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D'or et de jungle - Jean-Christophe Rufin


Jean-Christophe Rufin est un de mes auteurs favoris, et son dernier roman est arrivé en priorité dans ma liste de livres à lire dès que j’ai su qu’il était paru ! J’attendais beaucoup de cette lecture, et je n’ai pas été déçue : c’est un excellent roman que j’ai dévoré en quelques jours.

C’est une fiction parfaitement réaliste, en espérant que ce n’est pas un roman prémonitoire. Les géants financiers d’internet et de l’IA décident de s’affranchir des lois contraignantes en s’offrant un état dans lequel ils pourront continuer à concrétiser leurs ambitieuses inventions sans contrôle éthique, moral ou financier.

Tous les mécanismes d’une telle opération sont minutieusement décrits, les personnages collent parfaitement au scénario et le récit est prenant, rythmé dans un style efficace : rien de superflu, on sent l’important travail de documentation, mais J-C Rufin a su mettre ses informations et ses connaissances de diplomate au service d’un vrai roman dans lequel le lecteur apprend beaucoup sans avoir l’impression de lire un essai de géo-politique. Il nous embarque dans l’univers fascinant des agences de renseignements avec des personnalités fortes et une vision globale des enjeux de pouvoir et d’influence dans le sultanat de Brunei, en Asie du sud-est. Je vais beaucoup conseiller ce roman autour de moi !


Extrait n°1

A cause de la modestie de ses origines, il avait échappé à la tyrannie des orthodontistes et sa denture était irrégulière. Une incisive plantée légèrement de travers donnait à son sourire un attrait particulier, dont il faisait consciemment usage. Ses yeux noirs, profondément enfoncés dans leurs orbites, son nez fin et ses traits aigus conféraient à son visage une force virile qu’atténuaient une peau soyeuse et un tapis de barbe taillée ras qui lui couvrait jusqu’au milieu des joues. Il faisait penser à un fauve, mais dans la version apprivoisée, celle qui se caresse et rassure les enfants.


Extrait n°2

Signe que son pouvoir était absolu et ne lui imposait aucune convention sociale, il portait encore son éternel T-shirt, à la seule différence que celui-ci, griffé d’une grande marque, devait coûter très cher. Il n’avait même pas renoncé à son bermuda de surfeur, décoré d’oiseaux exotiques. Il était chaussé de Nike mais devait en posséder désormais toute une collection, car elles n’étaient pas défoncées et boueuses comme autrefois mais propres et d’un modèle rare.


Extrait n°3

Ronald se tut un long instant. Élevé au fond des bois… Comment expliquer la terreur qu’il avait ressentie en arrivant en ville et comment l’exemple de la vie sauvage avait été son seul secours ? Pour effrayer, se cacher ou combattre, les bêtes font usage de leur parure comme d’une arme. À San Francisco, dès ses premiers jours au milieu des humains, il avait décidé qu’il ne serait jamais pris en défaut sur sa vêture. Pour tenir les autres à distance, pour forcer leur respect, pour obtenir leur confiance et surtout pouvoir la tromper, il fallait porter les habits des maîtres du monde, ceux qu’on voyait à la télévision, à Wall Street et au Capitole.


Extrait n°4

Prendre le contrôle d’un pays, c’est un métier. Il faut choisir judicieusement sa cible, analyser les forces en présence et mettre en œuvre toutes sortes de techniques de subversion. Dans notre jargon, on appelle ça un coup d’État clefs en main.


Extrait n°5

Flora lui jeta un regard par en dessous. Il avait toujours cet aplomb, ce calme qu’elle avait longtemps pris pour de la sagesse. Avant de comprendre que c’était surtout le moyen pour lui d’embarquer les gens dans ses pires folies. N’y crois pas. Même si tu crèves d’envie d’y croire encore.


Extrait n°6

Elle avait enchaîné les boulots insignifiants. Elle se sentait désespérément en manque d’un projet. Un vrai projet, c’est la plongée dans l’inconnu, des sensations intenses et presque douloureuses, la peur, l’impatience, l’attente anxieuse. L’action. L’accomplissement.Ronald apportait cela avec lui de façon démoniaque. Il n’avait pas son pareil pour donner à la vie une intensité extrême, toujours à la limite de l’insupportable. Flora avait conscience que cela s’apparentait à de l’emprise. Mais elle l’avait trop souvent vécue avec lui pour méconnaître ce qu’il y avait de jouissif dans cette servitude volontaire. Et elle savait d’expérience, a contrario, combien la pure liberté prend souvent le goût désespérant du vide et du manque.

 

Extrait n°7

Flora sursauta. Elle regardait la pièce, ses murs lépreux. Depuis un moment, en pleine conscience, elle mesurait le caractère surréaliste de la scène. Quatre personnes qui se connaissaient à peine, assises en rond sur des chaises branlantes, décidaient tranquillement d’organiser un coup d’État dans un pays lointain dont ils ignoraient presque tout.


Extrait n°8

La seule liberté des humains est de choisir leurs rêves. Mais ils n’ont pas le pouvoir de les faire aboutir. C’est leur drame et leur bonheur. Nos projets sont toujours trahis. Estimons-nous heureux, déjà, d’avoir pu les vivre.


Extrait n°9

L’avenue était bordée de loin en loin par des immeubles qui semblaient vides. Un ancien palais se dissimulait derrière des grilles fermées. L’environnement n’était en rien celui qu’on attend d’un petit État pétrolier. Tout était vétuste et désert, et plus ils avançaient en direction de la berge, plus le délabrement des bâtiments s’accentuait. Le front de rivière était constitué d’édifices désuets, aux parois de béton brut ou recouverts de carrelage, à la mode des années soixante-dix. Les rez-de-chaussée étaient occupés par un alignement de boutiques tenues par des Indiens, qui vendaient des épices, des saris, de la quincaillerie bon marché. De l’autre côté du quai, juste au-dessus de l’eau, avait été bâtie une sorte de kiosque qui s’affichait comme « centre culturel ». Par les baies vitrées, ils virent que les pièces étaient dépourvues de meubles et désertes.


Extrait n°10

Il a raison, songeait Flora, en entendant la réflexion de Jo, mais pour rien au monde elle ne l’aurait avoué. Comment est-ce qu’on s’y prend pour faire un coup d’État ? Quand on regarde un pays de loin, sur une carte ou dans des livres, tout paraît facile. Mais au ras du sol ? Ces routes, ces immeubles, ces voitures, ces gens… Ronald est dingue. Je n’aurais jamais dû l’écouter. Dans quel pétrin va-t-il encore nous mettre ?


Extrait n°11

Sa détermination revint. Elle se leva et alla fouiller dans son sac à dos.Elle en sortit l’accessoire ultime, la providence de la femme en détresse, le secours des abandonnées : une petite robe noire.


Extrait n°12

Dans ce temps suspendu, loin des masses humaines, rien ne rappelait les échéances décisives du lendemain. L’avenir, et d’abord le jour d’après, était anéanti tout à la fois par la force de l’instant et par l’éternité immobile dans laquelle vivait la forêt.


Extrait n°13

C’est le nouvel effet papillon, dit Delachaux qui avait dû préparer sa phrase les nuits précédentes. Un petit clic de souris ici. Et un tremblement de terre à l’autre bout du monde.


Extrait n°14

Le principe d’un coup d’État, de tous les coups d’État, c’est la violence. On ne change pas un pouvoir en place en frappant gentiment à la porte et en demandant de s’assoir dans le fauteuil du chef que l’on veut renverser.L’assistance silencieuse attendait la suite.— Dans toutes les théories classiques du coup d’État, la violence est pratiquée par ceux qui se lancent à l’assaut du pouvoir. Cette méthode-là est sanglante et même criminelle. Nous, nous sommes en train de faire l’expérience, pour la première fois au monde, notez-le, d’un autre type de processus. Nous nous contentons de révéler la violence interne d’une société, de la faire apparaître au grand jour. Comme au judo, nous utilisons l’énergie de l’adversaire pour le renverser.

 

Extrait n°15

Les réticences n’étaient pas vaincues mais personne ne se sentait de taille à affronter la rhétorique du professeur. De plus, malgré eux, tous étaient gagnés par les arguments du vieux révolutionnaire. N’était-il pas exact qu’ils luttaient contre un régime odieux et qu’ils espéraient contribuer à réduire les injustices dont était victime ce peuple ?


Extrait n°16

Il était cependant accablé et ne pouvait que s’incliner. Il n’avait d’autre choix que de laisser le processus arriver à son terme.— Fais-nous confiance, dit Ronald avec la voix du vendeur qui, sur une publicité, propose un régime miracle pour perdre dix kilos par semaine, tout en mangeant comme un cochon.

Confiance ! Je ne demande que ça.C’était évidemment une antiphrase qui signifiait : « Je regrette amèrement de l’avoir fait. » Ronald feignit de le prendre au pied de la lettre.— Je te remercie sincèrement. Tu ne le regretteras pas.


Extrait n°17

Quand elle repensait à cet épisode, elle avait honte. Elle mesurait plus que jamais à quel point, depuis qu’elle s’était engagée dans cette affaire, elle n’avait fait que se soumettre à l’emprise de Ronald. Elle avait cherché à se rassurer en se disant qu’elle suivait l’exemple de son grand-père. En réalité, ses actes n’avaient rien à voir avec le romantisme désespéré de son aïeul. Loin de cultiver, comme lui, sa liberté, elle avait obéi, une fois de plus. Comme à l’armée, comme à Providence, comme sur le Prairial en promenant des touristes. Elle avait confondu l’esprit de compétition, la volonté de se battre et de survivre avec la liberté véritable.


 

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