volontairement allusive, je comprenais surtout qu’il était à l’origine d’un certain nombre de nos problèmes, au premier rang desquels ton départ. Peut-être avait-il également lui-même des problèmes, je ne m’étais jamais vraiment posé la question. Quant à savoir pourquoi il t’écrivait des lettres…


Extrait page 156

Je me mis à détester tous mes semblables. Ceux dont le rang social du père tenait lieu de présentation, leurs airs d’être accomplis avant même d’avoir vécu. Ceux qui avaient un modèle qu’il suffisait d’imiter pour un jour devenir un soi convenable. Ceux qui avaient grandi à proximité de la source et allaient s’y abreuver sans jamais avoir connu la soif.Je détestais ma famille de m’avoir tu cette vérité que tout le monde savait. Comme s’il suffisait de dissimuler les miroirs pour préserver un être difforme de sa propre laideur.

Tout cela se mélangeait dans ma tête. Je ne comprenais pas ce que je haïssais ; je haïssais ce que je ne comprenais pas.


Extrait page 171

Je lui en voulais. Elle aurait pu choisir de mêler nos colères, cela nous aurait sans doute rapprochés. Elle avait préféré une vengeance égoïste dont je deviendrais l’instrument. Elle m’avait élevé au fil des années comme un couteau que l’on aiguise patiemment ; une arme qui n’aurait qu’une seule occasion d’atteindre sa cible. Je n’étais déjà plus un enfant à ses yeux. À mon insu, j’étais devenu un homme. Un homme qui ressemblerait à celui qui avait brisé ses rêves. Un homme qui finirait de toute façon par la quitter. Un homme qu’il valait mieux sacrifier avant. Mira-Infanticide.


Extrait page 175

Le destin justifie les épreuves et confère aux réussites un semblant d’élection divine, alors que le hasard donne aux premières des allures d’imprévoyance tout en vous retirant le crédit des secondes. D’ailleurs, que peut-on contre le destin ?


Extrait page 207

Je m’étais créé ce père que la vie m’avait refusé et qui évoluait dans une existence parallèle où je n’étais pas admis. Au début, je l’avais fait pour moi, convaincu qu’il ne pouvait résulter de cette équation à mille inconnues que l’être grandiose qui manquait à ma vie. Et puis, sans vraiment m’en rendre compte, j’ai commencé à le faire pour toi. Comme on se bat au nom d’un père que l’on insulte dans une salle de classe, comme on réhabilite un homme qui n’est plus là pour se défendre, comme on soutient inconditionnellement un proche. Et pourtant, qu’avais-tu d’un proche pour moi ? Tu en étais plutôt l’exact opposé : un lointain. Voilà, tu étais pour moi un lointain auquel, inexplicablement, je tenais. La somme de mes déductions avait fini par raconter une histoire : la tienne. Ou, pour être exact, mon histoire de toi.


Extrait page 209

Je cesse d’écrire ta vie parce qu’elle a été malmenée par trop de mensonges pour que j’y ajoute, même de bonne foi, les miens. Je cesse d’écrire ta vie parce que j’ai besoin que tu me la racontes, parce que je n’en veux plus aucune autre version.

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