La commode aux tiroirs de couleurs - Olivia Ruiz
- deslivresetmoi72
- 4 août 2020
- 6 min de lecture

Roman acheté après avoir entendu / lu plusieurs critiques élogieuses sur ce premier roman de la chanteuse Olivia Ruiz. J’appréciais Olivia Ruiz à travers sa carrière de chanteuse et trouvais la personne très intéressante dans les interviews d’elle que j’avais pu écouter. J’avais très envie de découvrir son premier roman ! Le livre m’a vraiment beaucoup plu : on y retrouve la vivacité et l’énergie d’Olivia Ruiz, mais aussi une belle sensibilité, de la profondeur. J’aime souvent les histoires qui se passent sur fond historique, les histoires personnelles et familiales marquées par ce qu’on appelle la Grande Histoire et c’est bien le cas dans ce récit. Lecture agréable, enrichissante et captivante : le destin de ces quatre générations de femmes raconté par Olivia Ruiz, est en correspondance avec son titre, haut en couleurs !
La narratrice vient d’enterrer sa grand-mère, l’Abuela, personnage haut en couleurs. Elle hérite alors d’une commode dans les tiroirs de laquelle se dévoilent des pans complets de l’histoire familiale. Grâce à ces souvenirs rassemblés par sa grand-mère, elle remonte le temps et découvre la vie de sa lignée maternelle et son passé, les conditions dans lesquelles elle est arrivée en France pendant la guerre civile espagnole, les difficultés d’intégration, la précarité des exilés, l’énergie et le courage dont ils ont dû faire preuve pour reconstruire toute leur vie et s’offrir un avenir.
Dans ce roman, ce sont les femmes qui sont mises à l’honneur, ce sont elles qui avancent, qui tiennent les familles à bout de bras, qui affrontent les difficultés, qui se serrent les coudes pour les surmonter ! C’est un peu un hymne à la solidarité féminine et une démonstration, si besoin était, de leur force.
Extrait page 23
Nous n’avions jamais entendu parler du tio Pepe ni de Narbonne. Jamais entendu parler de la France ni entendu parler français. Jamais quitté notre pays. Et tous ces jamais ne m’effrayaient pas tant que mes parents, même dans l’urgence, avaient pris soin d’embellir le scénario qui nous attendait. Mieux vaut croire au Père Noël et souffrir d’apprendre son inexistence que de ne pas goûter au plaisir de la rêverie infinie qu’il engendre, non ? Là, c’était un peu la même chose. Un mensonge aimant, protecteur, pour que nous puissions tenir au moins jusqu’à l’arrivée à Narbonne.
Les mines défaites de mes parents auraient dû nous mettre la puce à l’oreille sur le quai de la gare. Leurs têtes étaient mises à prix dans tout le pays et au-delà. Condamnés, ils avaient décidé de mettre fin à leurs jours ensemble. Dieu seul sait si d’autres ont connu un tel amour.
Extrait P 30
Je remarquai soudain la petitesse de Carmen. Soixante-douze heures avaient suffi à donner une allure maladive à sa silhouette déjà frêle. Ma petite sœur avait à peine six ans, et un hamac obscur se dessinait sous chacun de ses yeux. Elle avait des cernes ! C’était inacceptable. Je continuai à parcourir la pièce du regard, découvrant des visages émaciés maladroitement posés sur des corps décharnés. Depuis quand étaient-ils là ? Combien de chemin parcouru pour arriver ici ? Et pour quoi ? Etait-ce vraiment être à l’abri que de se retrouver loin des siens et de sa terre sur un tapis de sable gelé ?
Je sentais ma colère monter. Mon courroux enflait contre mes parents, contre Leonor, contre je ne savais quoi, mais une boule de haine grossissait à vue d’œil dans mon ventre. Je crois que c’est à ce moment-là que j’ai compris que non, ce n’était pas rien, non, ce n’était pas temporaire. Non. J’ai compris sue toute ma vie serait écrite à l’encre rouge de ces quelques jours.
Extrait P39
J’adorais parler le français, je me sentais toute neuve en le pratiquant ; mais les occasions manquaient. Parfois, j’allais faire les commissions aux halles. C’était un peu plus cher qu’au marché, mais ces moments où je commandais une grenadine avec un parfait accent français et où l’on me répondait sans remarquer ma différence étaient un bol d’air. Alors je poussais le bouchon jusqu’à engager la conversation, pour voir combien de temps mon petit jeu pouvait durer. Je me sentais tellement libre. J’étais leur égale. Je n’éveillais plus ni préjugés, ni réflexe de rejet. Le ciel s’ouvrait, pour me donner la chance d’inventer un avenir ambitieux. Mais je pouvais suer sang et eau, je restais une paria d’Espagnole qui avait débarqué chez eux avec ses quatre cent mille cousins. Il ne pourrait rien m’arriver de grand. Je survivrais, au mieux. Moi, je voulais un peuple. Un peuple face auquel je n’aurais pas honte et qui n’aurait pas honte de moi.
Extrait P 42
La main de fer a mis longtemps à se vêtir d’un gant de velours. Cette femme était si décousue. Elle était militaire, bourrue et violente, rapide, implacable. Pourtant, chacun de ses gestes racontait le respect, la bienveillance et la fraternité qu’elle avait à offrir.
Extrait P 65
Il est si optimiste, prêt à tout pour que notre futur soit un rêve éveillé. Je me dis qu’il est fou et c’est ce que j’aime chez lui. A viser l’impossible on peut atteindre au moins le merveilleux.
Extrait P92
Ta mère, si différente de moi, m’a répondu très calmement :
- Maman, un secret, c’est fait pour être tu, c’est son essence même. Le révéler, c’est rompre son existence, le faire partir en fumée, et là, la vengeance du secret peut devenir terrible, a-t-elle dit en me souriant. Moi, les secrets, je n’y touche pas. Je les laisse tranquilles dans leurs cachettes. Je t’assure, Maman, c’est mieux comme ça.
Extrait P 107
Je suis à bout de forces et de nerfs. La désunion entre André et moi atteint alors son paroxysme. J’ai tellement besoin de me blottir dans ses bras, et de sentir que nous sommes une famille dans ces moments difficiles. Quand j’en ^parle à André, il répond qu’avoir élevé Cali comme sa propre fille et m’avoir donné un autre enfant, c’est déjà être une famille. Mais moi, je parle de peau, de tendresse, d’écoute, d’échange. Pas de vivre côte à côte sans se voir.
Extrait P 117
Le souvenir, c’est bien quand il te porte. S’il te ralentit ou même te fige, alors il faut le faire taire. Pas disparaître. Juste le faire taire, car à chaque moment de ta vie, le souvenir peut avoir besoin que tu le réveilles pour laisser parler tes fantômes. Ils ont tant de choses à nous apprendre si on se penche un peu sur ce qu’ils nous ont laissé.
Extrait P 120
Je t’en prie Léonor, fais-le pour moi. Je vais devenir folle si je reste. Je n’abandonne pas, je me donne les moyens d’être plus forte. Je vais chez Pépita à Toulouse, j’ai besoin de respirer et d’apaiser ma colère. André ne bougera pas un cil pour me réconforter, il a choisi l’isolement. Je ne peux pas affronter tout cela maintenant. Pas plus que le regard des gens qui me rappellent en permanence la perte de Juan.
Extrait P 135
Je pense alors que je suis au bon endroit au bon moment, c’est idiot. J’aime ces signes qui donnent l’impression qu’un moment banal pourrait être un moment qui compte, un moment charnière. Du coup, j’en invente souvent.
Extrait P 142
J’ai déjà si peu de repères que tout à coup cette violence venant des miens me fait perdre pied. J’ai été tellement naïve… Je pense à ma mère répétant que nous, nous étions les gentils. Je ne connaissais que deux cases. Bons. Méchants. Et c’est un étranger, un bellâtre qui, sans poésie ni distance, me jette cette vérité en pleine figure. Les miens peuvent sacrifier des innocents sur l’autel de la vengeance.
J’ai envie de mourir. Encore. Je cherche une porte de sortie mais tout est sombre. Je regarde ce cortège partir telle une armée de scorpions vidés de leur venin. Cela ne soulage pas ma peine. Au contraire. Je suis perdue. Je voudrais que Cali n’ait jamais à connaître ce monde, je me réjouis que Juan n’ait pas eu à s’y confronter ? Je me demande si mes parents ont tué eux aussi.
Je ne serai pas de ceux-là. Je décide que pour le restant de ma vie, un être humain sera toujours un être humain que je traiterai en tant que tel. Et l’être qui a le plus besoin de moi, celui dont le bonheur sera mon plus grand combat, je sais pertinemment où le chercher.
Je pars demain retrouver ma fille. Elle est la seule en qui je peux avoir confiance. La seule qui me donnera envie d’avancer. Les autres sont tous devenus fous.
Extrait P 151
Tout mon amour à sens unique, je le mets dans ma cuisine. Je compte sur le contenu de mes casseroles pour reconquérir ma famille. Aux fourneaux, les mains de ma mère étaient d’une agilité et d’une minutie rares. Les miennes ne sont pas mal non plus. Elles font resurgir l’Espagne et tout ce que j’aime en elle. Ail. Partout. Tomate. Cebolla. Safran. Poivron. Fleur d’oranger. Piment. Cannelle. Jasmin. Avec parcimonie. J’improvise, je goûte, pour les surprendre et leur plaire. Je m’évertue à essayer de retrouver les saveurs de la cuisine de ma grand-mère et de ma mère. Ma façon à moi de présenter celles qui m’ont faite à Cali et à son père. Quand je trouve le détail manquant, c’est une fête. En préparant tous ces plats, je leur parle à mes mortes, ça m’allège. Puis me ruine. Car si les assiettes sont toujours vides, les bouches le sont aussi du moindre mot doux.
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