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Je me souviens de Falloujah - Feurat Alani


J’ai eu le plaisir de recevoir ce livre gracieusement de la part des éditions J.C Lattès grâce à une opération Masse critique de Babelio. Je ne connaissais ni l’auteur ni le livre avant, n’ayant rien lu ou entendu à leurs propos.

Dès les premières pages, j’ai su que ce roman me plairait ! L’auteur nous fait voyager dans le temps et l’espace : on passe des années 50 en Irak à 2019 en France. Largement autobiographique, Feurat Alani fait des allers-retours entre les deux pays et raconte l’histoire de son père, alors même qu’il l’accompagne dans ses derniers moments de vie. Malade, le vieil homme souffre d’amnésie mais se souvient de ses plus jeunes années, en Irak avant qu’il ne se réfugie en France au début des années 70. Alors qu’il n’a jamais réellement parlé de son enfance et de sa jeunesse à ses enfants, il se remémore son passé. De son côté, Euphrate, son fils est avide d’en apprendre plus sur son père et sa famille paternelle, sur ce qui l’a poussé à quitter l’Irak pour venir s’installer en France. Il a découvert des indices troublants sans jamais réussir auparavant à en comprendre la signification : une étrange mallette contenant une carte à un autre nom que celui de son père, Amir pour Rami… Le fils relate également sa jeunesse en banlieue parisienne, son sentiment de n’être ni vraiment d’ici, ni de là-bas, ses perceptions de l’Irak découverte lors de vacances avec sa mère et sa sœur, les questions suscitées par les non-dits… Au cœur du roman, en filigrane, ce sont les questions fondamentales de l’identité, des origines et de la transmission.


Extrait P19

L’identité, mon fils, est un long périple. A toi de le rendre le plus léger et le plus droit possible. Sache qu’on n’est pas. On devient.

On devient. Deux mots dont je ne soupçonnais pas encore la force – comment pouvaient-ils résumer l’existence ? On devient n’était pas tout à fait une réponse, c’était un outil dont il fallait se servir. Toute ma vie, je me suis accroché à ces deux mots comme à une corde de rappel.

Ces souvenirs ont fait resurgir une autre phrase de ma mémoire, une allégation impénétrable que mon père avait scandée plusieurs fois, telles des balises destinées au voyageur que j’allais devenir : Je vis avec un secret que j’emporterai avec moi dans ma tombe. Mon père d’avant faisait toujours en sorte que je l’entende. Il avait, chaque fois, la même intensité dans le regard, la même sincérité dans la voix, la même fermeté dans son refus de le dévoiler. Alors pourquoi l’évoquer sans aller plus loin ? Longtemps, j’ai cru qu’il jouait avec moi. Dans la chambre 219, je me suis à nouveau posé la question. Ce secret a-t-il vraiment existé ?


Extrait P 21

- Papa, quel est ton souvenir le plus lointain ? ai-je demandé malgré la confusion de son regard.

Cet accident de la vie m’a donné l’espoir de faire connaissance avec celui qui durant toute mon enfance s’est tu sur son passé. Maintenant que sa fin approchait, allait-il enfin déballer sa valise invisible ? J’ai attendu les premiers mots. Allions-nous enfin parler ? Rouvrir la porte du Stop Cluny ? L’amnésie est en fin de compte devenue notre circonstance atténuante. Une opportunité inespérée de rattraper le temps, de tout dire avant qu’il ne parte.

Mon père a paru se remémorer, il a balbutié, pensé à haute voix. Lentement, comme s’il reconvoquait son enfance, comme si des fantômes du passé apparaissaient devant ses yeux, comme si une douleur sourde et lointaine se réveillait en lui, il a fixé son regard dans le mien. Et enfin, des morceaux de mémoire ont formé le récit de Rami.

- Je me souviens de Falloujah.


Extrait P48-49

Continuant mon exploration de la mallette, je repérai un sac en plastique glissé dans une poche intérieure. J’y découvris de nouveaux documents et d’autres photos. L’une d’elles attira aussitôt mon attention. Le portrait en noir et blanc d’un jeune homme assis sur une chaise en bois qui fixait l’objectif avec une telle intensité que j’eus l’impression de me trouver en sa présence. Son sourire en coin lui donnait un air moqueur. Son visage doux, sa mâchoire anguleuse et imberbe soulignaient sa jeunesse ; probablement la vingtaine. Vêtu d’un uniforme militaire impeccable, une fine cravate noire nouée autour du cou, il avait les jambes croisées. Sa main droite, posée sur la gauche, mettait en évidence une jolie montre avec un bracelet en cuir noir – un boîtier argenté et trois petits cadrans blancs. Le jeune homme, d’allure athlétique, se tenait droit avec une certaine décontraction. Une posture parfaite qui accentuait son charisme. En regardant de plus près, je reconnus cet homme.

C’était mon père.

Jamais je ne l’avais vu aussi jeune, aussi mince, aussi affirmé. En continuant de fouiller ce passé, je dénichai une petite photo d’identité jaunie, agrafée sur une petite carte. EN lieu et place des noms et prénoms écrits en arabe et en anglais : Amir Mullah. Je ne compris pas tout de suite ce que je lisais. Mon père s’appelait Rami, pas Amir. Partagé entre la peur et la trahison, je sentis mon cœur s’emballer. Il s’agissait bien de mon père, mais le nom figurant sur la carte n’était pas le sien. […] Je refermai la valise sans avoir la moindre idée de ce que je venais d’exhumer. Je savais juste qu’une histoire se cachait derrière cette photo et cette carte au nom inconnu.


Extrait P56

Ma voix dérailla, trahissant mon émotion. Mamère servit un verre de lait à ma petite sœur. Obstiné, j’attendais qu’on me serve plutôt un peu de vérité. Je patientais, immobile. Ma mère me servit à son tour. Je gardai les bras croisés. Je désirais tout savoir. Tout de suite.

- Les choses ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être, Euphrate, finit par me répondre mon père, avec la même gravité que devant mes mauvais bulletins de notes.

Il continuait de regarder ailleurs.

- Tu veux bien me raconter ?

- Tu es trop jeune, il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas savoir à ton âge. Un jour, peut-être, je t’expliquerai. C’est trop compliqué.

C’est trop compliqué. Son point final. Sa manière à lui d’éviter le sujet.

Notre discussion s’arrêta là.


Extrait P62

Selon la tradition, l’arrivée d’une belle-mère dans le foyer aurait dû le protéger. Au lieu de cela, Rami paya le prix d’une jalousie absurde, injuste, destructrice. Tout le voisinage rendait hommage à Mouhja avec nostalgie alors que Samiya n’était que la seconde épouse, une simple villageoise, le dernier maillon du tissu social irakien.

Au fil des mois, Rami fut la victime innocente de cette rivalité féminine post-mortem. En plus de son statut de seconde, l’impossibilité d’atteindre Rami par un amour naturel suscita un sentiment inverse chez Samiya, une forme d’aversion pour le fils de la belle citadine aux yeux bleus. Pour Rami, qui n’avait pas connu l’occupation britannique, Samiya et ses enfants étaient devenus les occupants de sa propre vie, de son territoire, de son royaume désormais sans reine : l’enfance.

Sa mère continuait de lui manquer au point d’en étouffer.


Extrait P85

- Je dois murmurer. L’Irak, ma fils, c’est pas seulement un pays. L’Irak, c’est la société du murmure. C’est un pays où on ne peut pas survivre sans mentir. Et je n’ai jamais aimé mentir.


Extrait P128

1989 fut une année de paix. Falloujah était devenue ma Normandie, Bagdad, mon Ardèche. Je revins en France avec ce bout de pays. Je retrouvai mon père, mes amis, la rue des peupliers dansants, la gare, les trains de marchandises, mon lit secoué, les ombres au plafond. Je n’avais qu’une hâte : faire ma rentrée scolaire pour, enfin, raconter des histoires de grandes vacances à mes amis. A Kader en particulier.


Extrait P 172

Autour de nous, personne ne nous avait soutenus, personne n’avait compati. L’intolérance méprisante de ces gens pour l’accent de ma mère nous avait interdit de réagir. Ces moqueries, c’était beaucoup trop pour moi. Ce n’était pas le premier coup d’éclat vécu, ni l première risée subie, mais jamais on ne s’habituait à une telle situation, à tant d’incompréhension pour quelques mots mal formulés.

De cette humiliation, il nous en resta un goût amer que l’on garda en bouche sur tout le chemin du retour. Une blessure ouverte dont je ressens encore aujourd’hui la cuisante douleur. Une simple moquerie balancée comme une pierre dans un lac mais qui ondula durablement sur toute ma vie en une mouvement constant.

Lorsqu’on retrouva mon père, toujours assis sur sa chaise, devant le journal télévisé, il m’interrogea :

- Alors, ma fils, as-tu été courageuse, aujourd’hui ?

Je ne le corrigeai pas.

Plus jamais je ne relevai la moindre faute d’accord de mon père, ni ne m’indignai de l’accent de ma mère.


Extrait P177

En grandissant, je ressemblais à cet étudiant en médecine qui refusait la confrontation avec la mort. L’Irak se mourait, et moi je lui tournai le dos. Je voulus me débarrasser de cette chape de plomb identitaire, sans pouvoir réprimer un sentiment familier : l’imposture. Pourquoi étais-je né en France et non en Irak ? Que serais-je devenu là-bas ? L’exil de mon père nous avait évité à ma sœur et moi de subir la guerre contre l’Iran, puis celle du Golfe et l’injustice de l’embargo. Je vivais en paix alors que j’aurais dû naître à Falloujah et supporter les bombes et le manque. En 1989, j’avais eu les yeux pleins de rêves mais ce fut le cœur douloureux, l’esprit saturé de trop d’horreurs, que je revins en France en 1995.


Extrait P178

Je n’étais pas assez solide pour assister tous les étés à l’anéantissement d’un peuple et rentrer ensuite tranquillement en France pour jouir de mon privilège injuste. J’avais compris que là-bas, un rien pouvait rendre heureux, tandis qu’ici tout nous rendait triste. C’est ainsi que je décidai de ne plus dîner. Pour connaître le sentiment de faim, au coucher comme au réveil, pour me connecter à la souffrance de sIrakiens, au grand dam de mes parents.

Un soir, alors que je reprochais à mon père de m’avoir fait naître en France, il me dévisagea longuement et, hors de lui, renversa la table atour de laquelle nous étions assis.

- Tu ne peux pas comprendre la chance que tu as !

- On peut être cruel quand on est adolescent. On croit savoir, on ne veut pas écouter, on ne veut pas comprendre, on juge sur pièces et on condamne sans preuve.

- C’est trop compliqué, c’est ça ? tu vas encore rester silencieux ?

Je voulais lui faire mal, lui infliger tout le mal-être de mon enfance. Ce pays lointain qui sombrait, je n’aurais jamais dû le connaître, c’était sa faute. Cette misère, devenue trop proche de moi, je la recrachai en pleurant, en jetant la faute sur mon père. Qui étais-je donc puisqu’il ne me parlait pas, puisque je ne savais rien de lui ? De quelle vérité m’avait-il protégé ?


Extrait P 201

A cet instant, Rami songea que mourir ne serait pas une si grande affaire. C’était le chemin pour y parvenir qui serait le plus terrible.


Extrait P 215

En sortant du commissariat, on garda le silence jusque dans le métro. A l’approche de notre station, il se tourna vers moi pour me dévisager.

- C’est bien, mon fils, lança-t-il d’une voix douce.

Surpris, je l’interrogeai du regard.

- C’est bien que tu aies vécu ça. Maintenant, tu sais l’effet que ça fait d’être enfermé dans une cellule, même quelques heures. C’est comme ça qu’on apprend à devenir un homme. Une partie de cet apprentissage passe par tomber bien bas. C’est quoi apprendre, à ton avis ? C’est faire un peu n’importe quoi, laisser tomber de vieilles idées pour des nouvelles, voir la connerie de l’intérieur, et l’abandonner aussitôt. Alors, pour moi, si tu décides d’arrêter tes conneries, c’est que tu es devenu un homme. La connerie est contagieuse, amis ce n’est pas un virus, il n’y a pas de vaccin.


Extrait P 253

Saad me raconta aussi le bruit de la guerre, et comment je pouvais m’en servir.

- Si tu veux t’en sortir vivent, il faut l’écouter.

Les pales des hélicoptères découpant le ciel laiteux, les sirènes des ambulances et les tirs étaient des boussoles. Ils rythmaient la journée dans une danse macabre qui devenait instinctive. La voiture piégée qui explosait dans les environs résonnait jusque dans les tripes. L’obus répercutait un son puissant et clair. La mine artisanale renvoyait un vent chaud au visage et du sable dans la bouche.

- A Bagdad, on écoute depuis nos portes cette musique mortelle, m’expliqua Saad. L’Irakien n’a que deux choix : sortir et risquer de mourir ou rester cloîtré et ne pas vivre du tout.


Extrait P282

Aujourd’hui, je le sais. LA mémoire est un art choisi, un canevas blanc sur lequel on fait courir des pinceaux de couleurs, pour un résultat bien loin de la représentation exacte de la réalité, mais proche d’une vérité subjective, celle qui nous habite à l’instant où nous la vivons. La mémoire n’est pas forcément une reproduction fidèle de ce qui s’est réellement passé. Elle retient aussi bien ce qu’elle désire que ce qu’elle abhorre.

Les photos ne disent jamais toute la vérité. En figeant le temps, elles immortalisent un sourire, ancrent un souvenir mais ne livrent pas les mensonges ou les secrets. On pense connaître nos proches mais on ne perçoit pas leurs zones d’ombre, ni les voiles occultants, ni les murmures, ni les oublis. Parfois les photos nous permettent de nager quand bon nous semble dans les méandres de la mémoire, de revenir en arrière, de ressentir une émotion, mais elles nous posent des œillères sur un monde dépassé.

La mémoire est un mensonge qui marche du bon côté de la vérité, et les mots n’exposent qu’une représentation des faits. […] Oui, papa, tu m’as transmis ton silence. Et le silence n’est ni une vérité ni un mensonge.


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