L'amour au temps des éléphants - Ariane Bois
- deslivresetmoi72
- 11 janv. 2021
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 23 janv. 2021

Merci aux éditions Belfond et à Babelio de m’avoir proposé ce roman. Ariane Bois est une autrice que j’ai découverte par son roman Le gardien de nos frères, que j’avais beaucoup aimé. J’ai également lu et aimé L’île aux enfants. Ce que j’apprécie en particulier, c’est sa façon d’ancrer une fiction dans un contexte social et historique réaliste.
Dans L’amour au temps des éléphants, elle nous fait traverser les premières décennies du 20ème siècle, et surtout la période d’entre deux guerres. On voyage aussi sur 3 continents, successivement aux Etats-Unis, en France et au Kenya. C’est un roman dépaysant, distrayant qui permet vraiment de s’évader. Le style est épuré, Ariane Bois va à l’essentiel avec son écriture concise et précise.
Les trois personnages de ce roman sont attachants : issus de trois milieux différents, ils n’étaient pas faits pour se rencontrer, mais par deux fois le destin les place en présence les uns des autres : la première fois, ils assistent à la pendaison d’une éléphante condamnée à mort pour avoir piétiné un homme. La deuxième fois, c’est la fin des combats en 1918 qui les rassemble.
Arabella Cox est une jeune fille issue d’une famille sudiste américaine très stricte, austère : adventistes du septième jour, il n’y a aucune place pour les loisirs, le plaisir ou les distractions. Seuls les devoirs et obligation, la prière sont à l’ordre du jour. Son père est dur, inflexible, autoritaire et n’hésitera pas à la mettre à la porte après une incartade. Sa mère est plus tendre, humaine, mais vit dans l’ombre et sous l’influence de son mari. Arabella bouillonne, rêve d’émancipation, d’aventures, de liberté. Elle suit une formation d’infirmière grâce à la Croix Rouge et s’engage pour rejoindre le front en France.
Jeremy est un jeune homme qui a grandi dans le luxe et l’opulence une riche famille de Boston. Son père est un industriel prospère mais lui ne souhaite pas suivre cette voie toute tracée et devient journaliste, poussé par son envie de parcourir le monde et d’écrire. Dans sa jeunesse, il fait partie des journalistes envoyés faire un reportage sur la pendaison de cette éléphante. Après l’engagement des Américains dans le conflit aux côtés des Français, il devient correspondant de guerre et rejoint le front dans le nord-est de la France.
Quant à Kid, c’est un gamin noir, qui vit dans la même ville qu’Arabella, à Erwin dans le Tennessee où sévissent encore les préjugés racistes et la ségrégation. Lui aussi est venu assister à ce sordide événement qui a animé la ville, à savoir la mort de cette éléphante. En quittant le rassemblement, il bouscule par inadvertance une femme blanche, ce qui provoque aussitôt une réaction en chaîne qui pousse les hommes blancs présents à le tabasser. Il s’enfuit, mais comprend qu’il ne peut plus rester en ville et prend la route, avec sa clarinette. Musicien génial, il rencontre pendant son voyage Big Jim qui l’initie au jazz. Avec son groupe de musiciens, ils s’engagent également et embarquent pour la France. Les Harlem Hellfightersn débarquent avec leurs instruments et rejoignent aussi les combats au côté de l’armée américaine.
A la fin de la guerre, le hasard les fait se retrouver à nouveau, à Paris, pour ne plus se quitter : amour et amitié les lient à jamais, et ils se retrouvent autour d’un autre combat, celui de la protection des éléphants.
Ariane Bois entremêle ces trois destins, ces trois chemins de vie et nous fait traverser les continents et les événements de cette période foisonnante avec vivacité et enthousiasme. J’ai aimé les péripéties de ce roman, les personnages ivres de liberté et aux convictions fortes, l’énergie positive qui se dégage de l’ensemble du récit.
Extrait P 19
-Si tu me désobéis, tu sais ce qui t’attend ! rugit Joseph Cox avant de claquer la porte, ce qui fait vibrer les murs.
Arabella connaissait le prix de ses rebellions. Son dos et ses jambes en gardaient des souvenirs cuisants, fouettés à l’occasion par le martinet paternel sur fond de prières sourdes et rageuses. Adventiste du septième jour, joseph Cox croyait en effet en la Grande Controverse, autrement dit au conflit entre le Christ et Satan. Il pratiquait le Sabbat, bannissait alcool, viande de porc et fruits de mer de sa maison et ne ratait aucun baptême par immersion de la région. Il se destinait au pastorat avant que sa famille, moins bigote que lui, ne le dissuade de suivre cette voie. Devenu comptable, il aimait son métier mais plaçait Dieu au-dessus de tout et vivait selon sa dure loi. Pas de loisirs, à part la lecture de la Bible, pas de médicaments en cas de maladie, jamais d’achats de plaisir ou flattant la vanité. Arabella abhorrait ces principes d’un autre temps et n’en faisait qu’à sa tête, quitte à en subir les conséquences.
Extrait P 21
Les éléphants nous ressemblaient tellement, contrairement à ce que l’on pouvait croire ! Joyeux ou tristes, attentifs à leur progéniture et à leurs congénères, intelligents, drôles, effrayants parfois, sans parler de leur mémoire biographique, ils n’avaient rien à nous envier.
Extrait P 36
Quand sa femme et son fils l’avaient trouvé, c’était trop tard : Pa avait rendu l’âme depuis des heures. L’ambulance n’avait pas daigné se déplacer, la famille n’avait pu prouver l’accident ni obtenir la moindre indemnité. Les Blancs avaient le pouvoir et les Noirs leurs yeux pour pleurer.
Extrait P 43
Il (Jérémy) dormait dans des draps en lin, lisait à la lueur de lampes d’Italie, se délassait dans des canapés couverts de soie et s’habillait de linge commandé chez Charvet à Paris. Louer un appartement en ville et gagner en indépendance, il n’y pensait même pas, trop habitué à la diligence des gens de maison, à l’apparat des pièces gigantesques, à la quiétude et aux senteurs d’un parc aux multiples essences.
Extrait P 47
Depuis l’exécution de l’éléphant, hantée par le supplice infligé à l’animal, Arabella balançait entre la colère et un déroutant sentiment de dépossession. Les larmes affluaient quand lui revenait le bruit sourd, sinistre, du corps de Mary décroché de la grue et s’écrasant à terre sous l’œil obscène des badauds. C’était comme si on avait tué l’une de ses connaissances. Elle n’avait rien éprouvé d’aussi poignant depuis la mort de sa grand-mère.
Extrait P50
Mais là encore, son père avait décidé pour elle. D’après lui, la médecine ne convenait pas aux femmes, trop sensibles, incapables d’affronter la souffrance, l’agonie, la mort – sans parler des tentations qui les guettaient devant la nudité des corps. En vérité, Joseph Cox n’envisageait aucun métier pour sa fille et projetait de la marier au plus vite. Devinant ce dessein, Arabella s’était promis de refuser tous les prétendants qui se présenteraient.
Extrait P57
A Erwin, comme dans les autres villes du Sud en ce début de siècle, le quartier réservé aux gens de couleur, avec son école, son église, ses magasins, ses maisons miteuses, tombe en ruine. On racontait que dans le Nord un Noir pouvait s’asseoir dans le même restaurant qu’un Blanc. Kid y croyait à peine en se rappelant le sort de sa famille. Son grand-père et sa grand-mère paternels n’avaient connu que l’esclavage. Elle avait été battue comme plâtre pour avoir refusé les avances du maître. Combattant de la grande guerre civile, l’oncle William avait été blessé à Gettysburg en juillet 1863 dans la bataille titanesque qui avait vu la victoire des nordistes. Le garçon espérait cependant que tous ces sacrifices, toutes ces douleurs, tous ces drames serviraient un jour à édifier une société plus juste.
Extrait P 106
Fin décembre, la côte française est en vue. La ville de Brest leur semble un songe, avec ses bateaux alignés dans le port, son château médiéval et cette tour tout droit sortie d’une carte postale.
- Il neige aussi en France ? s’étonne un garçon.
- Tu croyais que c’était une spécialité américaine, boy ? Se gausse Kid.
Rire le soulage et dissout son appréhension. Malgré les flocons gros comme des guêpes, la foule est dense, composée de marins, de soldats, de civils. Les français découvrent avec étonnement les soldats noirs-américains, ceux qu’on va appeler les Harlem Hellfighters. Des enfants réclament chocolat et cigarettes. Soudain, sous les ordres de Big Jim, La Marseillaise éclate dans les rues de la cité bretonne. Très allègre, elle déroute le public. Mis bientôt conquise par le rythme, charmée par cette adaptation exotique, la foule commence à se balancer, à taper du pied. C’est le début d’un grand périple pour Kid et l’orchestre de Big Jim. La troupe va donner le premier concert de jazz en Europe à Nantes, en février 1918.
Extrait P 107
Pendant les moments d’accalmie, il partage des cigarettes avec les officiers, plaisante avec les soldats qui l’ont surnommé « J », joue aux cartes avec les autres journalistes. Mais il s’interroge et souffre en silence. La guerre a modifié son regard sur la vie, ses sentiments et l’idée qu’il se faisait de lui-même. Il ne s’habituera jamais à voir des hommes crever près de lui. C’est comme s’il mourrait par procuration, en attendant son tour.
Extrait P 125
L’état-major ne veut aucun nom afro-américain sur les stèles dédiées aux combattants morts. Décision éhontée qui révoltera les survivants quand ils l’apprendront.
- Toujours la même chose, éructe Kid. Le négro peut bien se faire trouer la peau pour défendre la civilisation. Mais pour la reconnaissance de la patrie, on se brosse !
Extrait P 133
Elle avait senti très vite, peut-être même avant l’intéressée, qu’Arabella brûlait de quitter sa région où les femmes vivaient corsetées dans leurs traditions. Courageuse et terrifiée, amoureuse de la vie mais sujette à la mélancolie, fascinée par les animaux et désirée par les hommes, Arabella et son génie des contrastes lui manqueraient tant !
Extrait P 226
La violence de Jérémy s’exerce principalement sur lui-même. Se reprochant ses insuffisances et ses lâchetés, il excelle dans le double rôle du bourreau et de la victime, c’est même devenu son seul talent. Il boit comme un trou, fume comme un pompier et s’enfile des lignes de poudre blanche qui lui procurent un sentiment de surpuissance, bienfaisant mais si abstrait, si fugace. Il a brûlé ses notes, annulé toute nouvelle commande d’articles et remisé sa machine à écrire sur la plus haute de étagères. Il n’y a pas que les livres, après tout, dans la vie ! Et si la littérature changeait quoi que ce soit à la marche du monde, ça se saurait !
Extrait P 233
Etait-ce la fin de leur aventure ? Devait-il rentrer au pays, seul ; comme il en était parti ? Kid voulait s’installer ici, apprendre aux petits l’alphabet et le solfège. Il s’en sentait capable. La guerre l’avait affranchi de sa peur d’enfant d’esclave, et l’Afrique, réconcilié avec lui-même et son histoire. Fort des leçons d’un passé tragique, il renaissait, transfiguré, sur la terre de ses aïeux. Il referme doucement la porte devant Jeremy, le laissant désemparé. Jamais ce dernier n’a autant mesuré l’importance de Kid dans leur vie. Kid était leur confident, leur compagnon. Avec lui, ils pouvaient tout dire, laisser libre cours à leurs émotions.
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