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L'île aux arbres disparus - Elif Shafak

  • Photo du rédacteur: deslivresetmoi72
    deslivresetmoi72
  • 18 janv. 2024
  • 8 min de lecture

Ce livre m’a été recommandé et prêté par une amie grande lectrice. Nous avons souvent des coups de cœur littéraires communs, mais cette fois, elle a été beaucoup plus enthousiaste que moi. En effet, je termine cette lecture avec un sentiment assez mitigé. L’histoire centrale m’a bien plu, mais j’ai quand même eu du mal à entrer dans le récit, à cause, je pense, des allers-retours permanents entre les narrateurs et les lieux et époques. Des chapitres assez courts se succèdent et à chaque fois, on change soit de narrateur, soir de lieu et d’époque, ce qui casse un peu le rythme de l’intrigue.

 

Au final, j‘ai quand même été entraînée dans cette belle histoire d’amour entre Dephne et Kostas, une Turque et un Grec vivant à Chypre. Leur amour naît en cachette pendant leur adolescence en 1974, les deux communautés étant en rivalité, puis en guerre, sur l’île. On découvre leur histoire à travers les yeux d’Ada, leur fille, adolescente de 16 ans qui vit à Londres à la fin des années 2010 avec son père, peu après le décès de sa mère Defne. Un incident survenu au lycée l’amène à chercher à mieux connaître l’histoire de ses parents, et à travers ces questionnements, l’histoire de l’île de Chypre et des communautés qui la peuplent.

 

Dans ce récit, l’auteure aborde de nombreux thèmes, presque trop pour un seul roman : l’amour impossible, le poids des secrets de famille, les relations familiales, l’histoire de Chypre et des communautés truques et grecques, les traditions de ces peuples, la religion, l’adolescence, les discriminations en tout genre, l’écologie et plus particulièrement la vie secrète des arbres, les relations à l’heure des réseaux sociaux…C’est foisonnant, mais j’ai trouvé certaines digressions longues et décalées par rapport à l’histoire principale. Même si les analogies entre la vie des arbres et celle des hommes sont intéressantes, l’auteure les rend supérieurs aux humains en leur conférant une sagesse universelle qui tend, selon moi, à transformer certaines parties du roman en « manuel philosophique pour vivre en paix en prenant les arbres pour modèle en général, et le figuier en particulier »

 

Extrait P11

Une carte est une image à deux dimensions marquée de symboles arbitraires et de lignes incises qui décident qui sera ton ennemi et qui ton ami, qui mérite notre amour, qui notre haine, et qui notre simple indifférence.

La cartographie est un synonyme pour les histoires racontées par les vainqueurs.

Quant aux histoires racontées par ceux qui ont perdu, il n’y en a pas.

 

Extrait P 35

Plus tard, bien plus tard, alors que le pire s’était déjà produit et qu’elle était seule dans son lit à la nuit tombée, incapable de s’endormir, écoutant son père, insomniaque lui aussi, arpenter la maison, Ada Kazantzakis ferait redéfiler ce moment, cette fissure dans le temps, où elle aurait pu faire ce qu’on lui disait et regagner sa place, rester plus ou moins invisible pour tous les occupants de la pièce, sans être remarquée ni non plus dérangée ; elle aurait pu maintenir les choses en l’état, si seulement elle avait pu s’empêcher de faire ce qu’elle avait fait ensuite.

 

Extrait P 69

A mon avis, les humains évitent délibérément d’en apprendre plus long sur nous, peut-être parce qu’ils pressentent par une sorte d’instinct primitif, que leurs découvertes risquent d’être très perturbantes. Ont-ils envie de savoir, par exemple, que les arbres peuvent s’adapter et changer de comportement avec intention, et si c’est vrai, que l’intelligence se passe peut-être de cerveau ?

 

Extrait P135

Une lame de honte la traversa, trancha à vif dans sa propre estime. C’était suffisamment terrifiant qu’elle ait pu se conduire de manière aussi choquante et inattendue, mais découvrir qu’on l’avait enregistrée sans qu’elle le sache, c’était au-delà de l’humiliation. Son esprit partit en vrille tandis que la panique l’empoignait, un goût d’acide dans la bouche. C’était atroce de voir sa propre démence exposée au regard de tous.

D’une main tremblante, elle se rendit sur un site de partage de vidéos. Celui qui l’avait enregistrée l’avait déjà postée sur les réseaux sociaux – exactement comme elle le redoutait. […]

Ada serra son téléphone, parcourue de frissons. Elle arpenta la pièce comme un animal en cage, les nerfs plus tendus à chaque pas. Cette vidéo humiliante circulerait à jamais sur Internet, toute sa vie.

 

Extrait P167

Les soldats ouvrirent le feu.

Le père de Panagiota tomba au pied du caroubier, sa tête heurtant la base du tronc. Un bruit étouffé lui échappa, puis un très mince filet de sang. Tout se déroula trop vite. !a l’instant il retenait son souffle et l’instant d’après il était à terre, criblé de balles crachées par une rangées d’armes à feu, dont deux qui sifflèrent en le frôlant et percèrent le tronc du caroubier.

Quand les soldats s’approchèrent du corps pour lui faire les poches, ils ne trouvèrent aucun pistolet ni arme d’aucune sorte. Ils lui prirent le pouls, mais c’était fini. La famille fut avertie le lendemain matin, ses enfants informés qu’il avait ouvertement défié les ordres, en dépit d’avertissements répétés.

C’est alors seulement que la vérité fut révélée. Kostas Eliopoulos, âgé de cinquante et un ans, était sourd de naissance. Il n’avait pas entendu un seul des mots qu’on lui avait criés, que ce soit en grec, en turc ou en anglais.

Panagiota, toute jeune mariée à l’époque, n’oublierait jamais, ne pardonnerait jamais.

 

Extrait P180

Grecs ou Turcs, les enfants apprennent à manifester du respect s’ils voient un morceau de pain sur le pavé. Il est sacré, jusqu’à la moindre miette. Les gosses musulmans le ramassent et le posent contre leur front avec la révérence qu’ils mettraient à baiser la main de leurs aînés pendant les jours saints de l’Aïd. Les gosses chrétiens le ramassent et font le signe de croix, se placent la main sur le cœur, comme si c’était l’hostie de la communion faite de pure farine de blé et de deux tranches, l’une pour le ciel, l’autre pour la terre. Les gestes, eux aussi, se reflètent, comme dans le miroir d’une mare d’eau sombre.

Alors que les religions se battent pour avoir le dernier mot, que les nationalismes enseignent un sentiment de supériorité et d’exclusivité, les superstitions des deux côtés de la frontière coexistent en exceptionnelle harmonie.

 

Extrait P 216

Kostas retira ses lunettes, souffla dessus, et lentement, soigneusement, les essuya sur sa chemise, comme il faisait toujours quand il ne savait pas quoi dire et avait besoin de temps pour réfléchir.

En l’observant, Ada se sentit un brusque élan d’affection pour son père. Comme c’était facile de duper ses parents, et même si on n’arrivait pas à les duper, de les maintenir derrière les murailles de faux-fuyants qu’on a érigées. Si on s’applique vraiment, en prenant soin de ne pas laisser des torus dans le filet, on peut tenir très longtemps. Les parents, surtout les éternels distraits comme son père, ont terriblement besoin que tout roule sans cahot, et sont si enclins à croire que le système qu’ils ont créé fonctionne bien, qu’ils supposent que tout est normal, même entourée d’indices qui prouvent le contraire.

 

Extrait P 227

 

Même beaucoup plus tard, à Londres, il se surprendrait à revivre ce moment et, même si tout allait se passer trop vite, dans sa mémoire les événements de cette nuit-là se rejoueraient toujours à une lenteur torturante. Une lumière aveuglante comme il n’en avait jamais vu auparavant, n’imaginait pas possible. Un sifflement atroce qui lui remplit les oreilles, aussitôt suivi par un fracas ronflant, comme si un millier de pierres brutes s’entrechoquaient. Et puis… chaises cassées, assiettes en miettes, corps mutilés et, inondant tout et tous, une pluie de minuscules fragments de verre qui, dans ses souvenirs, seraient toujours d’une rondeur parfaite, comme des gouttelettes d’eau.

Le sol tangua et ondula sous ses pieds. Kostas tomba en arrière, poussé par une force invincible, l’impact bizarrement assourdi. Puis le silence. LE silence absolu, plus sonore que l’explosion qui venait de faire trembler le lieu.


Extrait P 242

Ada garda les yeux fixés sur ses mains.

« Ecoute, tout le monde a fait une ânerie dans sa jeunesse et cru qu’elle était irréparable. Peut-être que tu te sens seule en ce moment. Tu penses que tes camarades se sont moqués de toi, et c’est peut-être vrai, mais ça, c’est la nature humaine. Si ta barbe prend feu, d’autres vont venir y allumer leur pipe. Mais ce qu’il faut que tu comprennes, c’est que tu en sortiras plus forte. Un jour tu regarderas en arrière et tu te demanderas, mais pourquoi je m’en suis même souciée ? »

Ada prit l’idée en considération, même si elle n’en crut pas un mot. Peut-être était-ce vrai jadis, mais dans ce bel univers de technologie, les erreurs stupides, s’il s’agissait vraiment d’erreur, une fois en lignes, restaient accessibles pour toujours.

 

Extrait P340


« Tu as froid ? interrogea Meryem.

- Pas du tout, dit Ada. Désolée, je t’ai fait honte.

- Oui, j’aurais dû m’y attendre. Ça ne s’était pas bien passé non plus la fois où j’ai emmené tes parents chez un médium. » Meryem remonta le col de son manteau. Son visage s’adoucit. « Tu sais… un moment, dans cette pièce, j’ai cru revoir ta mère. Tu étais exactement comme elle. »

Il y avait une telle tendresse dans la voix de sa tante qu’Ada sentit son cœur se contracter. Personne en lui avait jamais dit cela. Pour la première fois, il lui vint à l’esprit que son père devait voir la même chose ; jour après jour, il devait déceler dans ses gestes, ses paroles, sa colère et sa passion des reflets de sa mère défunte. Si c’était le cas, ça devait à la fois lui réchauffer le cœur et le briser.

« Tante Meryem, je ne crois pas du tout que j’aie un djinn caché à l’intérieur.

- Tu as sans doute raison, canim. C’est peut-être seulement… tu sais, tu as vécu des moments très difficiles. Peut-être que nous donnons d’autres noms au chagrin parce que nous en avons trop peur pour l’appeler par son nom. »

Les yeux d’Ada se remplirent de larmes. Elle se sentit soudain plus proche de cette femme qu’elle ne l’aurait jamais cru possible.

 

Extrait P425

La guerre est une chose terrible. Toutes les sortes de guerre. Mais les guerres civiles sont sans doute les pires, quand d’anciens voisins deviennent des ennemis nouveaux.

 

 

Extrait P 446 ( le figuier)

C’était un grand manque de sagesse à mon avis car tous les arbres sont indispensables, tous méritent attention et louanges. On pourrait même dire qu’il existe un arbre pour chaque humeur et chaque moment. Quand vous possédez un bien précieux à offrir à l’univers, un chant ou un poème, vous devriez le partager d’abord avec un chêne doré de Chypre. Si vous vous sentez découragé et sans défense, cherchez un cyprès méditerranéen ou un marronnier d’Inde en fleurs. Ils sont tous deux extrêmement résistants, et ils vous parleront de tous les incendies auxquels ils ont survécu. Et si vous voulez sortir de vos épreuves plus fort et plus aimable, cherchez un tremble pour vous servir de maître – un arbre si tenace qu’il parvient même à repousser les flammes qui tentent de le détruire.

Si vous êtes malheureux et n’avez personne qui veuille vous écouter, ça vous ferait du bien de passer du temps près d’un érable à sucre. Si au contraire, vous avez une trop haute estime de vous, allez donc rendre visite à un cerisier et observez ses fleurs, fort jolies incontestablement, mais pas moins éphémères que la vanité. Le temps de repartir, vous vous sentirez peut-être un peu plus humble, mieux arrimé au sol.

Pour vous remémorer le passé, allez vous asseoir près d’un buisson de houx ; pour rêver à l’avenir, choisissez plutôt un magnolia. Et si ce sont les amis et les amitiés qui occupent vos pensées, le compagnon le plus approprié serait un épicéa ou un gingko. Quand vous arrivez à un carrefour et ne savez pas quel chemin prendre, la contemplation silencieuse d’un sycomore peut vous aider.

Si vous êtes un artiste en panne d’inspiration, un flamboyant bleu ou un mimosa au doux parfum peuvent stimuler votre imagination. Si vous êtes en quête de renouveau, cherchez un orme, et si vous êtes trop chargé de regrets, un saule pleureur vous consolera. Quand vous êtes en difficulté ou au plus bas, et n’avez personne à qui vous confier, l’aubépine serait un choix avisé. Il y a bien une raison si les aubépines servent d’abri aux fées et sont connues pour protéger les jarres de trésor.

Pour la sagesse, essayez un hêtre ; pour l’intelligence, un pin ; pour la vaillance, un sorbier ; pour la générosité, un noisetier ; pour la joie, un genévrier ; et quand vous devez apprendre à lâcher prise sur ce que vous ne pouvez contrôler, un bouleau avec son écorce blanc argenté qui pèle et répand ses couches de peaux usées. Et enfin, si c’est l’amour que vous cherchez, ou que vous avez perdu, venez près du figuier, toujours le figuier.

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