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La décision - Karine Tuil


Roman que j’avais sélectionné il y a assez longtemps et que j’ai dévoré en quelques jours. Très prenant, et terriblement actuel : il s’agit de la vie personnelle et professionnelle d’Alma, juge antiterroriste, qui travaille sur les dossiers d’attentats perpétrés par des islamistes radicalisés ou des jihadistes. C’est un livre très documenté qui nous plonge au cœur du système judiciaire et qui démontre toute la complexité des décisions à prendre. Avec la multitude des paramètres qui entrent en compte pour une décision, la juge peut-elle faire abstraction de ses états d’âme personnels pour rester toujours rationnelle ? Quand se télescopent ces deux univers censés rester hermétiques l’un à l’autre, tout vacille…

D’un côté des enquêtes difficiles dans un climat de terreur après les attentats de 2015, la crainte qu’un prochain auteur passe entre les mailles du filet de la justice, de l’autre, une tourmente sentimentale et familiale, un divorce en cours avec le père de ses trois enfants, écrivain et juif qui accorde une place importante à sa religion alors que ce n’était pas le cas au début de leur union, et une passion amoureuse dévorante pour un avocat renommé ce qui risque aussi d’avoir des retentissements sur l’indépendance de ses décisions.


L’autrice fait alterner le récit d’Alma et des extraits des interrogatoires qu’elle mène auprès d’un jeune homme rentré de Syrie et susceptible de passer à l’acte sur le territoire français. C’est à la fois très rythmé et fluide. La décision, rationnelle et argumentée, qu’elle va prendre sera la mauvaise et les conséquences vont la toucher personnellement et professionnellement…


C’est raconté avec beaucoup de clarté, et dès les premières pages, je me suis retrouvée aux côtés d’Alma. Vrai coup de cœur pour moi, et j’ai déjà beaucoup conseillé ce livre autour de moi !


Citation en préface

Croyez ceux qui cherchent la vérité, doutez de ceux qui la trouvent. » André GIDE,


Extrait n°1

Mais à présent c’est moi qu’un juge d’instruction tente de convaincre de ne pas visionner l’exécution filmée par le terroriste à l’aide d’une caméra qu’il a accrochée à son torse le jour de l’attaque, c’est moi qu’on cherche à protéger, mais j’insiste, je veux savoir, j’ai peut-être besoin de voir pour y croire, il y a un tel sentiment de déréalisation face à l’horreur, on a beau vous répéter que c’est arrivé, tout en vous refuse cette évidence.


Extrait n°2

On se trompe sur les gens. D’eux, on ne sait rien, ou si peu. Mentent-ils ? Sont-ils sincères ? Mon métier m’a appris que l’homme n’est pas un bloc monolithique mais un être mouvant, opaque et d’une extrême ambiguïté, qui peut à tout moment vous surprendre par sa monstruosité comme par son humanité.


Extrait n°3

On se sent parfois très seuls, confrontés au risque d’instrumentalisation politique, à la manipulation, aux attaques, à la récupération médiatique de nos affaires. Quand on instruit des dossiers aussi lourds que les attentats des années 2012 et 2015 notamment, on est écrasés par le poids de la douleur collective, les gens attendent beaucoup de nous – trop sans doute car nos pouvoirs sont limités ; nos forces, aussi.


Extrait n°4

Mes journées sont intenses, ponctuées par les interrogatoires, les réunions, les discussions avec les enquêteurs, les avocats, les autres juges, c’est un long tunnel de prises de décisions sensibles et de responsabilités – la tension est constante, permanente. Une simple erreur de procédure peut être fatale. À mes débuts, j’ai été juge de droit commun ; si je relâchais un trafiquant, je savais qu’au pire il allait trafiquer, mais là, si je me trompe, des gens peuvent être tués à cause de moi.


Extrait n°5

Mon père avait été un grand lecteur et un étudiant de Foucault qu’il citait souvent : « Il est laid d’être punissable mais peu glorieux de punir. » Je suis la fille unique de Robert Revel, l’histoire a oublié mon père, il fut pourtant l’un des militants les plus actifs de la gauche prolétarienne dans les années 60, proche de Jean-Paul Sartre dont il avait failli être le secrétaire avant de tomber dans la drogue et le gangstérisme. Il me racontait que mes grands-parents, des résistants communistes, cachaient des armes et des tracts antinazis dans son berceau ; je crois que tout part de là, de l’idée que le pire est toujours possible mais qu’il ne faut jamais se coucher devant l’adversaire.


Extrait n°6

Le récit national de la violence, nous l’écrivions collectivement. On essayait de tenir, de se montrer réactifs, efficaces, mais on était brisés. À partir de 2015, on a tout judiciarisé : dès qu’il y avait un départ pour la Syrie, on ouvrait une enquête pour association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste, on ne triait plus. On s’est mis à faire du préventif sur tout le monde, c’était limite de la vengeance, on incarcérait mineurs, majeurs, on vivait dans l’angoisse, on n’en dormait plus… On se réveillait avec la peur au ventre et on se couchait avec un Lexomil. Les cas de conscience étaient quotidiens. Après un attentat, je recevais les familles des victimes : elles réclamaient des coupables qui, généralement, étaient morts. Pour apaiser leur besoin de justice, je maintenais en détention – parfois pendant des années – des gens dont la faute était d’avoir eu, à un moment donné, un lien lointain, incertain avec les auteurs des crimes ; en agissant ainsi, étais-je juste ?


Extrait n°7

J’étais de plus en plus menacée. Je me sentais physiquement en danger, mais aussi mentalement : j’en avais assez de jouer un rôle, de faire ce que l’on attendait de moi. C’était peut-être cette fameuse crise du milieu de vie ou un sursaut de lucidité : je n’avais pas été centrée sur mes besoins. Les tensions quotidiennes au sein du service, mes responsabilités, l’éducation de mes enfants, la pression de mes postes successifs, les déplacements à l’étranger, l’échec de mon mariage, l’obligation de paraître forte en toute circonstance, d’être à la hauteur, je les ai assumés comme je le pouvais ; mais on a beau être résistant, combatif, vient un moment où l’on s’écroule.


Extrait n°8

Chez lui, tout semblait à vif – hanté. Il dissimulait mal une forme de chaos intérieur dont son engagement professionnel semblait être l’antidote : ses combats le stabilisaient, il était viscéralement un avocat de la défense. Ce qui l’intéressait, c’étaient les cas désespérés, ceux qui s’étaient sabotés et avaient ravagé tout le monde autour. Sa vie, c’étaient les parloirs glauques dans les prisons les plus délabrées de France, les criminels, les violeurs, les proxénètes, les braqueurs, les jihadistes.



Extrait n°9

La relation entre le juge et le mis en examen a ses ressorts, ses zones d’ombre. L’individu dépend de nous : un lien et tout change. Dans notre bureau, il est regardé pour lui-même. C’est un dialogue intense, étrange, entre deux êtres qui auraient pu ne jamais se rencontrer, qui se retrouvent malgré eux dans un rapport complexe entre distance et proximité, autorité et confiance. Pourquoi se mentir ? On est parfois touchés par les êtres qui se trouvent face à nous, le passage émotionnel ramène à sa propre vie, à ses fêlures – à ce que l’on voudrait dissimuler.


Extrait n°10

Je m’étais vue changer, dériver lentement vers une zone inconnue dans laquelle je ne pouvais pas pénétrer sans porter atteinte à mon intégrité psychique, je m’étais vue me départir de ma confiance, de ma vitalité, et après avoir cru que j’aurais le courage de divorcer, j’avais pris brutalement mes distances, au lendemain des attentats du 13 Novembre. La pression et le traumatisme avaient été si forts que j’avais été comme aspirée par l’horreur, j’avais passé les semaines suivantes dans un état de sidération, incapable de supporter les variations émotionnelles que produisait l’interférence entre une passion amoureuse et un drame national, et j’avais cessé de répondre aux appels d’Emmanuel – je lui avais imposé la violence psychologique d’un silence sans retour, incapable de lui avouer que je ne supportais plus la pression quotidienne que m’imposaient mes fonctions et que j’avais trop peur des conséquences dévastatrices d’une séparation sur mes enfants, incapable de m’avouer à moi-même que je n’avais pas pu m’adapter au fonctionnement d’un homme que je comprenais mal, dont la personnalité impulsive et versatile m’attirait autant qu’elle m’inquiétait, un homme qui était présent un jour et absent un autre, qui allait et venait dans ma vie, donnait et reprenait son amour, réclamant des liens pour aussitôt les distendre.


Extrait n°11

J’étais très heureuse du bonheur de ma fille et, dans le même temps, la manifestation de leur amour me renvoyait à tout ce que j’avais perdu. Moi aussi j’avais été cette femme amoureuse et aimée mais, à présent, je me sentais disqualifiée, sur le banc de touche, au mitan de ma vie.


Extrait n°12

Je me suis levée pour partir. C’était toujours le moment où, en entretien, les détenus lâchaient des éléments essentiels, hors procédure. — Je veux divorcer, non pas pour cet homme mais pour moi-même, je ne veux plus me contenter e cette vie, mais j’ai peur de tout détruire, de regretter, de tout perdre. J’ai peur, en fait, de prendre une mauvaise décision. — Le risque de prendre une mauvaise décision n’est rien comparé à la terreur de l’indécision.


Extrait n°13

Je me sens seule comme je ne l’ai jamais été. Pour la première fois de ma vie, un soir, je songe au suicide. Avant moi, des juges ont choisi de se confronter à ce qu’Albert Camus a défini comme étant le seul problème philosophique vraiment sérieux. Jusque-là, je n’y ai jamais pensé, j’aimais la vie, j’étais dans l’action. Jamais je n’aurais imaginé qu’à quarante-neuf ans, alors que tout semblait enfin me réussir, alors que je vivais un très grand amour, je me retrouverais une arme à la main hantée par la question que tout individu sensible finit un jour ou l’autre par se poser : ma vie vaut-elle la peine d’être vécue ?


Extrait n°14

On se trompe, on se trompe tout le temps. Où est la vérité ? Où est le mensonge ? La relation humaine n’offre aucun mode d’emploi, on n’a pas de grille de lecture, on tâtonne, ce n’est parfois que du ressenti, on s’appuie sur le lien qu’on a été capable de créer, nos propres convictions, notre instinct – qui souvent nous trahit –, et on aura beau se fier à des éléments cohérents, chercher à tout maîtriser, il y aura toujours une part d’incertitude, une marge d’erreur – quoi qu’on fasse, l’individu reste une énigme aux autres et à lui-même ; on ne sait jamais qui on a en face de soi. Ma décision, je l’ai prise seule, dans l’intimité de ma conscience, j’ai cru en la justice, j’ai voulu croire en l’homme, et la seule réponse à ceux qui vous opposent la mort, c’est la vie – c’est toujours la vie.

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