Eureka street - Robert Mac Liam Wilson
- deslivresetmoi72
- 5 janv. 2020
- 5 min de lecture

Quel drôle de livre ! Un récit atypique, original, irrévérencieux souvent, plein d’humour et d’images pertinentes et percutantes. Pourtant, j’ai eu un peu de mal à « rentrer » dans l’histoire au départ... mais ce livre m’ayant été très vivement conseillé par un collègue-lecteur avisé, j’ai persévéré et j’ai ensuite vraiment beaucoup apprécié cet univers à la fois décalé et ancré dans un contexte historique réaliste.
L’histoire se déroule principalement en Irlande du nord à Belfast : on partage le quotidien d’amis protestants et catholiques, dans une ville en proie au terrorisme. Un quotidien de débrouille, d’amitié virile, de femmes à séduire, de bières à boire, de violence ordinaire et banalisée, de pauvreté. Un de ces personnages, Chuckie, rustre et plutôt simple d’esprit, réussit à faire fortune à partir d’une arnaque basée sur la vente de sex-toys ! Ensuite, sa prospérité ne tiendra qu’à son inventivité et à sa confiance en sa bonne fortune.
Jake, le second personnage central du roman est un catholique, ayant pour ami Chuckie et d’autres protestants est aussi plus touchant, plus nuancé. Il rêve du grand amour après plusieurs déceptions. Il veut prendre sa vie en main, avoir un travail qui a du sens, en lien avec ses études alors qu’il a dû se résoudre à accepter des petits boulots mal payés et assez minables.
Le roman nous plonge dans le quotidien de ces deux personnages. C’est superbement bien écrit, plein de fantaisie, d’images, d’expressions incongrues mais très parlantes. Le contexte historique, le climat très particulier de la ville de Belfast entre catholiques et protestants est très bien décrit, la banalisation du terrorisme y est glaçante de réalisme. J’ai vraiment beaucoup aimé le style inimitable de cet auteur ! Une grande plume !
Ectraits et citations
C’est le problème quand on ment. Si on ne vous croit pas, vous vous méprisez ; et si on vous croit, vous méprisez l’autre.
Puis elle m’a laissé à ce qu’il restait de café et de moi-même. Exactement comme Sarah.
Il y a des nuits où vous frisez la trentaine et où la vie semble terminée. Où il vous semble que vous n’arriverez jamais à rien et que personne n’embrassera plus jamais vos lèvres.
Elle en avait eu assez de vivre à Belfast. Elle était anglaise. Elle en avait soupé. Il y avait eu beaucoup de morts à cette époque et elle a décidé qu’elle en avait marre. Elle désirait retourner vers un lieu où la politique signifiait discussions fiscales, débats sur la santé, taxes foncières, mais pas les bombes, les blessés, les assassinats, ni la peur.
Elle était donc rentrée à Londres.
Et ça a suffi. La rue misérable, les maisons miteuses, le ciel pâle et bas, cet homme au visage trempé de larmes qui me disait au revoir. Tout ça ressemblait trop à ce que je ressentais et j’ai décidé que je voulais rentrer chez moi.
Ce n’étaient pas les bombes qui faisaient peur. C’étaient les victimes des bombes. La mort en public était une forme de décès très spéciale. Les bombes mutilaient et s’emparaient de leurs morts. L’explosion arrachait les chaussures des gens comme un parent plein d’attention, elle ouvrait lascivement la chemise des hommes ; le souffle luxurieux de la bombe remontait la jupe des femmes pour dénuder leurs cuisses ensanglantées. Les victimes de la bombe étaient éparpillées dans la rue comme des fruits avariés. Enfin, les gens tués par la bombe étaient indéniablement morts, putain. Ils étaient très très morts.
Les distractions de Chuckie constituaient une forme d’évolution inversée. Il consacrait alors tout son temps et son argent à se rendre moins intelligent, moins évolué. Et, apparemment, d’énormes quantités de temps et d’argent étaient indispensables pour finir dans la peau d’un reptile protozoaire vautré sur le sol de la cuisine de Slat.
Quand je me souvenais de Sarah, j’avais l’impression de lire un livre recommandé par autrui. On aurait voulu que ce soit tellement mieux que ça.
Toute cette douleur me surprenait en permanence. Comment pouvait-elle commettre l’erreur de ne pas m’aimer comme je l’aimais ?
Depuis son départ, mon amour se mesurait à l’aune de son objet absent. Depuis lors, je passais mes soirées solitaires dans un fauteuil, à fumer en me demandant quelle impression ça pouvait faire d’être elle.
La tragédie était que les protestants (écossais) d’Irlande du Nord se prenaient pour des Britanniques. Les catholiques (irlandais) d’Irlande du Nord se prenaient pour des citoyens de l’Eire (de vrais Irlandais). Et le plus comique, c’était que toute différence autrefois marquée avait disparu depuis longtemps et qu’aujourd’hui les membres des deux tribus rivales se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Le monde extérieur le remarquait et s’étonnait, mais les habitants de la région restaient aveugles.
De manière assez intéressante, les durs à cuire protestants/catholiques adoraient flanquer des raclées mémorables et routinières aux catholiques/protestants, même si ces catholiques/protestants ne croyaient pas en Dieu et avaient solennellement renoncé à leur ancienne foi. Il n’était pas sans intérêt de se demander ce que le bigot d’une confession donnée pouvait reprocher à un athée né dans une autre confession. Voilà ce qui me plaisait dans la haine version Belfast. Il s’agissait d’une haine pataude, capable de survivre confortablement en se nourrissant des souvenirs de choses qui n’ont jamais existé. Il y avait là-dedans une sorte de vigueur admirable.
… vous constatez qu’il existe bel et bien une division entre les gens qui vivent ici. Certains appellent ça la religion, d’autres la politique. Mais la division la plus fiable, la plus flagrante, est l’argent. L’argent constitue une division sur laquelle vous pouvez toujours parier votre argent.
Car les poseurs de bombes savaient que ce n’était pas de leur faute. C’était la faute de leurs ennemis, les oppresseurs qui refusaient de faire ce que les autres voulaient qu’ils fassent. Ils avaient demandé à ce qu’on les écoute. Ils n’avaient pas réussi. Ils avaient menacé d’utiliser la violence si on ne les écoutait pas. Quand cela non plus n’avait pas réussi, ils furent contraints, à leur grande répugnance, d’accomplir tous ces actes violents. De toute évidence, ce n’était pas de leur faute.
C’était la politique de la cour de récréation. Si Julie frappe Suzy, Suzy ne frappe pas Julie en retour. Suzy frappe Sally à la place….
Puis j’ai ressenti de la fureur. Rien n’avait changé. Les mecs encagoulés avaient appelé ça une victoire, mais leur situation était exactement la même que vingt-cinq ans plus tôt. Trois personnes étaient mortes, plusieurs milliers d’autres avaient été battues, blessées ou amputées, et nous avions tous connu une trouille bleue pendant presque tout ce temps-là. À quoi cela avait-il servi ? Qu’avait-on ainsi accompli ?
Une chose avait frappé Chuckie : ce conflit politique, qui avait marqué toute sa vie adulte, se résumait à un mensonge. Il s’agissait en fait d’une guerre entre une armée qui disait qu’elle ne voulait pas se battre, et un groupe de révolutionnaires qui affirmaient qu’ils ne voulaient pas se battre non plus. Ça n’avait rien à voir avec l’impérialisme, l’autodétermination ni le socialisme révolutionnaire. Et puis ces armées ne s’entre-tuaient pas souvent. D’habitude, elles se contentaient de tuer les malheureux citoyens qui se trouvaient disponibles pour le massacre.
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