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Enfant de salaud - Sorj Chalandon

  • Photo du rédacteur: deslivresetmoi72
    deslivresetmoi72
  • 16 juil. 2024
  • 7 min de lecture

J’ai déjà lu plusieurs livres de S. Chalandon, livres que j’ai souvent beaucoup aimé, le dernier en date étant L’enragé. J’ai aussi écouté un podcast consacré à l’auteur et cette émission m’a convaincu de lire prioritairement Enfant de salaud parmi les livres de Sorj Chalandon qu’il me reste à découvrir.

Ce livre est en effet un peu différent des autres, plus intime et personnel, centré sur le rôle de son père dans la seconde guerre : face aux mensonges et incohérences des récits dans lesquels il se fait passer pour un héros, l’auteur enquête sur le passé de son père et cherche à savoir pourquoi son grand-père lui a un jour asséné qu’il était un « enfant de salaud ». En parallèle de cette enquête personnelle, Sorj Chalandon, le journaliste, raconte la façon dont il ressent le procès très médiatisé de Klaus Barbie qui se tient à Lyon en 1987. Les deux sujets se télescopent et s’enrichissent mutuellement. Plus que les faits historiques encore, la personnalité complexe du père est au cœur du livre.

Dans ce roman, la journaliste, l’écrivain et le fils s’unissent pour replacer l’histoire d’un homme, le père, d’une famille, celle de Sorj Chalandon, dans la Grande Histoire du 20ème siècle. Au fil du procès, le journaliste rappelle et précise des faits historiques, notamment l’enlèvement des enfants d’Izieux, confronte les vrais-faux souvenirs de son père aux documents d’archives auxquels il a eu accès.

Finalement, en tant que fils, il aurait pu essayer de comprendre et d’accepter la lâcheté d’un père, jeune homme au moment de la guerre, collaborateur ou même traître, mais il ne réussit pas à pardonner les mensonges que celui-ci lui a racontés pendant tout ce temps, se faisant passer pour un héros quasi invincible : c’est ce manque de confiance et cette trahison qui constituent la blessure essentielle de la relation père-fils.

 

Extrait n°1

Izieu n’en pouvait plus de s’entendre dire que le bourg s’était couché devant les Allemands. Qu’un salopard avait probablement dénoncé la colonie des enfants juifs. Qui avait fait ça ?

 

Extrait n°2

Officiellement, il n’y a pas de juif à la colonie. Ce mot n’a jamais été prononcé. Avant même qu’ils soient séparés, les parents ont appris à leurs enfants le danger qu’il y avait à avouer leur origine. Certains survivants, absents le 6 avril, raconteront plus tard que chacun d’eux se croyait le seul juif de la Maison.

 

Extrait n°3

Et peut-être m’aurais-tu parlé. Sans me regarder, les yeux perdus au-delà des montagnes. Tu n’aurais pas avoué, non. Tu n’avais rien à confesser à ton fils. Mais tu aurais pu m’aider à savoir et à comprendre. M’expliquer pourquoi, tellement d’années après la guerre et alors que je venais de rencontrer une femme, tu m’avais demandé si elle avait « quand même des yeux aryens, comme nous », alors qu’elle était brune. J’aurais espéré que tout s’éclaire, sans que jamais personne te juge. Sans un mot plus déchirant que l’autre. Me dire où tu étais à 22 ans, lorsque Barbie et ses chiens sont venus arracher les enfants à leur Maison.


Extrait n°4

Il m’aura fallu des années pour l’apprendre et une vie entière pour en comprendre le sens : pendant la guerre, mon père avait été du « mauvais côté ». C’est par ce mot que mon grand-père m’a légué son secret. Et aussi ce fardeau.


Extrait n°5

Il a ri. Il m’a expliqué que la guerre, c’était plus compliqué que dans les films. Un jour on tuait les uns, et le lendemain on pouvait tuer les autres. Il fallait faire attention avec les mots « ami » et « ennemi » parce que l’Histoire avait été écrite par les vainqueurs. Il m’a répété aussi qu’il ne fallait pas croire les livres, les films ou les journaux. Et que lui, mon père, était bien placé pour le savoir. — Je suis bien placé pour le savoir ! C’était sa phrase.

 

Extrait n°6

J’ai passé mon enfance à croire passionnément tout ce qu’il me disait, et le reste de ma vie à comprendre que rien de tout cela n’était vrai. Il m’avait beaucoup menti. Martyrisé aussi. Alors j’ai laissé sa vie derrière la mienne.


Extrait n°7

J’ai été désolé pour lui et triste pour nous. Je n’étais plus en colère. Fabriquer tellement d’autres vies pour illuminer la sienne. Mentir sur son enfance, sa jeunesse, sa guerre, ses jours et ses nuits, s’inventer des amis prestigieux, des ennemis imaginaires, des métiers de cinéma, une bravoure de héros. Pendant des années, j’ai pensé à sa solitude effroyable, à son existence pitoyable. Cela m’a rendu malheureux. Une fois les plaies refermées, je me suis demandé combien de faussaires vivaient en lui. Combien de tricheurs lui griffaient le ventre. Est-ce qu’une seule fois, une seule minute, ce charlatan avait dit vrai ? Est-ce qu’un seul jour il s’était regardé bien en face ?

 

Extrait n°8

Mon père a été SS. Il m’a fallu une nuit pour cuver cette phrase et tout le vin qui allait avec. Que je la répète dans ma tête en marchant dans le vieux Lyon, chassé de bar en bar par le torchon mouillé du patron sur le zinc. Puis que je la dise à voix haute, sa violence dans la nuit. — Mon père a été SS.

[…]

Depuis toujours mon père me frappait. Il avait soumis son enfant comme on dresse un chien. Lorsqu’il me battait, il hurlait en allemand, comme s’il ne voulait pas mêler notre langue à ça. Il frappait bouche tordue, en hurlant des mots de soldat. Quand mon père me battait, il n’était plus mon père, mais un Minotaure prisonnier de cauchemars que j’ignorais. Il était celui qui humiliait. Celui qui savait tout, qui avait tout vécu, qui avait fait cette guerre mais aussi toutes les autres. Qui racontait l’Indochine, l’Algérie. Qui se moquait de ceux qui n’étaient pas lui. Qui les cassait par ces mêmes mots :

-          Je suis bien placé pour le savoir !


Extrait n°9

Un jour, il m’avait demandé d’emporter ces livres avec moi à Paris et de les lire, parce que leurs pages disaient « une vérité que tout le monde nous cache ». C’était en 1975, j’étais déjà journaliste. J’ai refusé. — Ne chercher ni à savoir ni à comprendre, un réflexe de gauche typique, avait-il répondu.

Mais rien de plus. Seulement un père courroucé par son fils de 23 ans.

-          Tu sais pourquoi je t’aime bien quand même ? Je me suis attendu au pire. — Parce que tu as des convictions et que tu te bats pour elles. Extrême droite ou extrême gauche, c’est pareil. Ce sont des gars qui mettent leur peau au bout de leurs idées.


Extrait n°10

Procès de Klaus Barbie Lundi 11 mai 1987 « Il entre, vieillard fantomatique en costume noir. » Mes premiers mots pour le journal, écrits sur la page de droite d’un carnet neuf.

 

Extrait n°11

J’ai besoin de savoir qui tu es pour savoir d’où je viens. Je veux que tu me parles, tu m’entends, je l’exige ! Je n’ai plus l’âge de croire mais j’ai l’âge d’entendre et d’accepter. Cette vérité, tu me la dois.

 

Extrait n°12

Rien de ce que nous avions vécu cette soirée-là ne nous ressemblait. Je n’avais pas cette colère en moi, il n’abritait pas cette tranquillité. Pourquoi s’était-il laissé faire ? Parce que j’étais devenu un homme ? Parce que j’étais son fils ? Nous aurions pu nous battre, vraiment. Je ne sais pas qui l’aurait emporté. Au côté d’Alain, dans la voiture, j’ai repassé les images de cette confrontation. Je me suis dit que, peut-être, il m’avait protégé de lui. Et cette délicatesse m’était insupportable. Alors non, je ne suis pas allé à sa rencontre, au fond de la salle des pas perdus. Je ne tenais ni à m’expliquer ni à m’excuser ni même à ce qu’il devine ma présence.


Extrait n°13

Cela faisait quarante ans que cette femme vivait avec mon père. Il en avait fait une petite chose terne et inquiète. Difficile de vivre dans l’ombre d’un héros de légende. Difficile de mener une existence qui ne soit pas grise. Difficile de marcher à son pas sous les vivats de l’Histoire.

 

Extrait n°14

Sans penser ni à bien ni à mal, sans te savoir traître ou te revendiquer patriote. Tu as enfilé des uniformes comme des costumes de théâtre, t’inventant chaque fois un nouveau personnage, écrivant chaque matin un autre scénario.


Extrait n°15

Ils sont passés devant toi. Je les ai regardés. Je t’ai observé. À quelques mètres les uns des autres, deux histoires, deux guerres. La fierté des Lesèvre et ma honte à moi. La foule s’est ouvert pour les laisser passer. Tu t’es levé à ton tour, visage clos.

 

Extrait n°16

Mais plus j’avançais dans ton histoire, la vraie, faite de témoignages, de déclarations, de lettres, de tampons et de signatures, plus tout cela volait en éclats. Tout ce que tu avais prétendu était faux et tout ce que tu avais raconté était vrai. Un vertige de faits qui me revenaient dans le désordre. Je me suis calmé. J’ai ouvert une bière. Et décidé de continuer. Tant pis pour moi, pour toi, pour nous. Tes mensonges m’avaient fait tellement de mal que la vérité ne pouvait être pire.

 

Extrait n°17

Lorsque j’étais enfant, ton père m’avait offert ton « mauvais côté », un petit caillou noir que j’avais caché au fond de ma poche. Mais aujourd’hui, adulte, c’est un sac de pierres que je transportais. Je charriais ta vie de gravats et je voulais de l’aide. Tu ne pouvais pas me laisser seul avec ton histoire. Elle était trop lourde à porter pour un fils.

 

Extrait n°18

Je me suis rendu compte que, depuis toujours, il avait survécu parce que personne ne s’était opposé à ses rêves. Que jamais il n’avait été mis en danger, par un homme, une femme, un n’importe qui brandissant sous ses yeux les preuves de ses impostures. Ces illusions le tenaient debout. Elles étaient son socle, son ossature, sa puissance. À force de temps passé, d’histoires fabriquées répétées en boucle, d’images brodées une à une jusqu’à ce qu’elles deviennent réalité, mon père ne se mentait peut-être même plus. Enfant, puis jeune homme, puis homme, puis père, il s’était forgé une cuirasse fantasque pour se protéger de tous. Une carapace de faux souvenirs vrais. Et qui, pour oser le défier ? Mais voilà qu’ici, aujourd’hui et sous son toit, son propre fils cassait cette mémoire.

 

Extrait n°19

Quelle peine pour ce qui n’était, au regard du droit, qu’un procès d’assises, lorsqu’on a à juger un homme accusé de 842 séquestrations et 373 assassinats ? Dans la salle, les journalistes tendus, sans un souffle, prêts à courir vers les cabines téléphoniques. Rarement le silence avait été aussi lourd. Pierre Truche s’est penché vers la Cour, les neuf jurés. Et il a prononcé une phrase. Une seule : — Je vous demande de dire qu’à vie, Barbie soit reclus.

 

Extrait n°20

A cet instant, j’ai su qu’il ne parlerait pas. Jamais il ne me dirait la vérité. Si je connaissais tout de lui c’était par un rapport de police. Une poignée de feuilles tamponnées. Mais c’était sa voix que je voulais. Des mots à pardonner pour soigner son malheur et guérir le mien.

 

Extrait n°21

Klaus Barbie avait refusé d’entendre le verdict. Une fois encore il ne voulait pas comparaître, mais l’avocat général Truche a exigé qu’on utilise la force. Alors il est entré dans la grande salle de la cour d’assises. Et cette fois encore, un silence particulier l’avait annoncé. Un silence plein de curiosité, un silence tendu, chargé, aussi lourd que l’air était rare.

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