L'envol - Aurélie Valognes
- deslivresetmoi72
- 21 févr.
- 6 min de lecture

Roman prêté par une collègue, lu pendant mes vacances. Ça a été une lecture agréable et fluide, sur un thème intéressant assez peu souvent traité dans les romans que j’ai pu lire. Il s’agit d’un récit à 2 voix, Gabrielle la mère et Lili la fille qui s’étale sur une trentaine d’années, entre la prime enfance et l’âge adulte de Lili. Aurélie Valognes décortique la relation mère-fille dans le cadre particulier du « transfuge de classe » : Gabrielle élève seule sa fille, elle est auxiliaire de vie et vit dans une cité de région parisienne. Lili, dès son plus jeune âge, mise tout sur l’école, l’éducation pour un jour sortir du déterminisme social qu’elle ressent très vite. Elle choisit les options les plus sélectives au collège, intègre une prépa exigeante et finalement une grande école pour obtenir un poste à haute responsabilité à Londres dans un grand groupe du domaine du luxe. La revanche est prise…Mais la relation avec sa mère en a souffert, elles qui étaient si complices, ne se comprennent plus aussi parfaitement, une gêne s’installe entre-elles.
A travers les paroles, pensées des deux personnages, Aurélie Valognes ne prend le parti ni de l’une, ni de l’autre et montre une grande finesse dans leurs portraits psychologiques qui m’ont paru très justes y compris dans leurs contradictions.
Extrait Page 9
Ma vie ne valait plus rien sans elle. J’étais prête à la lui sacrifier. Mais je sus, à cet instant, que je ne pourrais jamais rien faire pour l’empêcher de souffrir ou de mourir. J’avais eu un pouvoir qui m’avait dépassée : je lui avais donné la vie et la mort. En même temps.
Extrait Page 16
Alors, oui, l’amour, j’ai tiré un trait dessus très tôt, et ce n’était pas grave. Il fallait désormais que je fasse attention. Je ne pouvais pas revivre un tel abandon. Je n’étais plus seule, j’avais ma fille : on ne pouvait pas être deux à en souffrir.
Extrait Page 24
J’avais des rêves. Voir le monde, explorer mes propres limites, apprendre encore et toujours, créer, laisser une trace, ne gâcher aucune minute du temps que la vie m’accorderait.
Je voulais grandir. Et au plus vite. Ne surtout pas rester dans la salle d’attente de la vie.
Extrait Page 44
Ma mère m’a souvent mise en colonie. On n’avait pas aussi peur des tarés à l’époque. Je faisais ma vie, je lui écrivais des petites cartes postales, des lettres aussi, où je lui racontais tout, absolument tout. Moi, je ne lui ai jamais rien caché. Au début, en tout cas.
Extrait Page 63
Je suis devenue maladivement pudique. Il y avait des choses qui ne la regardaient pas. Mon corps changeait, me dépassait, et je voulais le garder pour moi. Ne le montrer à personne. Parce que moi qui avais toujours été dans le contrôle, ce corps, cette puberté, cette adolescence, je n’ai plus rien contrôlé du tout. Et cela a été une tempête intérieure dont personne ne pouvait me sauver.
Moi, je voulais grandir. Le plus vite possible. Je voulais être une adulte, mais pas une femme. Encore moins une enfant dans un corps de femme.
L’enfance, c’est une heureuse satisfaction de soi-même. Une confiance totale. C’est être tout le temps très sûr de soi. Et cela, je l’ai perdu.
Grandir, c’est perdre sa toute-puissance. Son insouciance aussi.
Extrait Page 63
Alors, oui, je le sais mieux que personne qu’à 10 ans on est encore un bébé. On est fragile. Et Lili, je ne l’ai pas vue grandir. Du jour au lendemain, elle s’est fermée, et elle est devenue secrète. Une pudeur s’est installée entre nous. Et moi, je suis juste devenue une mère inquiète qui voit sa fille souffrir et qui ne sait plus comment l’aider.
Extrait Page 70
Avec sa stratégie des corvées avant les plaisirs, elle risque de passer sa vie à faire les corvées, repoussant les plaisirs à toujours plus tard. Ce sera pour la retraite, ou pour après la mort. Pas de temps pour la réflexion, pour savoir si on est heureux. Moi, je veux être actrice de ma vie, pas spectatrice. Je veux décider, pas subir. Devenir tout sauf elle.
Finalement, je ne veux plus être normale.
Extrait Page 95
Cela ne me serait jamais venu à l’esprit de faire mon « coming out social ». Cela ne pouvait qu’être utilisé contre moi pour me discréditer, pour minimiser mon mérite. Je voyais surtout la condescendance, la pitié, l’étiquette négative qui pouvait y être associée. Pourquoi dire d’où je viens ? Pour qu’on m’excuse de certains manquements, de certaines ignorances ?
Extrait Page 100
Et sa porte qui reste fermée.
Un monde auquel je n’ai plus accès et devant lequel on me claque la porte au nez. « Tu ne peux pas comprendre, ça serait trop long de t’expliquer, de te raconter, ça ne va pas t’intéresser. » Ce n’est pas parce que j’ai arrêté l’école en 5e que je suis bête. Je comprends les choses, il suffit qu’on prenne la peine de m’expliquer.
Au début, j’ai posé des questions, je montrais que ça m’intéressait, et puis devant le peu d’enthousiasme à me faire entrer dans son nouveau monde, je me suis tue, et je suis restée sur le pas de cette porte.
Avec mes questions. Et nos silences.
Extrait Page 142
Que le poste soit pris par meilleur que moi, normal. Qu’il soit attribué à quelqu’un qui n’en a pas besoin financièrement mais qui souhaite asseoir son expérience professionnelle, aucun problème. Mais là…
J’hallucine quand je comprends que celui qui a été retenu a joué de l’argument « pauvre Cosette » en racontant que, dans sa famille, ils se sont faits seuls, qu’il vient d’une lignée de paysans et d’ouvriers. Mais ce n’est pas vrai ! Au mieux, il s’agissait de ses grands-parents, pas de ses parents. Et de lui, encore moins. C’est notoirement connu dans l’école. Il a même un sacré réseau. Ils peuvent s’aider les uns les autres, se renvoyer l’ascenseur – ah celui-là, il marche bien.
Il se dit d’un milieu « simple », « modeste », mais ce n’est pas la modestie qui va l’étouffer !
J’enrage de cette dépossession, cette confiscation, cette appropriation. Il faut être malhonnête pour vouloir être félicité pour un parcours qu’on n’a pas eu. C’est vraiment n’avoir rien comme argument, aucun talent sur lequel compter, aucun travail sur lequel s’appuyer, pour en arriver là. J’en suis presque triste pour lui.
Un vrai transfuge ne chercherait pas à le dire. Mais plutôt à le dissimuler, pour éviter d’être catalogué. Moi, je ne le dirai jamais. Je veux être prise pour celle que je suis, pas pour d’où je viens. Je ne demande pas la charité. Je ne pensais même pas qu’il existait un avantage, une valeur, à ce statut, dont on puisse tirer profit. Il vient de me prouver le contraire. Lui devient le « méritant », et moi, la dernière des connes.
Extrait Page 182
Être une mère comme la mienne, je n’essaierai même pas. Je ne serai jamais à sa hauteur. Je ne ferai pas de gâteau maison pour chaque anniversaire. Je n’inviterai pas dix amis à une fête. Je ne serai pas à la sortie de l’école. Et je ne l’emmènerai pas tous les jours au parc.
Je ne serai sûrement pas une bonne mère, mais je serai un bon parent.
Mon enfant sera soigné, nourri, au chaud et aimé. Et nous jouerons. Nous jouerons ensemble à tout ce que j’aime, tout ce que j’aimais petite et qui me rendait heureuse. Je partagerai ces moments avec lui. Rien que tous les deux. Nous serons comme deux enfants, deux amis. Assis par terre, je dessinerai, il coloriera. Je trierai les pièces du puzzle et il fera l’assemblage. De temps en temps, j’irai lui faire une surprise à l’école et je viendrai le chercher pour déjeuner. Nous ferons de la trottinette, du vélo, je l’emmènerai au cinéma, au théâtre. Je l’écouterai. Me raconter ses histoires, ses bonheurs, ses peines de cœur. Et je le croirai. Toujours.
Extrait Page 191
J’aime et je déteste les représentants de ces deux mondes à tour de rôle. Se détester soi-même pour ce qu’on est devenu. Pour ce que mes enfants considéreront comme naturel : les restaurants le week-end, les chambres d’hôtel, les vacances au ski, la maison de campagne de Papy et Mamie.
Je suis une exilée. Je me sentirai éternellement tiraillée. Parce que je vis les deux en même temps. Et je ne trouverai jamais rien normal. D’un côté comme de l’autre.
Pas normal de ne pas parler un français correct et pas normal d’exclure ceux qui ne maîtrisent pas la langue. Pas normal de se voir refuser sa retraite alors qu’on a travaillé plus de quarante-deux ans et pas normal d’hésiter entre des vacances au ski et sous les tropiques. Pas normal de devoir ingurgiter quotidiennement un jambon premier prix, et pas normal de se demander dans quel restaurant déjeuner.
Pas normal et injuste.
Extrait Page 199
Si les parents insistent autant pour que nous fassions des enfants, c’est pour que nous leur redonnions un rôle dans nos vies d’adultes. Celui de grands-parents. Pour se sentir à nouveau utiles.
Extrait page 242
On peut réparer les injustices, mais on ne peut pas réparer les choses. On ne peut pas changer le passé, mais on peut changer le présent. Tout est dans la manière de regarder ce qui s’est passé et de l’accepter. De pardonner aussi. De prendre la vie telle qu’elle est, pas telle qu’on l’a rêvée.
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