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Et, refleurir - Kiyémis


Je remercie les éditions Philippe Rey et Babelio pour m’avoir envoyé ce livre dans le cadre d’une opération masse critique de janvier 2024. Le livre, en tant qu’objet, est d’ailleurs très beau, avec une couverture à la fois sobre et originale, colorée, qui évoque parfaitement l’univers du roman.

Andoun, alias Anne-Marie, grandit dans un village du Cameroun dans les années 50. Très jeune, elle se montre déjà assez anticonformiste et déterminée à ne pas suivre la voie qu’on lui assigne : se marier et travailler la terre pour assurer sa subsistance, faire des enfants et servir sa famille. Soutenue par son père qui la considère « différente des autres », elle quitte le village pour rejoindre sa sœur mariée en ville à Douala : elle espère pouvoir y aller à l’école, étudier et s’extraire de sa condition. Mais, la vie en ville n’est pas aussi idyllique que ce qu’elle s’était imaginé : la domination masculine y règne, sa sœur vit sous l’emprise de son mari qui se montre violent à l’occasion, la pauvreté rend la vie plus difficile encore qu’au village… Andoun découvre aussi un mépris de la part des femmes issues de milieux plus favorisées, et un racisme systémique entretenu par les colons français. Elle se retrouve enceinte, et abandonnée du père de sa future fille. Elle rentre au village, sachant qu’elle apporte avec elle la honte pour toute sa famille, en devenant mère sans être mariée. Son père la recueille et la soutient malgré tout…Mais Andoun n’a pas renoncé à ses rêves de grandeur et de richesse…Sa fille lui donne encore plus l’envie de sortir de sa condition et elle va se démener pour lui offrir ce qu’elle n’a pas eu. Elle retourne en ville, travaille d’arrache-pied pour gagner sa vie et élever sa fille. Peu à peu, elle réalise que ça ne sera pas possible pour elle au Cameroun et elle décide de partir pour Paris où son frère aîné s’est installé. Pour elle, Paris, c’est la belle et grande vie à portée de mains…Elle va se confronter à une réalité tout autre…

Le récit de Kiyémis lui a été inspiré par la vie de sa grand-mère, et elle rend un bel hommage à sa détermination, à son courage à tout épreuve. C’est un témoignage du parcours de ces femmes, ou de ces familles qui ont refusé le fatalisme et ont tout risqué pour une vie meilleure…si ce n’est pour eux, au moins pour leurs enfants. Les poèmes qui font les transitions entre les différents chapitres sont très beaux, sensibles et émouvants, souvent percutants. Je les ai beaucoup aimés et ils sont vraiment une valeur ajoutée au récit.

 

Extrait P14

Derrière elle, le soleil s’était déjà levé. Elle en sentait les rayons embraser son dos. La chaleur lui intimait d’accélérer le rythme.

Plus vite, Andoun !

Plus vite !

Elle enfonça ses petits orteils dans la terre. Il fallait trouver appui pour se courber vers le sol granuleux, semer les graines qui fleuriraient bientôt. C’était son travail à elle, petite fille, aider à faire fleurir la terre. Ses minuscules mollets se soumirent à l’ordre. Elle se fléchit sur elle-même, fit disparaître une graine et tapa de plus belle contre la terre.

Andoun avait l’habitude de cette danse avec le temps et le soleil. Il fallait semer les gousses, les enfouir profondément, remettre la terre et tasser. Bientôt l’astre brûlant serait à son zénith et tout labeur deviendrait impossible.

Il faisait déjà chaud et la sueur, témoignage moite de ses efforts, mouillait le tissu de son pagne.

Plus vite, Andoun.

Plus vite.

Tape la terre, Andoun, tape.

Il fallait offrir son corps, ses genoux, ses muscles bandés, des coups, encore et encore, pour qu’enfin, à force d’imprécations, de supplications, de flexions, de torsions, la terre puisse leur livrer son cadeau.

LA substance. La subsistance.

Les fruits.

La Vie.

 

Extrait P37

«  C’est notre rôle, à celles qui restent,

« De guérir

« Ceux qui partent.

[…]

Certains ont décidé d’oublier.

Pour déraciner ces cauchemars

Des confins de leurs âmes.

Ils ont essayé toutes sortes de méthodes.

Certains ont sombré dans la bière et le vin.

Il est parti d’ici, et il a laissé quelque chose.

Il est parti là-bas et on lui a pris quelque chose.

Il est revenu,

Morcelé,

Et nous poursuivions son fantôme,

Sans tout à fait nous faire à l’idée,

Que son absence lui collait à la peau

Que son absence nous suivait tous.

Parce qu’il faut bien vivre,

Rappeler à la terre qu’on lui appartient,

Se rappeler à nous-même

Que nous ne sommes que chair,

Nous danserons.

 

Parce qu’il faut bien vivre,

Nous supplierons la terre

De nous soigner.

Nous supplierons nos sœurs

De prier pour notre salut.

Et dans nos rires,

Nos cris,

Dans le bruit des pieds,

Qui viendront faire hurler le sol,

Et dans nos tentatives désespérées,

De s’enraciner,

Fleurira la guérison.

Extrait P47

Elle demanda alors :

- Ma sœur, quand est-ce que tu m’inscris à l’école ?

- Ma chérie, on verra ça plus tard, d’accord ? Descends de là et viens plutôt m’aider à laver Isaie, tu veux bien ?

- L’école ?

Le mari partit d’un grand rire.

- Tu veux faire quoi à l’école, d’abord, hein ? ici, tu vas apprendre comment s’occuper d’un foyer et d’un ménage, d’accord ? Ta sœur a fat un bon mariage, tu ne veux pas l’imiter ?

Andoun fixait sa sœur. Madeleine gardait la tête baissée.

Toujours aucun sourire à l’horizon.

Imiter sa sœur qui avait fait le bon mariage, qui avait rapporté la dot à la famille et qui vivait dans la belle et grande Maison Blanche en ville. Imiter celle que tout le monde jalousait au marché de Makénéné.

- Si, bien sûr, s’entendit-elle concéder.

Immédiatement, un balai, un ordre de balayer la cour, la voix grave d’André, et les rêves d’Andoun s’étiolèrent doucement sous le ciel de Douala.

 

Extrait P55

Andoun sentait que sa sœur n’avait plus la force de combattre la pluie. Et puis, comment faire ? A Nyokon, il lui était arrivé d’entendre la pluie tomber sur la maison d’à côté mais personne ne lui avait expliqué. A Douala, la pluie tombait souvent. Et pas que chez eux. La pluie tombait dans tout le quartier et les femmes tentaient souvent d’éviter l’inondation.

Alors la fillette allait aider la cuisinière à malaxer la pâte des beignets pour la famille.

Et quand l’orage grondait, elle se faisait le plus discrète possible. Elle se recroquevillait dans un petit recoin, en espérant que les bourrasques ne viendraient pas la soulever. Mais les bourrasques venaient toujours. L’orage cherchait quelqu’un à secouer. On ne pouvait crier, face à lui. La colère était un luxe que les femmes ne pouvaient se permettre. Faute de gueuler contre le ciel, certaines priaient. Comme celles-là, sa sœur, parfois, s’élevait en paratonnerre. Femme debout, femme à genoux, Madeleine suppliait l’orage de les épargner.

Mais des années de foudre l’avaient fragilisée.

Alors les enfants fuyaient lorsque l’orage rentrait du travail.

Eméché, frustré.

Prêt à verser ses trombes.

Prêt à faire tonner la maison.

C’était un miracle si elle tenait encore debout, la maison.

C’était un miracle si elles tenaient encore debout, les sœurs.

 

Extrait P106

Anne-Marie s’assit. Elle avait toujours détesté décevoir son père. Elle détestait voir son regard honteux posé sur elle. Avant Douala, avant le départ, avant tout, il ne l’avait jamais regardée comme ça. Derrière la rage et les cris, elle savait la déception. Elle enfouit sa tête dans ses mains et sentit une main sur son épaule. C’était sa mère, restée silencieuse le temps qu’avait duré la conversation.

- Sois courageuse, Andoun. Donne-lui du temps. C’est un homme. Il va se souvenir qu’un enfant est une bénédiction.

Anne-Marie hocha la tête, peu convaincue.

- Laisse-lui le temps, la rassura sa mère. Tu ne peux pas être trop inquiète, hein, le bébé va sentir ça.

La jeune fille restait prostrée sur sa chaise. Et si son père n’acceptait jamais ?

Et s’il choisissait de la jeter dehors comme une malpropre ? Sa mère ne pouvait pas la convaincre de l’héberger, et elle n’avait pas les moyens d’aller ailleurs.

Le temps lui sembla long mais en effet son père finit par revenir. La mère courut à sa rencontre une bière à la main, comme pour essayer de l’amadouer. Seuls les bruits du village venaient briser le silence qui s’était installé dans la pièce.

- Bon. Ce qui est fait est fait, Anne-Marie, lâcha finalement le père d’un ton bourru.

La jeune fille s’approcha de lui. Il lui tendit la main :

- Si c’est un garçon, il portera mon nom, Anyam Lucas. Si c’est une fille, on l’appellera Freya. Comme ma sœur.

Elle prit sa main et sourit. En elle, la solitude refluait. Son père avait toujours su trouver les mots pour la ramener près de lui.

 

Extrait P142

Anne-Marie n’était pas faite pour les vies sans lumière. Elle n’était pas faite pour les chemins tracés, et devenir la femme d’un poissonnier était un chemin qu’elle n’était certainement pas prête à emprunter. Peut-être que les autres pouvaient accepter de perdre très jeune les étoiles dans leurs yeux. Peut-être que les autres s’en suffisaient, pensait-elle en se levant du lit. Elle, elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait plus. Cette vie allait l’étouffer, s’encourageait-elle en nouant son pagne et accrochant Freya dans son dos. Elle suffoquait déjà. Elle allait se noyer, comme les autres, ses belles-sœurs, ses tantes, ses belles-mères, toutes ces femmes-poissons qui ne se rendaient plus compte qu’elles pourrissaient lentement au soleil. Des femmes que s’étaient prises dans les mailles du filet et n’avaient pas encore compris que c’était trop tard, que leur fin était proche, qu’elles finiraient vendues, troquées, emprisonnées dans les étals-maisons des poissonniers alcooliques. Elle ne se laisserait pas enterrer là, martelait-elle d’un pas déterminé dans la cour intérieure. Alors qu’elle atteignait enfin la porte, Freya eut un hoquet et Anne-Marie se figea.

Si le bébé se réveillait maintenant, c’en était fini de sa fuite !

Mais la petite se rendormit presque immédiatement.

Ce soir-là, Anne-Marie, seize ans, mère de Freya, ouvrit en grand la porte d’entrée.

 

 

Extrait P 159

Anne-Marie avait eu beau se moquer du qu’en dira-t-on, les ragots commençaient à peser sur ses épaules, et sur celles de toute sa famille. Les femmes échangeaient des messes basses quand elle allait récupérer de l’huile, et les hommes n’attendirent que quelques semaines avant de lui jeter des regards égrillards. Le père voyait bien que ce n’était pas ici qu’elle pourrait créer un foyer. La jeune fille savait qu’elle n’y trouverait pas son bonheur. Elle ne pourrait jamais être la femme obéissante, soumise et disciplinée que la vie du village exigeait. La ville, son rythme, ses lumières et ses possibilités encore larges.

Lorsque son père lui proposa de retourner à Douala, Anne-Marie accepta avec enthousiasme. Sa fille tombait constamment malade, comme si elle-même ne supportait pas cette vie, et son père était inquiet.

Elle y croyait encore. Au fond d’elle, une certitude demeurait : sa vie n’était pas ici.

 

 

Extrait P 215

Anne-Marie vivait chez lui, ne connaissait personne en France, et Stéphane était son frère aîné. C’était tout vu, en effet. Pour l’instant, elle ne pouvait que se taire et obéir. Son frère décidait-il de déménager dans un appartement plus grand, en banlieue parisienne, loin de son travail ? Anne-Marie acceptait. Son frère, qui prétendait « ouvrir un business », alors qu’il n’avait aucun travail salarié, commençait à lorgner sur ses économies. Il lui demandait de contribuer plus aux charges de la maison ? Anne-Marie acceptait. Chaque fin de semaine, elle allait ouvrir sa valise et piochait dans sa réserve, lise de côté pour ses besoins et ceux de Freya.

[…]

Novembre à Paris était absolument déprimant, pensa-t-elle. Elle n’avait jamais eu aussi froid de sa vie. Aucun des vêtements qu’elle avait emportés ne constituait une défense suffisante. Ses pieds étaient constamment humides et glacés. Elle n’arrivait pas à se réchauffer, ni à se faire à l’idée de cet automne brumeux.

 

Le printemps était encore loin et Anne-Marie soupira.

Une question lui trottait en tête de plus en plus souvent : pourquoi personne ne lui avait dit que c’était comme ça, l’Europe ?

Au pays, quand tout le monde mentionnait Paris, la France, c’était l’eldorado… Personne ne parlait des automnes à la pluie froide, des bus bondés, de la vie chère…

Au Cameroun, même si la vie était dure, Anne-Marie avait fini par obtenir une situation qui lui conve,ait. Ici… ici, c’était le froid et le gris. Elle serrait les dents, mais les mois s’étiraient en longueur et elle avait l’impression de n’avoir toujours pas trouvé sa place.

 

Extrait P 319

Freya ne méritait certainement pas l’ombre. Sa fille méritait de briller, de connaître une voie où son existence et sa valeur ne seraient pas questionnées.

Elle la choisissait elle, se fille.

 

 

Extrait P 330

Elle se taisent beaucoup, les mères. Leurs silences sont des offrandes.

Elles ne disent pas qu’une partie de leur métier de mère, c’est tisser des bâillons pour soi-même. Alors on se muselle, pour le bien de ceux qu’on aime. On accepte, un instant seulement, d’abandonner son droit à la parole. On offre sa voix à la terre en espérant voir ses enfants fleurir. Comme toutes les mères avant elle, c’est ce que fit Anne-Marie. Puisqu’il le fallait, elle s’enracinerait elle aussi, pour voir sa fille grandir. Même si la terre était friable.

Quand Anne-Marie se mit au lit, trois mois et un jour après son retour de Douala, elle plongea aussitôt dans un sommeil sans rêves.

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