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Couleurs de l'incendie - Pierre Lemaître

  • Photo du rédacteur: deslivresetmoi72
    deslivresetmoi72
  • 25 oct. 2021
  • 6 min de lecture

J’avais lu et beaucoup aimé Au-revoir là-haut, mais je n’avais pas enchaîné avec les autres tomes sortis plus tard. J’ai récemment revu le film tiré du roman, et c’est ce qui m’a donné envie de découvrir la suite. Couleurs de l’incendie s’articule autour du personnage de Madeleine Péricourt, fille unique de Marcel Péricourt. Le roman s’ouvre sur l’enterrement de Marcel Péricourt, avec d’entrée de jeu une péripétie assez originale. Ensuite, par un enchaînement de circonstances et de crises économiques, Madeleine, pourtant riche héritière, se retrouve ruinée et doit apprendre à vivre de façon beaucoup plus modeste avec Paul, son fils unique. Pour ne pas trop en dire et gâcher le plaisir de la découverte des futurs lecteurs, je résumerai la suite brièvement : Madeleine va manigancer, œuvrer dans l’ombre pour se venger des trahisons successives qu’elle a subies.

J’ai apprécié cette lecture, mais moins que le premier tome. La plume de Lemaître est toujours aussi enlevée, agréable à lire. J’ai beaucoup aimé l’ambiance retranscrite des années 30, le contexte social et politique précisément documenté, croiser les différentes couches de la société (petits malfrats, journalistes, hommes politiques, bourgeois, banquiers, dame de compagnie…). Mais je ne me suis pas « attachée » aux personnages, sauf un peu à Paul : j’ai trouvé certaines intrigues trop invraisemblables. Le personnage de Madeleine reste trop « factuel » à mon goût : on la voit agir, réagir… mais on ne partage pas ses émotions… c’est, je crois, ce qui m’a manqué pour être complètement embarquée dans l’histoire.


Extrait n°1

Bien que très ébranlée par la mort de son père, Madeleine était partout, efficace et retenue, donnant des instructions discrètes, attentive aux moindres détails. Et d’autant plus soucieuse que le président de la République avait fait savoir qu’il viendrait en personne se recueillir devant la dépouille de « son ami Péricourt ». À partir de là, tout était devenu difficile, le protocole républicain était exigeant comme dans une monarchie.


Extrait n°2

Marcel Péricourt était justement un représentant de la France d’avant, celle qui avait autrefois conduit l’économie en bon père de famille. On ne savait pas exactement ce qu’on allait mener au cimetière, un important banquier français ou l’époque révolue qu’il incarnait.


Extrait n°3

Aussi, lorsque, sans le moindre signe avant-coureur, Madeleine avait soudain annoncé que ce mariage n’aurait pas lieu, Joubert était-il brutalement retombé sur terre. L’idée qu’elle puisse annuler leur projet du seul fait qu’elle couchait avec ce petit répétiteur de français lui avait semblé totalement irrationnelle. Qu’elle prenne les amants qu’elle voulait, en quoi cela mettait-il en péril leur mariage ? Il était tout à fait disposé à composer avec les relations extraconjugales de son épouse, si on s’arrêtait à pareilles considérations, que deviendrait le monde !



Extrait n°4

La conversation suivait un parcours immuable. La politique d’abord, puis l’économie, l’industrie, on terminait toujours par les femmes. Le facteur commun à tous ces sujets était évidemment l’argent. La politique disait s’il serait possible gagner, l’économie, combien on pourrait en gagner, l’industrie, de quelle manière on pourrait le faire, et les femmes, de quelle façon on pourrait le dépenser. Cette assemblée tenait à la fois du repas d’anciens combattants et du concours de paons, tout le monde venait y faire la roue. – Alors, ce deuxième tour des élections ?


Extrait n°5

Elle se consolait en constatant que la maison avait repris une vie à peu près normale, du moins, autant que pouvait l’être un lieu qui voyait cohabiter un enfant à demi paralysé, une nurse qui ne parlait pas un mot de français, un journaliste appointé pour ne rien faire, une dame de compagnie qui avait tapé dans la caisse plus de quinze mille francs et l’héritière d’une banque familiale qui n’avait aucune idée de ce qu’étaient un seuil de cession ou une valeur nominale de créance.


Extrait n°6

La puissance du capital, le cynisme des capitalistes, l’injustice sociale avaient hurlé aux oreilles d’un Dupré que les nouvelles de la révolution de 1917 avaient déjà pas mal ébranlé. Il n’avait pas fallu plus que la démobilisation, la difficulté de retrouver un travail dans une France indifférente à ses héros et la déprimante expérience de contremaître dans l’entreprise d’Aulnay-Pradelle pour que Dupré se sente pousser des velléités communistes. Il avait adhéré au Parti communiste en 1920 et rendu sa carte un an plus tard. Après quatre années de guerre, il avait trop de mal à supporter la hiérarchie et à respecter la discipline. Mais comme il avait conservé de furieuses envies de tout faire péter, il avait basculé dans une forme assez personnelle d’anarchie. Trop rationnel pour, comme on faisait autrefois, poser des bombes n’importe où (il ne croyait pas à l’utilité des victimes), ou pour assassiner un président de la République (il ne croyait pas aux symboles), et trop individualiste pour militer dans des organisations (il ne croyait pas au collectif), il vivait seul et parlait peu parce qu’il trouvait rarement des gens avec qui partager un avis. Son individualisme qui frisait l’égoïsme avait fait de lui un reclus. La société a vraiment de la chance que je ne sois pas devenu plus violent, pensait-il souvent. Il était libertaire dans l’âme, comme d’autres sont croyants, pour lui-même, sans besoin d’en offrir aux autres la manifestation. La perspective d’un monde sans propriété privée et régi par la libre association ne l’avait pas davantage convaincu. Non qu’il n’adhérait pas aux théories anarchistes, mais parce que, vidé par la guerre et l’expérience de l’après-guerre, ses ressorts étaient purement négatifs.


Extrait n°7

Au fond, pour Dupré, aider à ruiner un banquier, à écraser un député de la bourgeoisie, à dessouder un journaliste réactionnaire, c’était une mission comme une autre en faveur du désordre, de la déstabilisation, une action de sape modeste, sans héroïsme (il ne croyait pas aux héros), tout à fait le genre de chose qui pouvait lui donner le sentiment de participer utilement à la montée du chaos.


Extrait n°8

Solange, comme on sait, était exubérante. Elle donnait l’impression de ne jamais rien voir d’autre qu’elle-même, et quoiqu’elle fût maintenant assise pour recevoir les hommages, elle brassait l’air comme personne. Mais elle avait un œil d’une acuité terrible et il ne lui fallut pas une demi-seconde pour saisir, en voyant entrer Paul et sa mère, qu’ils étaient des déclassés. Madeleine était très bien habillée, très soignée, mais elle avait perdu ce quelque chose de l’aisance des femmes fortunées, c’était un pas plus court, un regard moins sûr de soi, presque rien, Solange comprit. Elle renonça aussitôt au dîner fastueux qu’elle avait programmé et prétexta de la fatigue pour inviter Madeleine et Paul à un « en-cas sans façon » qui serait servi par le room service dans sa chambre du Ritz. C’était déjà trop luxueux, selon elle, mais pas moyen d’improviser autre chose en un temps si court. Rien de tout cela n’échappa à Madeleine. Bien qu’elle en fût vexée, elle sut gré à la cantatrice de sa retenue. Pour la première fois, les deux femmes purent avoir un dialogue sans enjeu et ressentirent ce qu’il y avait de triste à renoncer à leur ancienne rivalité. Madeleine discerna l’ombre qui voilait parfois le regard de cette énorme femme aux manières extravagantes et ridicules dont la voix tragique transperçait les âmes. Peut-être, sans se le dire, communièrent-elles dans cette impression de se trouver l’une et l’autre devant une sœur qui avait dû elle aussi beaucoup souffrir.


Extrait n° 9

Dupré lui aurait bien collé une beigne, à cet inutile, mais ça n’était pas son boulot. Il perdait aux courses tout ce que la fille lui donnait et Dupré avait fait le compte en allant le voir à l’hippodrome, c’était quelque chose… C’en était même triste. Que les riches soient riches, c’était injuste, mais logique. Qu’un garçon comme Robert Ferrand, visiblement né dans le caniveau, se complaise à être entretenu par la grue d’un capitaliste, ça renvoyait tout le monde dos à dos, l’humanité n’était décidément pas une bien belle chose.


Extrait n° 10

La situation était d’autant plus difficile que le budget de 1933 était le quatrième consécutif à s’annoncer déficitaire, on était passé de six millions de pertes à six milliards, puis de six milliards à quarante-cinq. La dette du pays inquiétait les économistes, qui angoissaient les politiques, qui, à leur tour, culpabilisaient les citoyens. Au terme de cette cascade de préoccupations, il faudrait bien trouver l’argent là où il était. La poche des contribuables restait l’endroit le plus directement accessible, mais les associations anti-fiscalistes n’avaient jamais été aussi virulentes, ce qui inquiétait beaucoup Alphonse.


Extrait n° 11

C’était curieux, ces souvenirs, ils revenaient en désordre et remontaient de loin des choses qu’il croyait perdues… Oui, il l’avait beaucoup aimée et Hortense n’avait aimé que lui. De tout temps, elle l’avait regardé comme un héros, c’était idiot, bien sûr, la foi du charbonnier, mais enfin, Charles, ça l’avait tenu, ce regard-là. Ce qu’elle était agaçante, c’est vrai, ce qu’il l’avait rembarrée avec ses douleurs. Il ne s’en était pas rendu compte, il pleurait. Sur lui-même, comme tout le monde. Ce qui le surprenait, ce n’étaient pas les larmes, il avait le cœur facile, c’était leur nature. Il pleurait sur une femme qu’il avait aimée profondément. Cet amour n’était plus qu’un souvenir depuis longtemps, mais c’était le seul qu’il eût jamais connu. Hortense était morte un vendredi, le lundi le cercueil serait ramené à la maison d’où partirait le cortège.

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