Clara lit Proust - Stéphane Carlier
- deslivresetmoi72
- 29 oct. 2022
- 5 min de lecture

Une amie m’a offert ce livre très récemment et je l’ai lu très rapidement : c’est un roman assez court, plaisant et « rafraîchissant » ! J’ai passé un très agréable moment de lecture avec Clara et ses collègues du salon de coiffure.
Clara est une jeune femme, coiffeuse dans le salon de Mme Habib à Chalon-sur-Saône : elle mène une vie simple, entre son petit ami JB, pompier beau comme un Dieu, ses collègues, les discussions de convenance avec les clientes, les déjeuners du dimanche chez ses parents. Un jour, un client du salon oublie son livre « Du côté de chez Swann ». Comme tous les livres oubliés, celui-ci rejoint une étagère du salon…jusqu’à ce que Clara, se souvenant du client, séduisant, et du livre qu’il avait oublié…Elle retrouve le livre et se met à lire ce roman de Proust. On la suit dans sa découverte et dans sa façon d’apprivoiser cette œuvre : avec une certaine retenue d’abord, puis après une phase d’apprivoisement, avec frénésie, plongeant dans le livre à la moindre occasion, s’y perdant, charmée par le style et la vision de choses de Proust.
Clara lit Proust est un petit roman qui semble très léger mais qui recèle plein de subtilités et plusieurs niveaux de lecture.
Stéphane Carlier excelle dans l’art d’évoquer les petits détails qui rendent l’histoire hyper réaliste : les tenues des clientes, les expressions et conversations, les titres qui passent à la radio, et 1001 choses anecdotiques à premières vue mais qui créent une véritable ambiance, une grande proximité avec le lecteur. Et puis, l’autre tour de force de l’auteur réside dans sa façon d’aborder Proust : c’est un écrivain emblématique, mais qui impressionne… J’avais tenté de lire Du côté de chez Swann quand j’avais une vingtaine d’années, et je n’étais pas allé plus loin que les toutes premières pages, ayant peur du « monument » de la littérature, ne me sentant pas à la hauteur de cet auteur ! Et, là, à la suite de ce roman, j’ai repris le livre et je le découvre vraiment, je l’apprécie. Stéphane Carlier nous donne quelques clés de lecture nous permettant d’aborder le roman avec en vie et confiance ! Ma prochaine chronique sera donc sur …Du côté de chez Swann !
Extrait P 66
Elle continue, veut savoir, elle est curieuse, l’a toujours été. Une autre phrase l’arrête. « Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. » Impénétrable. Elle fronce les sourcils mais continue, sans plus être touchée. Les mots redeviennent des fourmis alignées. Proust parle de la position de son corps dans son lit, de son bras ankylosé, des meubles autour de lui. Ecrire autant de mots pour simplement dire qu’il n’arrive pas à dormir : ce type a un problème, il faut qu’il consulte.
Elle ferle le livre, le jette sur le canapé. Ça ira, merci. Il y a certainement des gens qui aiment ce genre de lecture, elle, ce qui lui plaît, c’est Jacob Elordi. Elle se tourne du côté de la fenêtre, pense aux yeux de l’acteur, à son expression de cocker triste, et alors, étrangement, comme si ses connexions neuronales avaient mis du temps à se faire, la dernière phrase qu’elle a lue lui revient. Elle reprend le livre, retrouve la page puis la phrase en question. Tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années. Et, d’un coup, tout fait sens. Cette histoire, c’est celle d’un homme couché qui va et vient entre le sommeil et la veille, le rêve et la réalité, le passé et le présent. Elle reconnaît ces états de confusion. Elle aussi, il lui est arrivé, au moment de s’endormir ou dans les secondes qui suivaient son réveil, de ne plus savoir si elle se trouvait dans cet appartement, dans la maison où elle a grandi ou dans celle de sa grand-mère à Besançon.
Extrait P68
Plus elle le lit, mieux elle le comprend. Il n’emploie pas de mots compliqués, c’est juste que ses phrases, souvent, vont voir ailleurs. Une fois qu’elle le sait, qu’elle a compris qu’il ne l’abandonne pas mais reviendra la chercher, ça va tout seul. En fait, ce qui le rend si particulier, c’est sa sensibilité. On n’a pas l’habitude, dans la vie courante, d’éprouver les choses de cette façon. Et c’est se hisser à ce degré de finesse qui demande un effort à celui qui le lit. Qui requiert toute son attention. Qui fait qu’il ne peut pas lire Du côté de chez Swann avec Rage Against the Machine en fond sonore. Bon, c’est un exemple.
Et puis, pourquoi le cacher, elle n’est pas peu fière : elle lit A la recherche du temps perdu. Elle en est capable. Ce n’est pas rien. Anaïs ne pourrait pas lire A la recherche du temps perdu. Nolwenn, n’en parlons pas. Et le fait que c’est arrivé comme ça, par hasard et seulement par curiosité, contribue au sentiment de triomphe qui grandit en elle.
Extrait P84
Bien le lire, c’est aussi ne pas hésiter à sauter des pages. Ce sont quelquefois cinq pages qu’elle survole avant de reprendre sa lecture au début d’un nouveau chapitre. Sur les plus de quatre mille pages au total de la Recherche, il y a de la marge. Elle le fait sans état d’âme, certaine que même Marcel, s’il se relisait aujourd’hui, se trouverait trop long par moments.
Extrait P89
Avec Proust, elle a l’impression de tout voir. Forcément, puisqu’il lui montre le monde visible dans ses détails infinis et un autre, derrière, caché mais vaste et puissant, qui impose sa loi, sa volonté au premier : la réalité psychique, psychologique des êtres. Et ce n‘est pas tout. En l’initiant au principe de la mémoire involontaire, comme s’il posait ses mains sur ses épaules et la faisait légèrement pivoter, il enrichit son point de vue en y ajoutant une dimension qu’elle avait ignorée jusque-là, celle du temps. Le passé, en surgissant dans le présent, ne s’y prolonge-t-il pas ? Le souvenir n’a-t-il pas plus d’existence que l’épisode qu’il relate ? Pourquoi semble-t-il qu’à mesure qu’on vieillit on se souvienne de mieux en mieux ?
Quel cadeau. Elle se fait la réflexion un matin, en entendant Nolwenn parler à une cliente des Marseillais à Dubaï. Le temps passé à lire Proust, c’est du temps gagné, volé par l’intelligence et non à elle.
Extrait P 119
On ne dit jamais à quelqu’un qui s’est fait larguer sans préavis après trois ans et demi de vie commune » Tu devrais lire Du côté des Guermantes ». On lui conseillera plus naturellement de s’inscrire dans une salle de sport ou de prendre un chat, mais c’est une erreur. Non pas de s’inscrire dans une salle de sport ou de prendre un chat mais de mettre Proust de côté. S’il n’a pas précisément écrit un guide de survie aux séparations douloureuses, Marcel n’a pas son pareil pour réconforter son lecteur esseulé. D’abord en le rendant plus intelligent, ce qui n’est pas rien, et aussi en lui faisant réaliser que l’amour n’existe pas, qu’il n’est qu’une fabrication de notre cerveau en réponse à notre frustration existentielle, à notre terreur de l’abandon, que la personne qu’on croit aimer n’a rien à voir avec qui elle est réellement, qu’on la désire parce qu’elle nous échappe mais que, une fois qu’on l’a, on ne comprend même plus ce qui nous la faisait désirer, qu’on est de toute façon irrémissiblement seul, et qu’ainsi donc, en amour, on ne fait jamais que souffrir le martyre ou s’ennuyer comme un rat mort.
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