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L'allégement des vernis - Paul Saint Bris



C’est ma sœur, conseillée par sa libraire, qui m’a offert ce roman, le premier de Paul Saint Bris. C’est un grand coup de cœur pour moi ! J’ai tout aimé : le thème original, le style, les personnages, le rythme …

Dans ce récit, le lecteur découvre les coulisses d’un grand musée, DU GRAND MUSEE français qui attire les foules, LE LOUVRE ! L’auteur nous en fait découvrir les métiers ordinairement cachés aux visiteurs : conservateurs, restaurateurs, directeurs. Il y montre aussi les liens entre politique, diplomatie et œuvres d’art emblématiques. Et quelle est la plus grande œuvre emblématique du Louvre ? La Joconde, bien sûr. C’est elle qui est au centre du roman, puisqu’il s’agit de la restaurer pour la rendre plus lisible et améliorer la fréquentation du musée. On apprend beaucoup, sans prendre de leçon dans ce livre ! Paul Saint Bris aborde aussi l’évolution des conceptions autour de l’art et des musées à l’ère d’internet qui rend toutes les œuvres accessibles sur écran.  

Et bien sûr, une fois cette lecture terminée, je n’ai qu’une envie, revoir La Joconde et la regarder autrement, à la lumière de tout ce qui est révélé dans ce récit tout à la fois prenant et très intelligent !

Le personnage principal, Aurélien, est le responsable du département des Peintures du Louvre. Il se sent un peu dépassé par son époque dont il ne comprend pas certaines évolutions. Il représente l’intellectuel érudit en décalage avec les réseaux sociaux, les techniques commerciales qui s’opposent selon lui à l’essence même de l’art donné à voir dans un musée comme Le Louvre. Un peu consterné d’apprendre qu’il doit se plier aux arguments d’un cabinet de communication et de marketing, il accepte à contrecœur d’encadrer ce gigantesque défi qui est la restauration de La Joconde. Pour cela, il se met en quête du meilleur restaurateur qui saura de mener à bien cette mission sans trahir le tableau. C’est en Toscane qu’il rencontre Gaetano, personnage assez fantasque, restaurateur de génie qui accepte de relever le défi, malgré l’énorme pression et les attentes contradictoires quant à cette restauration.

 

Extrait p 25

Aurélien regagna son bureau avec une certaine lassitude tandis qu’une foule désordonnée et bruyante reprenait possession du Louvre. Il songea que les chefs-d’œuvre n’avaient pas été conçus pour être observés dans les conditions du monde actuel : quelque part, il devait admettre que le concept même de musée, en les offrant à la vue de tous, avait dénaturé la relation aux œuvres. A la Renaissance, les toiles ou panneaux peints dans l’intimité des ateliers étaient destinés à des endroits tout aussi confidentiels, pour la plupart réservés à de rares privilégiés : l’appartement d’un prince ou le réfectoire d’un couvent interdit aux laïcs. Et quand ils étaient disposés dans des lieux accessibles au commun des mortels, les fresques et les retables se donnaient dans le secret des flammes vacillantes des cierges, à la lueur faiblarde des vitraux, dans la ferveur et le mystère. Certainement, il y avait une incongruité à ce qu’aujourd’hui les œuvres se retrouvent scrutées sous toutes les coutures, détachées de tout contexte, diffusées à si grande échelle, déplia t leur vérité crue sous des flots de lumens ou sur des millions de pixels rétroéclairés.

 

Extrait P38

Ben connecta sa tablette sur le système vidéo qui équipait la pièce et l’entête de la présentation s’afficha sur le visage d’Aurélien, malencontreusement placé entre la machine et l’écran. Le conservateur se décala et Ben, après avoir lancé le chronomètre sur son Apple Watch, entra effectivement dans le dur, et d’une façon magistrale : il attaqua son auditoire par une série de chiffres qu’il appelait data ou metrics, dont il tirait tout un tas de KPI, pour la plupart dénommés par d’obscurs acronymes qu’il ne prit jamais la peine de traduire. Ben naviguait du CX au DQM, du SMO aux KOL, abandonnant parfois ces abréviations pour des anglicismes énigmatiques, seeding, mapping, funnel ou insights. Aurélien en était certain, l’essentiel de ce sabir n’avait jamais été prononcé dans l’enceinte du musée. De temps en temps, égaré dans ce marigot imbitable, un mot gracieux réveillait son attention comme celui de « cohortes » qui lui évoquait d’impavides armées antiques ou le très poétique « lac de données » dans lequel il aurait volontiers noyé ses soucis, aussitôt souillé par d’affreux benchmark ou scrapping. Il pensa qu’une des exigences de sa pratique était de rendre intelligibles des propos compliqués ; pour les consultants, au contraire, le jargon mouvant et sans cesse renouvelé ne semblait avoir d’autre intention que de créer chez le client le sentiment de dépassement et de désuétude nécessaire à leur économie.

 

Extrait P41

Dans le même sens, CAMP suggéra de créer un programme de visite express présenté sous le nom flatteur de « 5 à7 avec le Louvre » : le meilleur du Louvre au pas de course emmené par un opérateur en rollers ou en Segway, une expérience intense en quarante-cinq minutes chrono, un arrêt devant toutes les œuvres culte et les points de perspective les plus photogéniques du musée. Sur l’écran, l’infographie 3D était saisissante. Recommandée à un tarif à peine plus cher que le prix du billet officiel, cette visite guidée correspondait de toute évidence au goût de l’époque dans sa quête d’essentialité.

Ces types étaient prêts à tout. Aurélien adressa quelques coups d’œil incrédules à ses collègues qui semblaient absorber le choc de ces propositions avec facilité et résilience.

 

Extrait P 54

Le lundi suivant, vers 22h05, c’est en grande pompe qu’Homero fit son retour sue son autolaveuse dans la salle des Caryatides, non pas affublé du triste polo gris de la Socoprop, mais avec la livrée éclatante de la Coprotec, bleu roi et or, sa cassette favorite sur la face B, celle de Vivaldi. Il enclencha le bouton «  play » de son walkman et engagea à pleine vitesse l’autolaveuse parmi les groupes antiques. Tout en dessinant des arabesques entre les vénus et la apollons, Homéro accompagnait chaque virage d’un ample mouvement de bras circulaire vers la droite ou la gauche, comme s’il présentait les œuvres à un public invisible. Il les effleurait de ses doigts, faisait mine de les écheveler ou frôlait de la paume le galbe d’une cuisse, caressait un sein délicat, fouettait un fessier bombé, prolongeait une main tendue, appuyait un geste vengeur, comme s’il cherchait à réactiver la circulation sanguine de ces fantômes de marbre, tournoyant autour à une vitesse toujours plus élevée, emporté par le rythme effréné staccato des violons dans ses écouteurs.

Danser avec les statues était une des grandes joies de son existence. Il se l’autorisait de temps en temps, quand le lui dictait son humeur.

 

Extrait P58

Pour en revenir à LA Joconde, il ne nourrissait pas une passion pour ce tableau de Léonard. Il lui préférait La vierge aux rochers ou La dame à l’hermine au sourire tout aussi énigmatique. De son humble avis, on n’était plus en mesure aujourd’hui de porter sur elle un regard objectif. Pour Aurélien, si les gens aimaient Mona Lisa, c’est qu’ils y avaient été exposés des milliers de fois depuis leur plus tendre enfance, qu’elle leur était familière. Qu’ils la connaissaient d’une manière presque intime. « Plus on connaît, plus on aime », avait écrit Vinci.

D’autres critères pouvaient expliquer la popularité universelle du portrait ; efficace et accessible, l’œuvre se donnait facilement. Son caractère profane permettait à chacun de s’y retrouver. […]

Sa célébrité était une sorte d’inflation, l’attention attirant l’attention. […]

Elle exprimait une simplicité heureuse et rassurante. Et c’est peut-être ce qui fascinait les gens, qu’une inconnue comme elle ait traversé les temps, damant le pion aux reines et aux vamps.

Surtout, en tant que conservateur, Aurélien trouvait regrettable que cette œuvre, si majeure soit-elle, écrase toutes les autres de sa présence cannibale. Il haïssait l’idée que les visiteurs montent quatre à quatre les escaliers, parcourent au pas de course la Grande Galerie pour s’agglutiner sur la vitrine de Monna Lisa, en négligeant ses malheureux voisins de cimaises, les Véronèse, Titien et Bassano. Il détestait ce paradoxe qui faisait de La Joconde à la fois le tableau le plus célèbre au monde et le moins regardé.

 

Extrait P76

Il y a un moment – et il vient assez vite – où vous ne savez pas qui est le groupe qui s’affiche en lettres rouges au fronton de l’Olympia. Vous n’en avez jamais entendu parler et vous vous en foutez royalement. Il y a un moment où le visage de l’égérie Chanel en quatre par trois dans le métro ne provoque aucun stimulus dans votre cerveau si ce n’est une admiration distraite pour la géométrie de ses traits. Vous ne la reconnaissez pas. Néant. Il y a un moment où des pans entiers du langage vous échappent. Il y a un moment encore où les jeunes générations vous semblent déguisées dans la rue. Vous les regardez, amusé, comme un sujet exotique plaisant et lointain.

Arrive ce moment où vous vous rendez compte que vous vous êtes lentement extrait du bruit du monde. Que vous vivez dans le confort d’une réalité parallèle, votre propre réalité, figée, façonnée selon vos goûts et vos envies, mais hermétique aux pulsions de la société. C’est en général à partir de ce moment-là que vous commencez à parler d’avant. […]

Et si vous parlez d’avant, vous parlez aussi de maintenant comme si ce n’était pas de votre temps qu’il s’agissait, comme si maintenant était étranger, allogène, comme si maintenant n’était pas un bien commun à tous les vivants mais un privilège réservé à d’autres que vous ne comprenez plus.

 


Extrait P96

C’est ainsi qu’Aurélien avait cueilli la fille-jonquille. Sur un malentendu. Il l’avait mystifiée malgré lui. Peut-être s’était-elle aussi laissé avoir. Il n’était rien de tout ce qu’il avait prétendu être : il n’était pas impulsif, mais réfléchi, il n’était pas aventurier, mais casanier. Il aspirait à une existence réglée.

Un peu moins d’une décennie après, l’image qu’il avait de leur couple s’était progressivement écartée de la réalité. Il avait toujours dans son esprit l’idéal figé de leur jeunesse et de la légèreté de ces journées romaines. Tout ça était loin. Non qu’ils aient cédé à la facilité des mots vulgaires, ou du mépris. Ils n’étaient plus ensemble, ou plutôt ils n’avançaient plus ensemble, ce qui est encore différent. Ils habitaient le même toit, partageaient leurs repas, leurs amis et même leur lit. Mais leurs routes avaient pris des chemins divergents. Et ce n’étaient pas tant de directions de leur chemin qui divergeaient – à la moitié de la vie, on a une idée plus précise de là où elle finit – que leur topologie. Claire cherchait par tous les moyens à tromper l’ennui, Aurélien ne se sentait heureux que dans le silence du musée et la bienveillante compagnie des œuvres.

 

Extrait P147

Le lendemain, ils avaient encore rencontré trois autres restaurateurs qui, comme Jacqueline Champagne, avaient retiré leur candidature dès qu’ils en avaient appris l’objet, cela avant même que les conditions financières ou les détails techniques de l’opération aient été abordés. Les raisons invoquées étaient variées, mais au fond Aurélien savait que ce qui douchait réellement leur enthousiasme était la pression. Enorme et monstrueuse pression. Pression des pairs, confrères et experts, pression des médias, pression du public, des politiques, pression diplomatique. Et chacun dans la profession pouvait l’imaginer, car presque tous, à différents niveaux, avaient expérimenté la polémique, composante indissociable de leur pratique.

 

Extrait P 184

Sans réelle surprise, Gaetano fut choisi.

Jusque-là, Aurélien n’avait rien à se reprocher. Sa responsabilité engagée, il avait fait les choses dans les règles. Le protocole avait été scrupuleusement suivi. Il avait garanti à cette restauration des conditions sérieuses. Il aurait peut-être préféré Jacqueline Champagne, mais Gaetano s’était montré convaincant. Il avait confiance. Relativement confiance. Il faudrait être sur son dos. Mais la commission était là qui exercerait un contrôle précis. Les experts se déplaceraient aux différentes étapes pour inspecter l’avancée des travaux et retenir la main trop enthousiaste. Lui-même ne lâcherait pas l’Italien et irait tous les jours à l’atelier. Tout allait bien se passer. Jusqu’ici, tout s’était bien passé. Les choses avaient été faites dans les règles. Les moyens étaient là, tout était documenté. Le dossier d’analyse était plus gros que le Bottin. Le geste était balisé, simple. Différents points d’étape. Des rendez-vous réguliers avec les experts. Un contrôle permanent de la commission, des caméras. Non vraiment, tout allait bien se passer.

 

Extrait P224

« Les hommes de génie accomplissent parfois le plus quand ils agissent le moins. » Aurélien était certain que c’était ce à quoi pensait Gaetano en ce moment même. Il lui fallait observer la peinture, s’habituer à sa présence, entamer cette conservation, nouer cette relation exclusive, connaître par le regard, mais aussi par la pensée.

 

Extrait P258

Quand au mitan de la vie toutes les promesses de l’aube sont déçues, les horizons du succès obstrués par la réalité implacable, il ne reste que le sport individuel et ses slogans de blockbuster, ses indicateurs de performance et ses bracelets connectés pour y chercher les bribes de réussite nécessaires à la survie de l’ego. Ainsi Aurélien se retrouva-t-il à arpenter les Tuileries, New Balance aux pieds, pendant sa pause déjeuner, parmi une foule de congénères dégarnis désireux de reprendre le contrôle d’une trajectoire qui inéluctablement leur échappait. Le rythme puissant de Leonardo’s Paintin’ lui donnait une énergie substantielle pour affronter ses sessions de running.

            Look at me like a Leonardo’s paintin’

            Keep your distance, let me be

            I’m sexy like a Leonardo’s paintin’

            Hold my gaze but don’t touch me

 

Extrait P314

 

Il repensait souvent au déroulé des événements. Moins de quarante-cinq secondes avaient suffi à faire de lui un criminel. Certainement que c’est ainsi pour la plupart. Peut-être que le crime que l’on imagine mûrir patiemment dans l’individu, s’épanouir lâcheté après lâcheté, bassesse après bassesse, peut-être n’a-t-il pas besoin de toutes ces préparations. Peut-être qu’il attend juste l’occasion pour surgir. Peut-être qu’il remonte des tréfonds de la personnalité invisible de la surface, comme le requin blanc attrape le surfeur sur la crête de la vague, pour emporter une situation tangente. Peut-être qu’il se résume le plus souvent à un acte simple, un geste banal dans la mauvaise direction. Avec quelle effroyable facilité peut-on à jamais bouleverser son destin !

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