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L'anomalie - Hervé Le Tellier

  • Photo du rédacteur: deslivresetmoi72
    deslivresetmoi72
  • 22 avr. 2021
  • 8 min de lecture

C’est LE Goncourt de l’année, mais je ne lis pas forcément le Goncourt chaque année… loin de là. Je suis plus fidèle au Goncourt des lycéens. Et au départ, quand j’ai entendu parler du livre d’Hervé Le Tellier, je me suis dit que ce n’était pas pour moi ! En effet, je ne suis pas fan du « surnaturel » en littérature, et c’est un peu le cœur de cette histoire ! Alors, finalement, pourquoi est-ce que j’ai finalement acheté et lu ce roman ? Beaucoup d’amis m’en ont parlé avec enthousiasme, et en le feuilletant en librairie, j’ai tout de suite eu envie de continuer à lire !

Au final, j’ai vraiment aimé ce roman étonnant, dense, foisonnant au rythme soutenu.

Dès les premières pages, j’ai été embarquée dans la vie des personnages que l’auteur commence par nous présenter dans leur vie « normale ». Ce sont des profils très variés, que l’auteur rend attachants quasi immédiatement. Très vite, on comprend qu’ils ont tous vécu ce vol mémorable au cours duquel un orage dantesque a secoué et mis en péril l’avion dans lequel ils voyageaient de Paris à New-York.

Le surnaturel intervient quand on comprend que ces mêmes passagers se retrouvent à nouveau ensemble 3 mois plus tard dans le même avion, avec le même équipage…en se croyant à nouveau dans le premier voyage ! tous semblent avoir été dupliqués et sortir d’une faille spatio-temporelle. Toute une armée de mathématiciens, éminents scientifiques, représentants religieux, philosophes, militaires, psychologues essaient de comprendre ce mystère et élaborent des théories mêlant la physique quantique, l’astrophysique et l’intelligence artificielle qui aurait programmé une simulation générale. Cette enquête scientifique occupe la seconde partie du roman.

La troisième et dernière partie s’attache à décrire la confrontation des passagers à leur double, leur façon d’appréhender cette situation inconcevable et leurs réactions. L’un des personnages ressort, Victor Miesel, il est en quelque sorte le double de l’auteur...puisqu’il vient de publier un roman intitulé « L’anomalie ». Autre particularité qui rend son « cas » intéressant, c’est qu’il s’est suicidé dans l’intervalle de temps entre les deux vols…et c’est donc pour lui une quasi renaissance, une résurrection : d’écrivain insignifiant, il est devenu célèbre et culte avec ce roman écrit peu après son « premier » voyage et édité par son agent juste après sa mort.

Alors, ce qui m’a vraiment plu, c’est l’intensité de l’histoire associée à l’écriture enlevée et très variée de l’auteur, ainsi que son humour et son sens de la formule percutante ! Je pense d’ailleurs bientôt lire les autres romans d’Hervé Le Tellier. A travers la diversité de ses personnages, il aborde des thématiques très variées avec des analyses souvent très fines et originales, parfois décalées.


Extrait P 13 (début du roman)

Blake fait sa vie de la mort des autres. S’il vous plaît, pas de leçon de morale. Si on veut discuter éthique, il est prêt à répondre statistiques. Parce que – et Blake s’excuse – lorsqu’un ministre de la Santé coupe dans le budget, qu’il supprime ici un scanner, là un médecin, là encore un service de réanimation, il se doute bien qu’il raccourcit de pas mal l’existence de milliers d’inconnus. Responsable, pas coupable, air connu. Blake, c’est le contraire. Et de toute façon, il n’a pas à se justifier, il s’en fout.

Tuer, ce n’est pas une vocation, c’est une disposition. Un état d’esprit si on préfère.


Extrait P31

Les derniers jours, il ne sort plus de chez lui. L’ultime paragraphe à sa maison d’édition dit combien cette expérience de déréalisation confine à l’insurmontable : « Je n’ai jamais su en quoi le monde serait différent si je n’avais pas existé, ni vers quels rivages je l’aurais déplacé si j’avais existé plus intensément, et je ne vois pas en quoi ma disparition altérera son mouvement. Me voici, marchant sur le chemin dont les pierres absentes m’emmènent vers nulle part. Je deviens le point où la vie et la mort s’unissent au point de se confondre, où le masque du vivant s’apaise dans le visage du défunt. Ce matin, par temps clair, je vois jusqu’à moi, et je suis comme tout le monde. Je ne mets pas fin à mon existence, je donne vie à de l’immortalité. En vain, enfin, j’écris une dernière phrase qui ne vise pas à différer le moment. »


Extrait P 34

Un ding assourdi l’alerte d’un mail. Elle lit le prénom d’André et soupire. Elle est en colère, moins parce qu’il insiste que parce qu’il sait qu’il ne devrait pas insister et qu’il ne peut s’en empêcher. Comment peut-il être aussi intelligent et aussi fragile à la fois ? Mais l’amour, c’est ne pas pouvoir empêcher le cœur de piétiner l’intelligence.

Extrait P 70

Match nul. Depuis cette joute, Joanna Wasserman et Sean Prior feignent d’être les meilleurs amis de la Terre. De se parler d’égal à égal. Prior y met un point d’honneur, c’est son moment de mixité sociale et raciale toute relative, où l’héritier multimillionnaire s’enorgueillit, jouit même, de savoir discuter sans montrer le moindre dédain avec une petite négresse surdouée de Houston, une boursière méritante de l’affirmative action, fille d’un électricien et d’une couturière – il a fait prendre tous les renseignements.

Dans leurs échanges, malgré ce qui les sépare – trente-trois ans, deux milliards de dollars en stock-options et un dentier étincelant-, tous deux abusent des prénoms, et cela colore leur conversation d’une touche raffinée d’hypocrisie vénéneuse. Seraient-ils latins qu’ils se tutoieraient. En bourgeois qui se déclare l’ami de son jardinier, Prior s’est persuadé de cette fiction d’amitié, mais Joanna n’est dupe de rien. Elle discerne dans le rictus de Prior cet indicible du Sud qu’il porte sur lui, ces signes et ces nuances symboliques qui imprègnent toutes les relations raciales, elle reconnaît cette posture spontanée qui autorise une riche dame blanche aux cheveux bien mis à offrir à son chauffeur noir le plus radieux des sourires, un sourire d’affection écrasant où se déchiffre son impérieuse certitude de l’infériorité naturelle de ce petit-fils d’esclave, ce sourire empoisonné qui n’a pas bougé d’un pouce depuis Autant en emporte le vent et que toute son enfance Joanna a vu se dessiner sur les visages poudrés des clientes blanches de sa mère couturière.


Extrait P 83

Clémence Balmer voit tout cela se mettre en place avec distance, et un sentiment vague d’écœurement. Déjà, le succès à cinquante ans, c’est la moutarde qui arrive au dessert. Cette renommée posthume de Miesel accable l’amie plus encore que son injuste invisibilité n’a pu naguère affliger l’éditrice. Qu’a écrit Victor ? « Toute gloire ne saurait être qu’une imposture, sauf peut-être dans la course à pied. Mais je suspecte quiconque affirmer la dédaigner d’enrager d’avoir seulement dû y renoncer. »

Extrait P 128

A sa connaissance, aucun des événements prévus par les protocoles « à probabilité limitée » n’est venu non plus perturber le trafic aérien : ni l’arrivée d’extraterrestres, affectée à trois protocoles – « Rencontres du troisième type », « Guerre des mondes », « Intention inconnue »- avec chaque fois une douzaine de variantes, dont la Godzilla pour faire plaisir à Tina ; ni l’invasion par voie aéroportée de zombies et autres vampires – ou toute épidémie fulgurante aérobie comme une fièvre hémorragique de type Ebola ou un coronavirus-, envisagée dans cinq autres ; quant à l’hypothèse d’une intelligence artificielle maléfique prenant le contrôle du trafic – qu’elle agisse de façon autonome, protocole 29, ou téléguidée par une puissance étrangère, protocole 30-, elle n’est pas encore advenue, bien que de plus en plus plausible. Mais le protocole 42… On ne peut pas être confronté au protocole 42.


Extrait P 141

C’est comme si notre deuxième avion surgissait de nulle part à travers un plan vertical immobile. Avant le plan, la tempête, après l’avoir franchi, le ciel bleu. Selon nos satellites d’observation, ce plan se trouvait le 10 mars précisément à 42]8’50’’N65]25’9’’W, mais l’avion est réapparu aujourd’hui un peu plus au sud-ouest, et il y a environ 60 kilomètres entre les deux.

- Vous en concluez quoi, Mitnick ?

- Oh moi ? Rien, rien du tout. C’est une donnée de plus à mouliner pour les grosses têtes de Princeton, dit-il en se tournant vers les deux mathématiciens.

- ça a fonctionné un peu comme une photocopie, quoi, un scan à un endroit, une impression ailleurs, comme une feuille qui sort d’une machine ? demande Tina Wang.

Mitnick hésite. L’idée lui a paru trop absurde pour qu’il la suggère.


Extrait P 172

Victor écrit, sans hâte, mécaniquement. Ayant beaucoup lu, traduit, et trop de niaiseries derrière des joliesses, il trouve indécent d’imposer au monde une ânerie de plus. Il s’en moque bien, qu’une prose flamboyante jaillisse du seul « déplacement de la plume sur la page », il ne croit pas être « tout-puissant face à la phrase », il n’est pas question qu’il « ferme les paupières pour garder les yeux ouverts », ou qu’en ce lieu sans âme il « se dérobe au monde pour y graver son propre égarement », et d’ailleurs, il se méfie de métaphores. La guerre de Troie a sûrement commencé comme ça. Il sait malgré tout qu’il suffira qu’une de ses phrases soit plus intelligente que lui pour que ce miracle fasse de lui un écrivain.


Extrait P 197

Vivons-nous dans un temps qui n’est qu’une illusion, où chaque siècle apparent ne dure qu’une fraction de seconde dans les processeurs du gigantesque ordinateur ? qu’est-ce que la mort alors, sinon un simple « end » écrit sur une ligne de code ?

Est-ce que Hitler, la Shoah n’existent que dans notre simulation, ou aussi dans quelques autres, est-ce que six millions de programmes juifs ont été assassinés par des millions de programmes nazis ? Est-ce qu’un viol, c’est un programme mâle qui viole un programme femelle ? est-ce que les programmes paranoïaques ne sont pas des systèmes un tantinet plus clairvoyants que les autres ? Est-ce que cette hypothèse folle n’est pas la forme la plus élaborée de la théorie du complot élaborée dans le plus gigantesque des complots possibles ?

Quelle perversité d’avoir élaboré des programmes simulant des êtres aussi idiots, d’autres simulant des êtres trop intelligents pour ne pas souffrir d’être entourés des précédents, et des programmes simulant des musiciens, d’autres des artistes, d’autres encore simulant des écrivains qui écrivent des livres que lisent d’autres programmes encore ? Ou que personne ne lit d’ailleurs ? Qui a conçu es programmes Moïse, Homère, Mozart, Einstein, et pourquoi tant de programmes sans qualité, qui traversent leur existence électronique sans rien apporter ou si peu à la complexité de la situation ?

Extrait P 200

La vie commence peut-être quand on sait qu’on n’en a pas.

Qu’est-ce que ça changerait pour eux, après tout ? Simulés ou non, on vit, on sent, on aime, on souffre, on crée, et on mourra tous en laissant sa trace, minuscule, dans la simulation. A quoi sert de savoir ? Il faut toujours préférer l’obscurité à la science. L’ignorance est bonne camarade, et la vérité ne fabrique jamais que du bonheur. Autant être simulés et heureux.


Extrait P 303

Cela dit, c’est le logiciel de tous les religieux : « Voici nos croyances, trouvons les faits qui les prouvent. » Comme le Pangloss de Voltaire, ils croient que les nez ont été faits pour porter des lunettes, et que c’est pourquoi nous avons des lunettes. Dans cette affaire, je n’ai ni entendu Dieu, ni ne L’ai vu apparaître dans les nuages. Franchement, s’Il avait eu quelque chose à nous dire, c’était le moment où jamais. Au point où nous en sommes. Non, la seule vraie démarche philosophique et scientifique reste celle-ci : « Voici les faits, voyons quelles sont les conclusions possibles. »

Extrait P 304

Rien ne va changer. On se réveillera le matin, on ira travailler parce qu’il faut toujours payer son loyer, on mangera, on boira, on fera l’amour comme avant. On continuera à agir comme si nous étions réels. Nous sommes aveugles à tout ce qui pourrait prouver que nous nous trompons. C’est humain. Nous ne sommes pas rationnels.

[…]

Nous sommes prêts à tordre la réalité si l’enjeu est de ne pas perdre tout à fait. Nous voulons une réponse à la moindre de nos anxiétés, et un moyen de penser le monde sans remettre en cause nos valeurs, nos émotions, nos actions.

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