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Ceci n'est pas un fait divers - Philippe Besson


Quel livre ! A la fois sobre et percutant, sensible sans être larmoyant, dur et tendre. Philippe Besson a vraiment su trouver les mots justes, sans tomber dans la pathos ni en faire trop, ce qui peut vite arriver sur ces sujets très sensibles. Le sujet ? Le féminicide, une mère tuée par son mari après des années à subir sa domination et les humiliations du quotidien, à faire le dos rond… A quel moment a lieu le drame ? Quand elle a décidé qu’elle n’en pouvait plus et qu’elle voulait le quitter ! C’est malheureusement un schéma classique dans les féminicides. Philippe Besson raconte le drame par le prisme des deux enfants du couple : Léa, 13 ans, a tout entendu et a dû annoncer l’indicible à son grand frère, le narrateur, la vingtaine, jeune danseur de l’opéra de Paris. Philippe Besson nous montre l’onde de choc de ce meurtre, les questions des proches, leur culpabilité à base de « et si j’avait fait ci ou ça ? dit ci ou ça ? vu ci ou ça ???? » Il décrit les rouages qui mènent au drame, et ce qui suit : quels sentiments pour le parent meurtrier qui peut avoir été un parent aimant ? Comment continuer à vivre ? Que sait-on vraiment de l’histoire de ses parents quand on est un enfant ? Quelles répercussions sur le psychisme ? Sur sa propre vie affective et sentimentale ?

C’est vraiment très bien écrit ! Un beau et grand livre sur ce thème difficile !


Extrait n°1

Comme elle ne disait toujours rien, j’ai insisté, avec de la douceur cette fois-ci, en gommant toute angoisse, en n’y mettant aucune exaspération non plus, à croire que j’avais deviné qu’il fallait être gentil, et elle a enfin pu s’exprimer. Elle a murmuré : « Il s’est passé quelque chose. » Je me souviens très bien de la sensation de glace le long de mon échine, j’étais assis sur le tabouret devant la petite table de cuisine de mon studio et je me suis aussitôt redressé sous l’effet du froid. J’ignore pourquoi ce souvenir est si précis quand tant d’autres, demeurés flous, ont exigé des efforts considérables pour que je parvienne à les reconstituer – il faudrait que j’en demande l’explication à ma psy –, je suppose que certains instants décisifs sont inoubliables, et parfois on sait, tandis qu’ils se produisent, qu’ils sont, en effet décisifs.


Extrait n°2

Et j’avais besoin de penser, de sortir de l’indépassable folie de la brève conversation avec ma sœur, de reprendre une forme de contrôle. J’ai alors prononcé les mots à voix haute et en les détachant : mon père vient de tuer ma mère. C’est ça qui s’est imposé : prononcer les mots à voix haute, avec l’intention d’établir leur consistance, leur matérialité, de leur conférer un sens ; avec l’espoir irrationnel de mettre également leur teneur à distance, au moins un peu.


Extrait n°3

En écoutant Muriel raconter, je me suis rendu compte que presque tout ce qu’elle me disait m’était étranger. Pourtant, il n’y avait rien de confidentiel, de secret dans son récit. La réalité, c’est qu’on cherche rarement à savoir qui étaient nos parents avant qu’ils ne deviennent nos parents. On dispose d’informations, bien sûr. On connaît approximativement leur parcours, on sait ce que faisaient leurs propres parents puisqu’on les fréquente en général, on possède des repères, des balises, mais souvent on n’a pas cherché à en apprendre davantage, comme si ça ne nous regardait pas, comme si ça leur appartenait à eux seulement, ou comme si ça ne nous intéressait pas, le passé des autres c’est tellement ennuyeux quand soi-même on est dans l’âge tendre ou l’âge bête.


Extrait n°4

Pierre Verdier, le jour des coups de couteau, je crois que j’ai simplement indiqué : « Ils se sont mariés jeunes. Ma mère était enceinte de moi. » C’était alors toute l’étendue de mes connaissances au sujet de leur jeunesse.

Il n’a pas cillé. J’ai compris que ça ne l’intéressait pas tellement, ça remontait à trop loin, ça n’apportait rien à son enquête. Sur le moment, je ne lui en ai pas tenu rigueur. Depuis, j’ai appris qu’il faut plonger dans les profondeurs pour comprendre ce qui se passe à la surface. J’ai compris aussi que l’invisible est plus parlant que le visible. Et que des bribes ne deviennent des indices que si on les relie à quelque chose d’autre, ou entre elles.



Extrait n°5

Ce n’était pas ce qu’il avait imaginé. Mais avait-il jamais imaginé être père ? Avait-il envisagé ce que ça signifiait ? Alors oui, il s’emportait pour tout et pour rien. Écrivant cela, je ne voudrais pas que vous alliez croire que je lui ai cherché des excuses. Il n’en avait aucune. Aucune. Disons que j’ai cherché des explications. C’est parfois l’unique moyen à notre disposition pour ne pas étouffer.


Extrait n°6

Néanmoins, nous sommes allés dîner tous les trois au restaurant de l’hôtel et nous avons accompli l’exploit de ne pas dire un mot de ce qui s’était passé. Cela seul occupait notre esprit mais c’était trop difficile, ne serait-ce que de l’évoquer, peut-être surtout pour lui. Le temps viendrait. Il y a eu des tentatives de conversation badine, vite avortées, de longues plages de silence, le crissement des fourchettes dans les assiettes, et c’est à peu près tout. Un couple de touristes allemands dînaient non loin de notre table. Ils ignoraient tout du drame qui nous frappait. S’exclamaient parfois en mangeant. Je ne sais plus si leur insouciance nous a rassurés ou si, à l’inverse, elle nous a paru cruelle. La vie continuait, autour de nous. C’était formidable, c’était épouvantable.


Extrait n°7

Ils s’arrangeaient pour que nous ne soyons pas témoins de ces crises. En notre présence, ils prenaient sur eux pour ne pas nous offrir le spectacle de leur désunion, ils jouaient la comédie. Quand, par moments, ça débordait, malgré tout, toujours. Quand, par moments, ça débordait, malgré tout, toujours du fait de mon père, quand, soudain, il y avait de l’électricité dans l’air, ou un raidissement brutal, ou un profond malaise, nous, les enfants, ça nous embarrassait, et on n’avait pas envie de ces dissensions, alors par facilité on faisait comme si on n’avait rien remarqué, attendant que la vie reprenne son cours normal. Et ça finissait par arriver.


Extrait n°8

Le scénario était toujours le même : il lui cherchait des noises, elle faisait semblant de ne pas avoir entendu, tournait la tête, s’occupait à autre chose, la vaisselle, le ménage, il persistait, se rapprochait d’elle, un peu trop, pour montrer qui était le maître dans ce foyer, qui dominait, à qui il fallait prêter allégeance, rendre des comptes, à qui on devait fidélité et respect, et quand il n’en pouvait plus de son mutisme, de son inattention fabriquée, la gifle tombait. Dans la seconde, il s’excusait, il n’avait pas voulu ça, il ne savait pas ce qui lui avait pris, c’est elle qui le poussait à bout aussi, il renouvelait ses excuses, devenait lourd, en faisait des tonnes, avant d’ajouter une fois encore que tout ça c’était de sa faute à elle, puisque c’était lui la victime dans cette histoire…


Extrait n°9

Toujours, il s’agissait d’un prétexte fallacieux. Il avait besoin d’une raison, n’importe laquelle, pour créer une altercation, mener sa guérilla. Il était débordé par sa paranoïa, sa jalousie, son narcissisme. Par son angoisse de l’abandon, puisqu’il faut bien appeler un chat un chat.

Aussitôt, une autre interrogation a surgi. Je ne cessais de me répéter : « Malgré tout, malgré la dissimulation, l’omerta, mon éloignement, comment se fait-il que je n’aie rien vu ? » Il y avait forcément eu des signaux, même faibles, des indices, même ténus. Forcément. C’est alors que, dans la chambre d’enfant cernée de nuit, ont commencé à me revenir, à la manière de bulles qui remontent des profondeurs et viennent exploser à la surface d’une eau calme, des choses auxquelles je n’avais pas accordé d’importance sur le moment et qui, scrutées et rassemblées a posteriori, ont formé une image saisissante.


Extrait n°10

Ceci surtout. Elle était devenue terne. À tous points de vue. Pâle, effacée et triste. Le contraire de celle qu’elle avait été. Car elle s’était longtemps montrée enjouée, vive, pimpante, et ça s’était estompé, dissipé. Comme ça n’avait pas disparu du jour au lendemain, il était possible de ne pas s’en être rendu compte. Au fond, elle s’était éteinte à la façon d’une bougie qui se consume. Une amie qui ne l’avait pas vue depuis longtemps avait osé lui en faire la remarque devant nous et j’avais alors admis qu’elle avait raison. Il avait fallu un œil extérieur, l’avis d’un tiers pour que je prenne conscience de cette lente mais radicale métamorphose. Ma mère avait aussitôt répondu : « Je travaille beaucoup, tu sais. Et je n’ai plus vingt ans. » J’avais acheté ce bobard. Pire, au lieu de m’inquiéter, je l’avais houspillée, la priant gentiment de se ressaisir.


Extrait n°11

Il aurait été surprenant que, même dédouané, je me sente subitement débarrassé du remords et de la honte. Non, ils allaient demeurer, s’enkyster, s’infecter, ce remords et cette honte, je le pressentais.


Extrait n°12

Léa m’a dévisagé. Puis elle a lâché : « Tu ne l’as pas appelé papa… — Quoi ? — Tu n’as pas dit : papa veut nous voir.

Elle venait de toucher un point fondamental. Comment allions-nous l’appeler désormais ? Comment allions-nous le désigner ? J’ai enlacé Léa assise sur le rebord du lit. Elle tremblait.


Extrait n°13

J’étais abasourdi. Certes, il s’agissait d’une question dont j’ignorais qu’elle puisse même être posée (une de plus) mais, si on la posait, le simple bon sens aurait commandé que mon père soit, presque automatiquement, déchu de ses droits. Comment pouvait-on imaginer qu’un mari violent doublé d’un meurtrier ne soit pas un père dangereux, ou au moins inapte ? Concevoir qu’un type qui allait passer des tas d’années derrière les barreaux puisse décider à distance du destin de sa progéniture comme une télécommande actionne, je ne sais pas moi, une porte de garage ? Comment la justice pouvait-elle tolérer, voire favoriser, ce genre d’anomalie, de monstruosité ? Notre père devait être mis hors d’état de nuire, de nous nuire, au moins tenu éloigné de nous. Et découvrir qu’il faudrait en passer par une négociation me donnait envie de vomir.


Extrait n°14

Et quand les larmes venaient aux yeux de sa victime, il lui enjoignait de ne pas « se mettre dans tous ses états » avant d’assurer qu’il tenait « quand même » à elle et cette aumône lui redonnait un pauvre sourire. Il savait aussi mieux que personne lui retourner le cerveau. Dès qu’elle exprimait une conviction, ne pouvant s’empêcher de la contredire, il commençait par insinuer le doute à coup de « Ah tiens ! » ou de « Tu es bien sûre ? », puis la remettait en question, à coups d’arguments le plus souvent bidons mais qu’il assénait avec aplomb, ou de théories fumeuses, mais qui semblaient élaborées ou que sa virilité imposait, si bien qu’elle finissait, déboussolée, par se ranger à son point de vue.


Extrait n°15

Et charmant avec les autres, ceux du monde extérieur, ceux du dehors. Car il savait se montrer drôle, original, prévenant. Il avait des talents de comédien. Il était doué aussi pour dire aux gens ce qu’ils avaient envie d’entendre quand il entreprenait de redorer son blason. Elle seule connaissait sa duplicité et parce qu’elle était précisément la seule à savoir, il lui était impossible de la prouver. C’eût été sa parole contre la sienne. Et c’est toujours lui qu’on croyait.


Extrait n°16

Pour finir, elle est revenue une dernière fois sur « notre mère », une femme qui avait poussé la porte d’une gendarmerie, qui en était arrivée à devoir le faire, qui avait eu ce courage et qu’on n’avait pas écoutée, « à l’instar de centaines d’autres victimes avant elle, toutes mortes aujourd’hui, ou cabossées pour toujours ». Voulait-on que ça se reproduise, que ça continue ? Notre mère, pourtant unique, était, soudain, toutes les femmes. Le procureur, de son côté, a réclamé la réclusion criminelle à perpétuité.

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