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Fleurs de nuit - Piece Adzo Medie

  • Photo du rédacteur: deslivresetmoi72
    deslivresetmoi72
  • 13 août
  • 15 min de lecture

Dernière mise à jour : 18 août

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Un grand merci à Babelio et aux éditions de L’aube pour avoir eu le privilège de découvrir ce grand roman en « avant-première ». C’est pour moi un coup de cœur et je suis sûre, j’espère, qu’il va faire parler de lui à la rentrée littéraire. D’abord, l’objet, la couverture est absolument sublime, on ne peut pas la rater sur un présentoir !

Ce livre m’a très vite happée, et j’ai enchaîné les pages avec avidité, mais il n’est pas si simple à synthétiser car il a de multiples facettes, aborde beaucoup de thématiques actuelles qui s’entremêlent ce qui donne un récit foisonnant, mais toujours maîtrisé, sans partir dans tous les sens. Tour de force de l’autrice !

Deux cousines, Selasi et Akorfa, naissent le même jour au Ghana : leurs mères sont très amies et les deux fillettes grandissent ensemble dans une grande complicité encouragée par leurs mères respectives. Puis, Selasi subit des épreuves qui remettent en cause ses ambitions alors qu’Aforka, grâce à la détermination et à l’autorité de sa mère, étudie dans les meilleures écoles privées, suit des cours particuliers pour pouvoir ensuite être admise dans une université américaine. Ses parents la destinent à la médecine, et plus précisément encore à la neurochirurgie.

Chacune des deux jeunes filles trace son chemin, la complicité naïve de l’enfance laisse place à la rivalité, exacerbée par les histoires de famille plus ou moins dissimulées. Leurs parcours se séparent mais elles se retrouveront plus tard, adultes, mères de famille : sauront-elles se comprendre, se pardonner ?

 

Avec cette histoire forte, Peace Adzo Medie nous plonge dans la culture africaine, ghanéenne, avec le poids des traditions familiales, et plus encore, elle s’empare de la problématique de la place des femmes au sein des familles, du rôle de l’argent dans les familles et du lien entre argent et pouvoir dans le couple et la famille élargie. Avec Aforka, elle aborde aussi les difficultés et préjugés rencontrés par les étudiants d’origine africaines aux Etats-Unis…Autant dire qu’être jeune, femme et africaine constitue une accumulation de handicaps pour « réussir » sa vie, se faire une place, faire reconnaître ses compétences.

 

J’ai vraiment adoré ce roman, la complexité des personnages, sa construction en trois parties qui alternent le point de vue d’Aforka, de Sélasi et un regard extérieur pour finir. Les voix de chacune des cousines nous permettent de mieux appréhender les difficultés relationnelles qu’elles rencontrent. Les personnages sont tout en nuances et contradictions, partagés entre les valeurs traditionnelles et les désirs d’indépendance et d’émancipation.


Extrait page 13

 

J’aimais lire, mais les livres n’intéressaient pas ma cousine, alors nous nous occupions autrement. Je la prenais par la main et l’emmenais dans ma chambre où mes jouets étaient disposés pour une journée de jeux. Elle prenait le contrôle des Barbie, de leur maison et de leur voiture, et m’envoyait parfois jouer avec les poupées Patouf qui n’étaient propriétaires que d’un carton. Ma mère, qui venait souvent voir si tout se passait bien, me trouvait alors dans un coin avec les poupées les plus dépenaillées et me rappelait que tous ces jouets m’appartenaient. Lorsque je lui demandais si je pouvais lui emprunter une de mes Barbie, Selasi chronométrait le temps pendant lequel je la tenais.

Nos rapports n’étaient donc pas des plus égalitaires. Mais quelle relation échappe à cela, surtout entre enfants ? Ce qui comptait, c’est qu’elle était ma meilleure amie, et j’adorais les moments que nous passions ensemble.

 

Extrait page 16

-[…] Tu sais bien que c’est Xornam qui devra payer l’école. Comment gagnera-t-elle assez en vendant ses tissus dans la rue ? Hmmm ? Elle se plaint déjà d’avoir mal au dos chaque fois que je la vois ; comment pourra-t-elle en porter plus ? J’aime cette femme, tu le sais, mais je ne crois pas qu’essayer de nous imiter soit la bonne manière de faire. »

Le passé de ma mère avait aiguisé ses sens au point qu’elle devinait les coups des autres avant même qu’ils ne jouent.

« Tu surinterprètes. Il ne s’agit pas de toi. »

Mon père était quant à lui aveugle à tous les coups, même ceux déjà joués.

« Pas de moi ? Laisse-moi rire. Sais-tu que quand elle a appris qu’Aforka n’avais pas le droit de parler eve, elle l’a aussitôt interdit à Selasi ? Imagine un peu ! Et comme je souhaite qu’Aforka devienne médecin, elle a annoncé la semaine dernière qu’elle voulait que sa fille suive cette voie, alors que la petite ne manifeste aucun intérêt pour les sciences. Qu’est-ce qu’elle va faire ensuite ? La rebaptiser Aforka ? J’ai peur qu’elle finisse par se sentir submergée et qu’elle tente de trouver le moyen de nous en rendre responsable ; il ne lui en faudra pas plus pour nous accuser d’avoir omis de proposer de payer la scolarité de Selasi. C’est de cette façon que la rancœur s’accumule et que les querelles familiales commencent. J’en ai déjà été témoin. »

 

Extrait page 34

Ainsi, sous prétexte qu’ils avaient aidé mon père des années plus tôt, ses proches estimaient avoir des droits sur tout ce qu’il possédait. De leur point de vue, il avait une dette éternelle envers eux et aucune demande n’était exagérée. Ils s’attendaient même à ce qu’il sacrifie le bonheur de sa femme et de son enfant à leur profit. J’aurais voulu leur répondre que la responsabilité d’une famille était d’aider les siens à donner le meilleur d’eux-mêmes, à atteindre les sommets que ceux les ayant précédés pouvaient seulement apercevoir en tendant le cou, et de le faire par amour, non parce qu’elle s’attendait à être éternellement récompensée. Car si une main tendue n’était qu’un prêt, et que cette main pouvait se retourner contre vous lorsqu’elle jugeait que vous ne remboursiez pas votre dette, alors cette famille n’était en rien différente des créanciers qui frappaient aux portes à l’aube, terrorisaient et humiliaient les malheureux endettés.

 

Extrait page 52

Maman et moi fûmes euphoriques lorsque papa réussit finalement à la faire admettre à St Theresa, malgré des notes qui ne lui permettaient même pas d’entrer dans certains lycées de seconde zone. Je la serrai dans mes bras et poussai de tels cris de joie que je me cassai la voix. J’étais ravie qu’elle m’y rejoigne et de ne plus devoir me sentir coupable d’avoir excellé. Cette nouvelle lui redonna le sourire, mais il disparut brièvement lorsqu’arriva sa lettre d’admission, car elle avait été inscrite en économie domestique.

«  Il ne m’a pas fait admettre en sciences », dit-elle.

Je l’avais encouragée à choisir cette filière, mais c’était à l’époque où je pensais qu’elle se mettrait au travail et obtiendrait les notes nécessaires. Comment avait-elle pu croire qu’on l’y admettrait avec de tels résultats ? et quelle ingratitude ! Pourquoi était-elle incapable de voir le mal que mon père s’était donné pour elle ? Faire jouer ses relations pour que St Theresa accepte une élève relavait de l’exploit. Elle aurait dû le remercier au lieu de se demander pourquoi il n’avait pas accompli un double miracle. Voilà ce dont ma mère se plaignait depuis longtemps : cette manie qu’ont les proches de croire que tout leur était dû, que vous devriez être plus généreux envers eux qu’envers vos propres enfants, cette habitude de se plaindre, quels que soient vos sacrifices pour eux. J’avais toujours fait la distinction entre Selasi et ma famille paternelle, n’avais jamais laissé l’aura de ma colère ne serait-ce que l’effleurer. Me trompais-je sur son compte depuis le début ?

 

Extrait page 108

Farida me rendit visite le week-end suivant le déménagement de Lisa et je lui racontai ce qui s’était passé.

« ça m’a choquée ! » dis-je.

Elle était assise sur le lit inoccupé. Nous venions de nous gaver de pizzas à Bloomfield, payées par elle naturellement, car mon budget était serré.

« Pourquoi ? »

Elle n’avait pas l’air de comprendre. Occupée à envoyer des messages, elle ne leva pas les yeux de son portable.

« Parce qu’elle était sympa. Quand elle grignotait un truc, elle m’en proposait toujours et me rapportait à manger si j’étais trop fatiguée pour descendre à la cafétéria. Je connais le racisme, simplement je ne m’attendais pas à le subir de la part de Lisa.

-          Beaucoup de gens sympas sont racistes, Akorfa. Tu devrais le savoir. »

Elle m’adressa un regard qui me donna l’impression d’être idiote. Comment aurais-je pu le savoir ? On ne m’avait pas enseigné les variantes du racisme aux Etats-Unis. Au centre culturel américain d’Accra, nos séances de préparation à l’université semblaient traiter un seul sujet : nos façons de faire ghanéennes n’avaient pas leur place en Amérique ; il ne fallait pas commenter l’apparence des gens, rendre visite à quelqu’un sans le prévenir, parler de Dieu ou de religion devant les autres. Comme par hasard, on avait oublié de nous avertir que les gens risquaient de nous juger stupides parce que nous étions noires. Mais je ne voulus pas m’attarder sur ce que j’ignorais, ni sur l’idée angoissante que j’allais devoir apprendre par l’expérience.

 

Extrait page 122-123

«  Akorfa, ma chérie, dit maman. Les gens l’apprendront à coup sûr. Tes amies de St Theresa par exemple. Toutes tes camarades de classe de Roosevelt. Veux-tu vraiment qu’elles parlent de toi ? Veux-tu qu’un mari potentiel et sa famille le découvrent ? Qui voudra un membre de notre famille après ? Hmmm ? Les gens auront une raison supplémentaire de se moquer de nous. Notre nom sera souillé à jamais. Quand ils ont chassé mama de la maison de notre père, ils l’ont traitée de femme maudite. Ca ne fera que confirmer leur opinion. De nombreuses personne s’en réjouiront ; tous les habitants de Ho nous détesteront. Pour couronner le tout, ton père ne me le pardonnera jamais. Il me quittera. Tu sais bien qu’il m’a déconseillé de t’envoyer en Amérique. Comment lui raconter qu’une telle chose t’est arrivée ? Je t’en supplie, laissons ce problème derrière nous. Je sais que c’est dur, ma chérie, mais nous te supplions tous de tourner la page.

-          Comment pouvons-nous fermer les yeux là-dessus, maman ? Je t’ai raconté ce qui s’est passé.

-          - Je sais, ma chérie, je sais. Mais veux-tu passer le reste de ta vie dans la honte ? Les gens déformeront cette histoire pour nuire à ta réputation, ils inventeront n’importe quoi. Ils te traîneront dans la boue. Tu es en colère aujourd’hui, mais songe à demain. A ton avenir. »

Je m’enfonçai dans le fauteuil, me couvris le visage avec les mains et pleurai. Les paroles de ma mère m’obligeaient à visualiser le chemin dangereux que j’emprunterais si je décidais de dénoncer Michael. J’imaginais déjà les regards, j’entendais les murmures, j’apercevais les doigts pointés sur moi, chacun comme une nouvelle agression, le rappel de ce qu’il avait fait. Comment vivre dans ces conditions ? Et pourquoi fallait-il choisir entre la dénonciation et le silence ? Un silence qui lui accordait la liberté. La liberté de poursuivre sa vie comme si de rien n’était, la liberté de faire du mal à quelqu’un d’autre sans la moindre conséquence, sans cette souffrance qui me donnait envie de m’enfoncer dans les profondeurs les plus sombres de mon être ou de grimper sur le toit et de crier jusqu’à ce que ma fureur fasse trembler le monde.

 

Extrait page 137

Je poussais un profond soupir. Je regrettais de ne pas avoir le courage de lui raccrocher au nez. Ou de lui répondre de me ficher la paix. La vie en Amérique avait entrouvert ma cage, mais ne m’avait pas libérée de la prison des attentes ghanéennes. J’avais fait quelques petits tours dehors, en bifurquant vers les sciences politiques par exemple, mais ce n’étaient que des anomalies, des moments d’embarras. Parce que j’étais surtout en paix lorsque j’étais d’accord avec eux – en particulier avec ma mère, quand nos désirs et intentions étaient alignées Si je me sentais enfin à l’aise avec nos désaccords, cela signifierait que je rejetais ce qu’on m’avait appris à faire : respecter mes parents, ne jamais douter qu’ils voulaient le meilleur pour moi et s’assuraient que je l’obtienne, les rende fiers. Cela signifierait que je commençais à oublier que, malgré mon autonomie, je leur appartenais toujours. J’étais moi, mais j’étais également eux.

 

Extrait page 178

Il faisait humide à mon arrivée à Accra. Dès que je pénétrai dans le terminal bruyant, je remerciai le ciel de m’avoir permis d’habiter ailleurs. De ne plus vivre dans un pays où tout le monde voulait être payé alors que rien ne fonctionnait. Où les nombreux hôpitaux ne disposaient pas des médicaments essentiels et où des milliers de personnes mouraient de causes évitables chaque année. Où on laissait agoniser un homme dans la force de l’âge sur un brancard dans un couloir mal éclairé – ses proches pouvaient s’estimer heureux qu’il ne meure pas à même le sol, ce sol sur lequel accouchaient de nombreuses femmes parce que le nombre de lits était insuffisant. Evidemment, tout cela était impossible à deviner quand on regardait les photos de nos présidents globe-trotters entourés de leur cour, ou des vidéos de ces hommes prononçant des discours dans des institutions prestigieuses partout dans le monde ; comment pouvait-on offrir de telles tribunes à des personnes responsables d’autant de souffrance ? On se serait attendu à ce qu’ils baissent honteusement la tête à cause de ce qu’ils faisaient au Ghana. Sans eux, pensai-je, mon père serait en vie.

 

Extrait page 221

Cela faisait à peine six semaines que je vivais chez grand-mère et un peu plus de trois mois que ma mère était morte. Oncle Yao avait un nouveau travail, qui les obligeait à s’installer à Accra. Son poste s’accompagnait d’une maison, d’une voiture neuve et d’un chauffeur. Nous étions assisse côte à côte sur le seuil de la chambre de grand-mère lorsqu’elle me l’annonça avec enthousiasme. Autour de nous résonnaient des bavardages et le caquètement des poulets qui s’aventuraient dans la cour lorsque le portail était entrouvert.

Quand je lui demandai si je pouvais venir vivre avec eux, elle répondit qu’elle demanderait à sa mère. Je hochai la tête et baissai les yeux vers mes pieds chaussés de tongs et blanchis par la poussière. A son arrivée, j’étais en train de jouer à l’ampé avec Shine. J’eus l’étrange impression d’être une actrice sur scène ; tandis que je récitais mon monologue, on remplaçait le décor tout entier derrière moi et le nouveau m’était totalement inconnu. Mes parents n’étaient plus là, ma maison n’existait plus, et maintenant, ma cousine préférée et meilleure amie s’en allait aussi. Mes mains étaient trop petites pour agripper quoi que ce soit, mes bras trop faibles pour maintenir ma vie en place, et personne ne levait le petit doigt pour m’aider.

Le lendemain, oncle Yao passa m’informer que je pourrais leur rendre visite pendant les vacances scolaires. Ce fut tout ce qu’ils m’offrirent, et Akorfa ne prit pas la peine de me l’annoncer elle-même. L’excitation causée par son déménagement à Accra semblait avoir effacé nos souvenirs de son esprit.

 

Extrait page 259

Je sus alors que mon père n’avait aucune intention de m’accueillir chez lui pendant les vacances. Je gardai la tête baissée pendant tout le trajet et ne ris pas aux plaisanteries d’oncle Yao. Le rejet de mon père était bien plus douloureux que la façon dont Aforka me traitait en présence de ses amies. A mon arrivée chez les Lokko, je dus m’agripper à la portière pour me hisser hors de la voiture. J’étais embarrassée. J’avais annoncé presque triomphalement à Akorfa que je passais les vacances chez mon père, et voilà que j’étais à nouveau sur le pas de sa porte. Ni tante Lucy ni elle ne furent surprises de me voir. Manifestement, oncle Yao leur avait déjà expliqué ce qui se passait. Ma cousine m’aida à porter ma malle dans l’escalie,r mais au lieu de s’arrêter devant la porte de sa chambre, elle continua en direction de la chambre d’amis.

« Akorfa n’aura pas beaucoup de temps libre ces prochains jours, elle a beaucoup de devoirs. Les sciences ne sont pas des matières faciles », me dit tante Lucy.

Mes épaules s’affaissèrent davantage lorsqu’elles sortirent de la chambre. Les nuits dans la chambre d’Aforka étaient si amusantes à l’époque où nous étions seules et en bons termes ! Nous regardions la télé et discutions jusqu’à ce qu’on n’entende plus les stridulations des criquets dehors. Je m’assis sur le lit et essayai d’ôter mes sandales, mais même ces quelques gestes étaient trop exigeants. Mes doigts raides refusaient d’obéir. Je m’allongeai et m’endormis.

 

Extrait page 271

En effet, cette journée marqua un tournant majeur dans ma relation avec elle et, par extension, avec Akorfa. Sa mère organisa ce que je peux seulement décrire comme une campagne qui dura presque trois ans. Son but apparent était de me faire sentir que j’étais de trop jusqu’à ce que je quitte la maison de mon plein gré. Car dès mon départ, plus aucun membre de ma famille ne pourrait regarder par-dessus son épaule et la critiquer. Du moins pas en face. De son côté, Akorfa faisait semblant de ne pas voir ce que manigançait sa mère, ou bien elle s’en moquait. Je m’endormis plus d’une fois en pleurant. Et dire que Madame Lokko, qui s’était comportée comme ma mère, se retournait contre moi ! Et dire qu’Akorfa avait tant changé que je n’osais plus partager mes secrets avec elle, ni même lui parler… Je pleurais ce que nous avions perdu et priais pour que quelque chose nous permette de recoller les morceaux. Mais à la fin de ces vacances, le lien qui nous avait unies n’existait plus.

Le lendemain de l’intervention fatale de tante Angela, madame Lokko me réveilla à cinq heures du matin pour m’annoncer plusieurs changements majeurs sous son toit. Susie continuait à partager la chambre d’amis avec moi, mais elle l’assisterait désormais à plein temps au magasin. Par conséquent, j’aurais la charge des tâches ménagères. » Voilà à quoi sert l’économie domestique : à tenir une maison. Alors mets tes cours en pratique. Et n’oublie pas que c’est moi qui paye ta scolarité maintenant. »

 

Extrait page 285

J’avais également commencé à en vouloir à oncle Yao à cause de sa manie de balayer les problèmes. Cet homme était la relativisation incarnée. Tout ce qu’il savait faire, c’était tenter de plaire à tout le monde, mais il finissait par tous nous mécontenter. Un jour, lorsqu’il demanda à sa femme pourquoi c’était toujours moi qui faisais le ménage alors que leur fille paressait, elle répondit : « Akorfa n’étudie pas l’économie domestique, ce n’est pas elle qui devra démontrer ses talents de ménagère aux examens. Il est essentiel que Selasi apprenne toutes ces choses.

Je m’étais attendu à ce qu’il s’oppose à cette idée, à ce qu’il lui fasse remarquer que mes études n’incluaient pas seulement la cuisine et le ménage, que je suivais des cours de chimie et ceux du tronc commun, tels que les maths, et que j’avais besoin de temps pour réviser, et qu’étudier les sciences ne justifiait pas qu’Aforka ne lève pas le petit doigt à la maison. Je devinai à sa mâchoire crispée qu’il n’était pas d’accord. Mais il se contenta de hocher la tête et de me lancer : « Sois attentive à ce que t’enseigne ta tante. » Il savait que tout autre réaction aurait provoqué une dispute avec sa femme. Je n’avais jamais vu quelqu’un fuir aussi éperdument la confrontation.

 

 

Extrait page 344

 

« J’ignorais que les jeunes filles instruites travaillent aussi la terre, m’avait-elle dit en frottant une plante médicinale sous forme de pâte sur ma peau ce soir-là.

-          Le labeur ne me fait pas peur. »

-          C’était sincère. Le lendemain, j’avais insisté pour retourner aux champs avec Obed et elle, mes mains enveloppées dans de vieux chiffons, et malgré les élancements, je m’étais remise au travail. C’était durant cette visite que sa mère s’était prise d’affection pour moi. Ses inquiétudes concernant la capacité d’Obed à me tenir avaient totalement disparu au moment où j’étais remontée dans le car pour Ho. Ses amis le taquinaient encore à mon sujet, mais jamais en ma présence. Il me le racontait plus tard. Au cours d’une fête récente, l’un d’eux lui avait demandé comment il survivait à son mariage avec une despote.

-          « Tu aurais dû lui répondre que ce n’est pas un problème car tu n’es pas un homme faible. Et comment ça, une despote ? Est-ce qu’ils voudraient que tu me mettes une muselière ? Que tu me donnes des ordres comme à un chien ? Je plains leurs femmes. »

J’étais sincèrement navrée pour ces épouses dont on exigeait une totale obéissance, le type d’asservissement qui n’avait d’égal que ce que les femmes subissaient, disait-on, à l’époque de l’Ancien Testament. Ces hommes étaient si faibles et manquaient tant d’assurance que celles qui ne s’agenouillaient pas devant eux représentaient une menace à leurs yeux. Une femme qui devait se faire toute petite pour que son mari se sente suffisamment homme était condamnée à une vie malheureuse ; quoi qu’elle fasse, il ne croirait jamais en lui. Et il la punirait à coup sûr pour cela ; il lui ferait payer ses propres échecs de mille façons.

J’étais soulagée qu’Obed se moque de ce que les gens pensaient de nous et qu’il ne m’écrase jamais pour se sentir mieux. Mais à plus d’une occasion, il m’avait demandé de céder un peu. Comme le jour où il m’avait convaincue de ne pas exclure mon père de notre mariage.

Ma capacité à céder lorsque c’était nécessaire aidait au bon fonctionnement de notre couple depuis près de quinze ans. Et son aptitude à me comprendre, à rester patient si nous étions en désaccord, me confortait dans l’idée que j’avais pris la bonne décision en l’épousant. Je ne voulais pas qu’il me fasse changer d’avis.

 

 

Extrait page 411

Elle avait l’impression de la (sa mère) découvrir. Ou avait-elle toujours été ainsi ? Cette femme qui s’inquiétait sans cesse de la réputation de sa famille, toujours persuadée qu’une attaque était imminente, lui était très familière. Celle qui voyait partout des menaces contre la sécurité de son mariage et vivait dans la peur de perdre un mari – qui n’avait jamais sous-entendu qu’il la quitterait-, cette femme était la seule mère qu’elle ait connue, et Aforka l’avait acceptée depuis longtemps, avait même adopté ses peurs. Mais celle qui s’était tue en voyant un homme suivre uen enfant à la trace, les yeux brillants, celle qui avait négligé d’avertir tout le monde de ce dont il était capable, même s’il s’était contenté de faire de l’œil à une enfant, celle-là lui était inconnue. Cette femme se tairait-elle s’il arrivait la même chose à Harper et Hazel ? Pouvait-on vraiment lui confier les filles ? Comment ai-je pu être aussi aveugle ? se demanda Aforka, les yeux fermés. Son crâne rebondit sur l’appuie-tête lorsque le véhicule passa sur un nid-de-poule, et elle grogna. Braveboy cessa un instant de chanter le morceau qui passait à la radio pour s’excuser. Comment ai-je pu ne rien voir ? en réalité, si elle admettait avoir vu une chose, elle devrait admettre avoir vu les autres. Si elle admettait avoir remarque que Michael était trop amical avec Selasi – elle n’y avait accordé aucune importance parce que son oncle paraissait trop amical avec tout le monde-, elle devrait admettre avoir remarqué que sa mère ne les aimait pas suffisamment, Selasi et elle ; qu’avec le temps, la gentillesse de Lucy s’était desséchée au point de s’envoler en présence de Selasi. Il était plus facile pour Aforka de se dire que la femme qu’elle avait abandonnée dans sa maison déserte d’Accra était une parfaite inconnue.

 

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