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Fille - Camille Laurens


Très bon roman sur la condition féminine et ses évolutions depuis les années 60. Laurence Barraqué nait et grandit à Rouen dans les années 60. Elle a une sœur, son père aurait préféré (c’est un euphémisme !) des fils… A travers l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte, Laurence incarne ce qu’est être « fille » dans son époque, femme, mère, comment on se construit dans une société encore patriarcale et où le pouvoir se conjugue quasi essentiellement au masculin.

L’autrice nous amène à analyser comment on nomme et considère les filles, ce que les mots et expressions banales trahissent des conceptions de la notion de genre et elle démontre tout ce qui laisse, de façon évidente, ou plus insidieusement, la suprématie et le pouvoir aux garçons, aux hommes : à commencer par cette différence, fille désigne à la fois le genre attribué à la naissance ou avant (par opposition à garçon) et le fait d’être l’enfant féminin de ses parents (par opposition à fils) : un seul mot là où deux mots distincts existent pour la masculin… Le récit est parsemé de remarques et constats de ce type et nous fait prendre conscience d’une multitude de choses anodines en apparence mais qui dessinent les contours implicites des inégalités hommes-femmes.

C’est un texte très intéressant et intelligent ! J’ai adoré tout le début (l’enfance de Laurence) et la fin (l’âge adulte, maternité), mais un peu moins la partie consacrée à l’adolescence que j’ai trouvée plus caricaturale. Mais au final, ce livre est une vraie belle découverte que je vais m’empresser de faire découvrir à ma fille et aux amis et amies concernés par le féminisme !


Extrait n°1

A six mois de ton développement te voilà donc tout ouïe, prête à entendre, d’abord les refrains de ton existence future puis, à l’orée du monde extérieur, à la fois le ploc du caillou lancé en biseau à la surface relativement lisse du silence (« C’est une fille ») et les ricochets se propageant de voix en voix (« C’est bien aussi », « Ce sera pour la prochaine fois », « Les filles sont plus faciles », « Reste plus qu’à transformer l’essai »


Extrait n°2

A propos de filles, il y a une chose bizarre. Tu es une fille, c’est entendu. Mais tu es aussi la fille de ton père. Et la fille de ta mère. Ton sexe et ton lien de parenté ne sont pas distincts. Tu n’as et n’auras jamais que ce mot pour dire ton être et ton ascendance, ta dépendance et ton identité. La fille est l’éternelle affiliée, la fille ne sort jamais de la famille. Le Dr Galiot, au contraire, a eu un garçon et il a eu un fils. Tu n’as qu’une entrée dans le dictionnaire, lui en a deux. Le phénomène se répète avec le temps : quand tu grandis, tu deviens « une femme » et, le cas échéant, « la femme de ». L’unique mot qui te désigne ne cesse jamais de souligner ton joug, il te rapporte toujours à quelqu’un – tes parents, ton époux, alors qu’un homme existe en lui-même, c’est la langue qui le dit, comme la grammaire t’expliquera plus tard, dans ta petite école de filles jouxtant celle des garçons, que « le masculin l’emporte sur le féminin. »


Extrait n°3

Il y a aussi une chanson que je déteste. Le refrain ânonne : Vous permettez, monsieur, que j’emprunte votre fille ? Je trouve les paroles idiotes, on n’emprunte pas une fille comme on emprunte un livre à la bibliothèque parce qu’une fille, ce n’est pas une chose, et puis aussi une fille, on ne la rend pas, on la garde – enfin, dans les contes c’est comme ça. Le chanteur s’appelle Adamo, ce qui signifie Adam en italien. Eh bien, le premier homme, il a l’air cruche, je te ferai dire.


Extrait n°4

Elle regarde nerveusement la pendule accrochée au mur de la cuisine, ignorant que cette phrase va bientôt devenir leur gimmick à sa sœur et elle : j’ai du retard, je suis en retard, t’as combien de retard ? « Bon, en définitive, poursuit le père, ce n’est pas compliqué, résumons-nous : il suffit d’être sages et d’obéir à votre père. Les filles ont leurs règles et elles suivent les règles, c’est tout. »


Extrait n°5

Tu vois, il y a une chose qui m’a troublée », dis-je à Daniel qui, assis en tailleur sur la moquette de son studio, décapsule une bière, un joint à la bouche. « C’est quand il m’a demandé si j’en avais parlé au “père de l’enfant”. — Ouais ? fait Daniel. — Qu’il utilise le mot “enfant”, tu vois, ça m’a fait bizarre. — C’est idiot de dire ça avant une IVG. Parce qu’il n’y a pas d’enfant, justement. Ni de parents, donc. » Je ne sais pas pourquoi, je n’aime pas la réaction de Daniel. J’enchaîne pourtant : « Tu vois, encore plus étrange, à la fois je suis comme rassurée de sentir que j’ai, que j’abrite un enfant, enfin, un bébé en puissance, je ne sais pas pourquoi, ça me donne confiance, je me sens, comment t’expliquer ? Puissante… Et en même temps, je ne veux pas d’enfant, je crois que je n’en aurai jamais. — Pourquoi ? — Je ne sais pas. Je voudrais rester libre. Continuer à faire du théâtre, écrire une pièce, je ne sais pas, vivre ma vie.


Extrait n°6

Le Dr Charles Guerry est d’un abord hautain et froid, tempéré par le fait que tu es la fille du Dr Barraqué. Cela ne t’empêche pas d’être une nullipare ignare, et pénible avec tes questions inquiètes : est-ce que le bébé n’est pas trop gros ? Faudra-t-il une césarienne ? Comment marche la péridurale ? Premièrement, ce n’est pas le fœtus qui est trop gros, c’est toi. Il est temps que tu te mettes au régime. Deuxièmement, la césarienne, c’est pour les nuls, les confrères tire-au-flanc qui veulent partir en vacances. Lui, il en a sorti des bien plus gros que le tien par les voies naturelles. La nature, il n’y a que ça de vrai, les femmes ont tendance à l’oublier. La douleur de même, c’est naturel. Aussi est-il personnellement réticent à te proposer la péridurale, qui d’ailleurs déçoit beaucoup les parturientes : a-t-on vraiment envie d’être absente du plus beau jour de sa vie ? Les femmes regrettent, en général : après tout, elles n’auront pas tellement d’autres occasions, dans leur vie, d’avoir un peu de courage.


Extrait n°7

Tu vas faire des courses avec ta mère, vous achetez de la laine bleu clair pour la layette, elle t’offre une grenouillère blanche. « Tu vois, me dit-elle pensivement tandis que nous patientons à la caisse, parfois je me dis que tout aurait été plus simple si j’avais eu un garçon. Ton père aurait été tellement content, tellement… Peut-être qu’il m’aurait plus aimée, avec un garçon. Sûrement.


Extrait n°8

Merci beaucoup pour votre intervention, c’était très intéressant. Vous nous avez confié que faisiez encore des cauchemars qui grouillent de cafards, de fourmis et d’araignées, intervient un psychanalyste à la fin du colloque. Avez-vous déjà remarqué qu’insecte était l’anagramme d’inceste ? » Encore un jeu de mots tiré par les cheveux, comme toujours avec les psys, me dis-je tandis qu’il développe avec assurance, enfin je ne vois pas bien où ça mène, mais il m’a trouvée intéressante, alors je souris. Daniel avait raison, du reste, ça m’a fait du bien de parler. J’aurais dû le faire plus tôt – consulter, « voir quelqu’un », comme on dit. Mais à quoi ça m’aurait avancée ? Aujourd’hui, Daniel a mené l’entretien, il m’a aidée. Mais je m’imagine mal déballer mes histoires devant un inconnu. On lave le linge sale en famille. Daniel est dans le public, il me sourit.



Extrait n°9

En classe de première, Alice fait ses TPE sur les femmes et le féminisme. « Ce qui est terrible, tu sais, maman, c’est que les femmes ont peur tout le temps, partout, à toutes les époques. Évidemment, elles ont moins peur chez nous qu’en Inde ou je ne sais où, mais enfin, que ce soit conscient ou non, elles vivent dans la peur, la peur des hommes. » Je pose mon couteau à côté du petit tas d’épluchures, je m’essuie les mains. « C’est vrai, ma chérie. En même temps, les hommes aussi ont peur. Faut-il vraiment les opposer à nous ? Est-ce que… ? – Ça n’a rien à voir. La domination vient des hommes. Que certains aient peur, ok, on ne va pas pleurer pour eux. Tandis qu’une femme vit sans arrêt sous la menace, et très tôt dans sa vie. Sinon, pourquoi tu m’as appris à me défendre, quand j’étais petite ? Tu te souviens, pif paf ? » Elle mime le coup de genou. « C’est parce que tu avais peur pour moi. Parce que toutes les femmes ont peur, c’est tout. C’est tellement ordinaire, elles ont tellement intériorisé le danger que certaines n’en ont même pas conscience, et pourtant… Une femme menacée, c’est un pléonasme. — Admettons. Mais la peur de ne pas être à la hauteur, la peur de mal faire, de ne pas y arriver, la peur d’échouer, ça concerne bien les hommes aussi, non ? Vous, les filles d’aujourd’hui, vous êtes si… » Alice se lève brusquement, plonge les pommes de terre épluchées dans l’eau et me dit, son économe à la main, d’une voix qui tremble : « La différence, maman, entre hommes et femmes, tu vois, c’est que les hommes ont peur pour leur honneur, tandis que les femmes, c’est pour leur vie. Le ridicule ne tue pas, la violence, si. » Je me lève, je sais, je la prends dans mes bras, « câlin », dit-elle. Quand elle était petite, je la soulevais de terre comme rien, sa densité légère me comblait. Quelle puissance j’avais ! Maintenant, je ne peux plus, ni l’embarquer ses pieds sur les miens à grands pas de robot dans tout l’appartement. Son portable sonne, elle sort précipitamment de la cuisine en disant « allô » d’une voix séductrice. Je mets la table en chantonnant. Je trouve Alice trop radicale, intransigeante, mais notre discussion m’a rendue gaie, on discute entre filles, me dis-je.

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