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D'où vient l'amour - Yann Queffélec


On m’a offert ce roman dont je n’avais pas entendu parler avant, mais Yann Queffélec est un auteur que j’ai déjà lu et apprécié et, surtout, que j’aime écouter lorsqu’il est interviewé en radio. Je l’ai donc découvert sans aucune attente particulière et sans a priori.

Maud, 17 ans, pendant l’occupation allemande ( l’auteur mentionne les dates avec imprécision, soule forme d’une année sans unité du type 194.), a grandi aux Fabergues, dans les Cévennes, entre son père et sa mère, assez isolée du monde. Belle comme le jour, elle rêve de partir, de s’émanciper, de côtoyer le grand monde, des New-York, de cinéma…A dix-sept ans, elle a l’opportunité de partir en ville, au Vigan, pour travailler dans une usine de confection, les Ateliers Pujol. Elle tombe amoureuse de Samuel, fils du patron, et attend rapidement secrètement un enfant de lui. Après cette naissance qu’elle n’assume pas, sa vie change. Elle se retrouve au cœur d’un réseau de résistance, auprès de sa tante Rachel, de Samuel et de son père, et même de ses parents restés au Fabergues qui hébergent des familles juives. Face à eux, on trouve des Allemands impitoyables, occupants SS tout-puissants, des Français collaborateurs et délateurs…toutes les facettes de l’âme humaine ! Ce roman est le récit des vies de ces personnages pendant ces mois de guerre, de vie difficile, de risques, de doubles-jeux et doubles-vies de toutes parts. Comme le titre le suggère, ce roman interroge l’amour et ses variations : l’amour charnel, l’amour maternel, l’amour de la nature, de la musique, l’amour de son pays, de son terroir

Yann Queffélec, fidèle à ses sujets de prédilection, comme les amours compliquées et l’engagement pour une cause juste, livre ici un récit dense, foisonnant, avec de nombreux personnages importants autour de Maud. Globalement, j’ai bien aimé cette histoire, j’ai retrouvé avec plaisir Maud et ses aventures, sans toujours comprendre ses choix. J’ai cependant parfois trouvé difficile de suivre le fil directeur, il faut une lecture assidue, pas trop morcelée, pour rester connecté au récit. J’aurais également aimé en savoir plus sur d’autres personnages, en particulier sur Rachel qui reste assez mystérieuse. La fin est un peu abrupte et m’a semblée presque incomplète, laissant en suspens le destin des principaux personnages.


Extrait P21

Un jour, il fut question d’avenir, en classe, des métiers qu’elles feraient plus tard, ouvrière, dactylo, postière, comptable. « Et toi ? …. Comme tes parents ? »

Et c’est à moi qu’elle demande ça, pensa Maud, comme par hasard !

Ses parents ? Sûr que non ! Ses parents tressaient l’osier à se déchirer les doigts, ses parents se cassaient la nénette sur les traversiers du volcan à longueur d’année. Ils ramassaient des topinambours et des patates plus noires que du charbon, des oignons roses, des aubergines, des cèpes. Les meilleurs du monde, qu’ils disaient, et il fallait dire comme eux, ne pas se demander où il pouvait bien être, le monde, au-delà du volcan, et s’il existait à l’avant du paquebot Normandie. Le monde c’était Dieu fils de Marie, pour ses parents. « Sûr que j’suis pas inquiète, éluda-t-elle avec feu, du cinéma plein les prunelles. Pas inquiète du tout ! », et la classe partit d’un rire charmé.

S’inquiéter pour Maud, et puis quoi encore ! Elle était si jolie, à quinze ans, qu’on avait l’impression d’aller en classe avec une princesse de conte oriental, une vedette inconnue, et d’embellir soi-même à vue d’œil en étant sa copine. Toutes les filles lui tournaient autour, Maud par-ci, Maud par-là, lui demandaient conseil. Si l’une d’elles ferait un beau mariage avec demoiselles d’honneur et gala, plus tard, c’était Maud. On savait bien qu’elle était pauvre, mais est-ce qu’on est pauvre quand on est jolie, et qu’on plaît aux garçons ?


Extrait P50

Neuf mois plus tard, le paquebot Normandie a pris feu dans le port de New York et Maud a perdu de vue Michèle Morgan. Entre-temps elle a connu la guerre, au Vigan, la peur et les aléas d’une virginité sujette aux métamorphoses. Elle aurait dû s’en douter, mais l’amour est plus fort que la vie, n’est-ce pas, jusqu’à la seconde fatale où la vie se mélange à l’amour et dit : Maud, Maud, réveille-toi, je suis là.

Elle est enceinte, mon Dieu ! Elle n’y croit pas, elle oublie, elle aime trop, les mois passent, bientôt sept…bientôt l’heure d’aller accoucher aux Fabrègues, avec Toï. Vu qu’elle ne sait pas où aller et qu’elle n’a rien dit aux autres, à personne, ah non ! Surtout pas à l’amoureux qui lui a fait ça, non non non ! Des fois qu’il aille dire qu’elle ment, que c’est pas lui, qu’elle l’a trompé. Et qu’elle se fasse virer du boulot comme une pestiférée. Et qu’il ne l’aime plus.


Extrait P 125

Les Pellatan avaient un hôte, depuis deux jours : le nouveau-né Eddie dont on ne savait pas quel nom il allait porter. Si même il vivrait, le lait de chèvre n’ayant pas l’air de lui convenir, et sa mère n’étant plus là.

« Je n’aurais qu’à partager mon chêne avec lui, soupirait Célestin, il est bien assez grand pour deux. »

Il parlait d’un chêne foudroyé dont les racines empiétaient sur le muret du traversier devant la maison. L’arbre s’enorgueillissait d’une ombre illimitée ; l’ombre s’enorgueillissait d’un parterre vague de pensées sauvages dont le va-et-vient perpétuel au ras du sol enchantait Célestin. Adossé aux racines de l’arbre mort, il ne se lassait pas de regarder dodeliner les fleurettes, sans penser à rien, comme d’autres ne s’ennuient jamais au spectacle mobile de la mer. Vous êtes mes pensées, leur disait-il, je ne sais pas très bien ce que signifient les hochements de vos bonnes petites têtes mauves, mais nous nous comprenons.

Jamais il ne lui serait venu à l’esprit de couper des fleurs ou d’en offrir à Muriel. Les pensées sauvages étaient pollen et poussière, elles étaient beauté, renaissance, la vie. Cette nature omniprésente, à la fois mère et fille d’elle-même, faisait de Célestin sur la terre volcanique une graine desséchée prête à revivre un jour à la faveur du vent – celui-ci l’enfant des fleurs qu’il enfantait, fils aîné du pollen. Pas touche aux pensées sauvages et pas touche au vent marin, pensée sauvage de l’eau et du sel.


Extrait P 175

Une mare apparut bientôt, miroir de tranquillité parmi les arbres. Rachel quitta ses vêtements et s’y plongea, veillant à ne pas mouiller son chignon. Elle ferma les yeux. Est-ce que Maud avait pu voir Samuel ? Comment lui dire, pour son pitio ? Est-ce qu’une maman peut vivre sans l’enfant qui vient d’elle, sa chair ? Est-ce qu’elle a mal ? Est-ce que Dieu savait ce qu’il faisait en créant la femme ? Cette machine à souffrir plus mystérieuse qu’un volcan ? … Même une fausse couche, Mère Nature l’en avait privée.


Extrait P210

Son père lui avait confié une mission d’envergure historique, Samuel exultait. Il n’était plus le simple fils à papa d’un résistant insaisissable : il était un résistant lui-même, un vrai, un homme du secret auquel on avait dit tout bas : Je ne voudrais pas qu’ils touchent à un seul de tes beaux cheveux, beaux et lisses comme les avait ta mère, mon garçon, mais s’ils portant la main sur toi, sache qu’il te faut tenir ta langue la première minute, la seule qui te donnera envie de parler, de tuer ta mère, de tuer Dieu, et de mourir. Après une minute le douleur te fera rire aux larmes et tu seras dans la joie d’avoir sauvé les autres, des milliers… Pour le moment tu ne sais rien, mais le jour venu je t’en dirai plus, chaque chose en son temps, dit l’Ecclésiaste. Va en paix, va en guerre, va sans crainte, va.


Extrait P 245

En salopette à l’entrée d’un hangar de bois ouvert sur l’eau dormante de l’étang, Pierre Poujol soliloquait à voix basse, à voix haute, une peau de chamois trempée dans les mains. Il disait « Samuel » comme il aurait dit : « J’ai peur. », il se rongeait les sangs malgré Dieu, se prenait à douter. Est-ce qu’il avait parlé ? L’officier Müller ne serait-il pas déjà là s’il avait parlé ? L’officier Müller pouvait s’en remettre à la nuit pour faire d’une pierre deux coups, et prendre la main dans le sac les Juifs et les passeurs de Juifs, vouloir les abattre tous au clair de lune.

Il ferma les yeux. Est-ce qu’il aurait parlé, lui ? Marie, ma chère Marie, est-ce que je parlerai si l’officier Müller me tombe dessus ? est-ce que je tiendrai ma langue ?... Du silence d’un seul dépendait l’ensemble du réseau « Guadalquivir » à travers l’Europe. Les avait-il dits et répétés à Samuel ces mots terrifiants… Il fut secoué d’un frisson nerveux, entendit ses os craquer. Il détesta cette musique funèbre, demanda pardon en regardant la beauté du ciel mauve autour de lui, pur de tout nuage. Merci.


Extrait P 272

Appuyée au muret, Muriel regardait l’horizon s’enténébrer, les Berman n’allaient plus tarder. Que savaient-ils d’eux ? Rien. Ni quelle langue ils parlaient, ni de quel pays ils sortaient, ni dans quel pays devait finir leur évasion. Ils avaient oublié leurs prénoms. C’étaient les Berman, des étrangers, ils seraient trois. Ils auraient été dix ou vingt que le mas n’aurait pas fait la différence et la soupe non plus, excepté le talon de jambon. Le mas était aussi grand et cachottier qu’on désirait qu’il fût, et la Terre entière pouvait tenir dans le chaudron quand celui-ci pendait à la crémaillère au-dessus du feu. Et le feu parfumé d’herbes de lave était bien le digne fils d’un volcan du Bon Dieu. Les Berman pourraient demeurer aux Fabrègues aussi longtemps que la guerre les pourchasserait, dût-elle ne jamais s’arrêter. Bienvenue aux étrangers, bienvenue aux Berman.


Extrait P 296

Eddie était seul, la plupart du temps, livré à lui-même, à ses questions et vadrouilles. Quand on cherche sa mère on est seul au monde, et personne n’y peut rien. On marche beaucoup, beaucoup trop.

La nuit aussi, il y pensait, faisait des colères. Et regardait la lune, il s’emportait contre elle : « Non, maman, t’es pas là-haut ! Pas là-haut ! Quand c’est que tu seras là ? T’auras qu’à me réveiller si je dors, y faut pas que je dorme, y faut pas. »

[…]

On l’applaudissait, on tremblait, on riait. Imite le canard, Eddie. Imite l’écrevisse, imite le hibou, imite la chèvre. Imite Célestin quand il s’endort à table. Et par ses mimiques et sa voix, Eddie se faisait canard, hibou, chèvre, écrevisse… se faisait Célestin.

Célestin en pleurait de rire, sa manière à lui d’exprimer son amour envers un pitio que n’avais jamais vu sa mère, sa maman, et n’en parlait jamais. Et sans doute ne la verrait jamais.

Eddie n’en parla plus. Il en avait parlé à Toï et Toï lui avait répondu en catalan. Il en avait parlé à sa grand-mère et sa grand-mère en avait pleuré. A son grand-père et célestin l’emmena voir les pensées.

Ils s’assirent sur le muret : « Regarde ces fleurs, pitio,. Elles courent sans bouger, elles s‘inclinent au vent, se redressent, elles se redressent toujours. Et jamais elles n’ont peur de la vie. » Il ne savait pas pourquoi il disait ça, Eddie l’écoutait. « Elles ne disent rien, pitio, elles savent tout ce qu’il faut savoir du vent qui sait tout, lui. » Eddie l’écoutait. « Elles ont l’air de partir, de revenir, comme le vent. » Eddie l’écoutait, regardait les pensées. « Ta maman, pitio, elle est aussi belle que ces fleurs, belle comme le vent. Si quelqu’un sait où elle est, où elle va, c’est lui. » Célestin lui prit la main. « N’aie jamais peur de la vie, pitio, redresse-toi »

Ils remontèrent au mas. « Un moment viendra, pitio, il faudra bien me mettre quelque part. Le chêne est creux, penses-yµ. La simplicité des fleurs et du vent, c’est pour moi, penses-y. »

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