Des diables et des saints - Jean-Baptiste Andrea
- deslivresetmoi72
- 13 févr. 2022
- 7 min de lecture

Très belle découverte : merci à ma librairie d’avoir mis ce titre en avant ! C’est un beau roman, sensible sans mièvrerie, très bien écrit et aux personnages forts et attachants. Le roman commence par la fin : un pianiste virtuose, âgé, ne joue que du Beethoven et uniquement sur des pianos dans des lieux publics : gares, aéroports, centres commerciaux…Ce vieil homme, c’est Joseph. Dès les premières pages, il s’adresse à nous pour expliquer, ou justifier pourquoi il se contente de ces représentations impromptues alors que sa virtuosité pourrait lui ouvrir les plus grandes scènes internationales. Et pour cela, il remonte le fil de sa vie, jusqu’au drame qui a marqué son enfance.
Dans les années 1970, Joseph arrive dans l’orphelinat bien nommé « Les Confins », tenu par des religieux, après le décès brutal de ses parents et de sa sœur dans un accident d’avion. Baptiste y rencontre ceux qu’on surnomme Sousix, La Fouine, Sinatra, Edison. Ensemble, ils forment un groupe très hétéroclite d’adolescents ayant pour point commun des histoires et parcours de vie dramatiques. Baptiste, avant son arrivée à l’orphelinat, était dans une famille aisée, assez bourgeoise et il était un brillant élève du professeur de piano Rothenberg, promis à une carrière de pianiste. A l’orphelinat, il a l’interdiction formelle de toucher au piano, mais on utilise ses talents de pianistes pour taper à la machine et devenir le secrétaire attitré du Père qui dirige l’établissement…jusqu’au jour où un généreux donateur lui demande de donner des cours à fille Rose.
L’auteur nous décrit avec justesse les conditions de l’éducation « à la dure » qui a cours dans ces établissements : corvées, promiscuité, brutalité. Il réussit également à montrer l’amitié naissant entre ces pensionnaires, leurs relations, leurs fragilités et leur profonde humanité là où l’institution tente de les déshumaniser par des brimades, privations, humiliations.
J’ai beaucoup aimé ce récit très subtil, dans lequel l’auteur réussit à manier l’humour et la gravité, la légèreté et la profondeur. Gros coup de cœur !
Extrait n°1
Vous posez tous la même question : – Qu’est-ce qu’un homme comme vous fait là ? Comment ça, « un homme comme moi » ? Et vous répondez toujours, à peu de choses près : – Un homme comme vous, qui présente bien, même si vous avez oublié de vous raser la joue gauche. Un homme bien habillé, même si la forme de votre cravate est un peu démodée. Un homme, enfin, qui touche le piano comme vous le faites. Vous jouez comme un dieu, vous jouez peut-être pour Lui ? Un talent comme le vôtre, on ne le perd pas dans les gares ni les aéroports. Vous jouez comme ces pianistes qui enchantent le monde dans de grandes salles pourpres. Mais vous, vous n’enchantez que du goudron mouillé et des feutres trempés. Vous avez raison, madame. Bien observé, monsieur. Mes scènes sentent le rail et le kérosène. Mes Carnegie Hall et mes Scala s’appellent Montparnasse, Roissy – Charles-de-Gaulle, Union Station, John F. Kennedy Airport. Il y a une bonne raison à cela. C’est une longue histoire, je ne voudrais pas vous embêter.
Extrait n°2
Tout commença quand je tombai malade. Un mal incurable. Ne sursautez pas, je ne suis pas contagieux. Il me foudroya le 2 mai 1969. Je n’avais rien fait pour, ceux qui l’attrapent vous diront la même chose. Mon infirmité ne figure pas dans les encyclopédies médicales. Elle devrait.
Extrait n°3
Le rythme ! gueulait Rothenberg. Le rythme ! » Le vieux Rothenberg m’enseignait le piano. Il était froissé comme du papier, visage, cou, mains, un braille de rides à donner le vertige. J’avais envie de le repasser chaque fois que je le voyais. Mais quand il jouait. Quand il jouait, des rois mages se mettaient en chemin. Des princesses exotiques et lointaines prises de langueur dans leurs palais de sable. Même Mme Rothenberg, une ombre fanée qui sentait les pétales et la naphtaline, redevenait la reine du Midi qu’il avait séduite, soixante ans plus tôt, sous un noyer en fleur. Rothenberg n’enseignait que Beethoven. Dans un passé lointain dont il parlait rarement, le grand homme – qu’il appelait par son prénom – lui avait sauvé la vie. Rothenberg avait joué sans instrument ses trente-deux sonates, jour après jour. Les doigts dans l’air, les pieds dans la poussière de Pologne. Il avait joué pour ne pas devenir fou.
Extrait n°4
C’est seulement quand Mme Fournier me raccrocha au nez que je compris. J’étais malade. De toutes les malédictions des prophètes, de toutes les pestilences qui ravagent la terre, j’avais attrapé la pire. J’étais orphelin comme on est lépreux, phtisique, pestiféré. Incurable. Pour protéger les bien-portants de mes exhalaisons de souffrance, il fallait me mettre à l’écart. Simple mesure de prophylaxie, au cas où ce serait contagieux.
Extrait n°5
Chacun pensait que lui aussi voudrait bien l’une de ces étranges créatures, un bébé, un jour. Ou une fille comme Camille pour mettre à son bras. Ou la force de Rachid. L’alpage était le seul endroit où nous pensions : demain. Aux Confins, l’avenir ne pénétrait pas, tenu à l’écart par l’épaisseur des murs.
Extrait n°6
Souzix, neuf ans, le gardien de rien du tout, notre doyen, puisqu’il était le seul d’entre nous à être né orphelin. Né sous X, plus précisément, il l’avait pris pour nom à force de l’entendre. Enfant d’une nuit trop courte, il collait aux grands, fort de son autorité d’ancien, et les grands l’acceptaient. Souzix parlait des petits, qu’il appelait « les minots », avec mépris. Seule sa passion pour Mary Poppins l’amarrait à son âge, ainsi que les nuits où il se réveillait en se vidant de ses larmes, et pas que de ses larmes.
Extrait n°7
Les antibiotiques ne changèrent rien à l’affaire. J’aurais pu le leur dire, moi. Leur dire que mon mal ne se soignait pas à coup de pénicilline, de cataplasmes, pas davantage qu’avec les exorcismes secrètement lus de nuit par sœur Angélique, dans un petit livret qui ressemblait à mon manuel de callisthénie. Le vrai problème, c’était les larmes.
J’ai évité le sujet comme j’ai pu. Il va bien falloir en parler, des larmes. Je n’en avais pas versé depuis l’accident, depuis l’alliance de ma famille et du métal dans un creuset de feu, pas une seule. Je ne les avais pas trouvées, avait murmuré le psychologue. Ce n’était pas faute de chercher, pourtant. J’avais beau essayer, songer aux cercueils de mes parents, penser à l’insupportable cercueil sagement rangé entre eux le jour de l’enterrement, au bois qui les séparait quand il aurait été si bon de se toucher, rien ne venait. Mais l’univers les réclamait, mes larmes inexistantes, et de cet impayé naissait le mal qui me cabrait le corps.
À l’âge de seize ans et douze jours, j’ouvris les yeux au beau milieu de la nuit. Momo était assis au bord de mon lit. Il me tenait la main, fort, et il pleurait. Il pleurait comme on n’a pas pleuré depuis, il pleurait comme on le fait au pied d’une croix, aux bras des madones, le visage renversé. Il pleurait des empires. Il pleurait pour moi qui ne savais pas le faire. Sœur Angélique, au matin, cria au miracle. Ma fièvre s’était envolée. Elle me fit sortir, m’agenouiller sous un conciliabule d’étoiles pâlissantes, et réciter trois Pater. Souzix tournait déjà dans la cour, grelottant, une cape de pisse sur les épaules. Depuis ce jour-là, le gosse aux yeux d’Oran, le pêcheur d’oursins à la parole comptée, Momo et moi, ce fut à la vie, à la mort. Il était mes larmes, je devins sa voix.
Extrait n°8
Rose sourit lorsqu’elle passa devant moi – elle était bien élevée. Cette haine fut le premier secret que nous partageâmes, une fondation solide sur laquelle nous bâtirions le reste, murs de mépris, tourelles d’indifférence, mâchicoulis, poterne, contrescarpe de dédain, de mesquinerie, de colère ravalée, une forteresse d’ombrage et de ressentiment qui s’effondrerait six mois plus tard au premier souffle de vent, preuve qu’elle n’était pas si solide après tout.
Extrait n°9
Chostakovitch, qui adorait son terrier Tomka, affirmait que si les chiens avaient une vie si courte c’est parce qu’ils prenaient trop les choses à cœur. Pergolesi, vingt-six ans. Mozart, trente-cinq ans. Schubert, trente et un, Purcell, trente-six, Lili Boulanger, vingt-quatre ans. Et même Brian Jones, qui avait fondé les Stones, vingt-sept ans. La plupart des grands n’ont pas vécu très vieux. N’en déplaise aux légistes, je vous dis, moi, que c’est toujours un problème de cœur.
Extrait n°10
On ne sut pas vraiment pourquoi Danny s’était habillé en femme et mis à déambuler dans les couloirs. S’il l’avait fait pour s’amuser, par provocation. Parce qu’il avait caché depuis longtemps sa véritable identité, comme tout bon héros, ou pour tout ça à la fois. On ne voulait pas savoir, pas vraiment. Il y avait tout de même quelque chose de bizarre dans cette histoire, résumèrent quelques esprits dont la sagesse et la dévotion ne faisaient aucun doute : qui voudrait être une femme quand personne ne l’y oblige ?
Extrait n°11
Elle paraissait fâchée, je n’avais pourtant rien fait. Je n’avais pas encore acquis cette sagesse des hommes mûrs, qui savent qu’en matière de susceptibilité, il en va des femmes comme de l’Église. Que l’on a forcément péché, en-pensée-en-parole-par-action-et-par-omission, et qu’il faut savoir demander pardon même si l’on n’a rien fait, puisqu’il ne sert à rien de s’opposer à un décret divin.
Extrait n°12
– Au fond de ta valise, j’ai trouvé un disque. J’ouvris les yeux. L’abbé manipulait quelque chose – il chaussait ses lunettes de lecture. Je collai mon oreille à la porte.
– Sympathy for the Devil, des Rolling… Rolling Stones.
Je ne comprenais pas. Ce disque, je ne l’avais pas. Le seul que je connaissais appartenait à Henri Fournier. L’avait-il confié à Mme Desmaret en lui demandant de me le donner ? Un dernier geste, un cadeau d’un autre monde, pour me dire que, s’il ne pouvait plus me voir, j’avais quand même compté ? Un peu de ma raison jaillit encore de mes yeux. – Je vois que tu aimes le « rock », c’est bien comme ça que ça s’appelle ?
Oui. Mais techniquement, cette chanson, c’est un rythme de samba.
– De samba. Et tu as de la sympathie pour le diable, Joseph ? C’est ça ?
– De la compassion, je corrigeai automatiquement.
– Pardon ?
– Sympathy, en anglais, c’est « compassion ». Ça peut être sympathie, mais là, je crois que c’est compassion.
– Ça ne change pas grand-chose.
– Ça change beaucoup de choses. Je n’ai pas de sympathie pour le diable, mais j’ai de la compassion pour lui. – Pourquoi donc ?
– Parce que si ça se trouve, le diable n’a rien demandé. Si ça se trouve il n’est pas né diable, c’était un bébé rose comme les autres. Peut-être qu’il a perdu ses parents, qu’on l’a envoyé dans un orphelinat, et que c’est là qu’il est devenu le diable. Il y eut un long silence, à peine chargé du grésillement des ampoules du couloir. Le filet de lumière, sous le battant, disparut.
Des gonds grincèrent au loin. La plus grande satisfaction de ma vie, c’est peut-être d’avoir frappé Sénac à travers une porte fermée à double tour, sur un air de samba.
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