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La fille qu'on appelle - Tanguy Viel


Tanguy Viel est un auteur que j’apprécie depuis la découverte de son roman Paris-Brest. J’ai particulièrement apprécié Article 353 du code pénal et son dernier roman, mis en avant dans ma librairie préférée, a fait partie de mes achats de la rentrée. Je viens de le terminer, et je suis partagée : d’un côté, j’ai vraiment aimé cette histoire, les thèmes abordés : le pouvoir et son exercice, le système très français des passe-droits et de l’influence établie des élus sur le fonctionnement des services publics et autres, les abus de pouvoir banalisés, l’emprise exercée dans ce cas sur ceux qui ont bénéficié d’avantages par ce biais, l’impossibilité pour une victime de ce système d’être entendue et soutenue par la justice… Mais j’ai parfois été gênée par une écriture parfois trop alambiquée, m’obligeant à relire pour retrouver le fil ! Peut-être étais-je trop fatiguée ? Je n’avais pas ressenti ça dans ses précédents romans…

Dans une ville moyenne de province ( je ne sais pas pourquoi, mais j’ai lu tout le roman en ayant Saint-Malo en tête…), le maire, Le Bars, use et abuse de son pouvoir, soutenu par son « ami » Bellec, le directeur du casino. Ces deux-là s’aident et se protègent mutuellement : chacun en sait trop sur l’autre ! Max Le Corre est un boxeur sur le retour, chauffeur dévoué du maire. Quand sa fille jeune adulte Laura revient après une période d’éloignement, Max a envie de l’aider et s’autorise à demander un coup de pouce à son patron pour qu’elle obtienne si possible un logement…Laura est jeune, belle, très belle et vulnérable. C’est le début d’un engrenage dont elle sera la première victime.

Et c’est ce mécanisme sourd et implacable de l’emprise que Tanguy Viel excelle à décrire dans ce roman. A travers la confession de Laura aux policiers quand elle prend la décision de porter plainte, il montre tous les mécanismes qui se mettent en place pour empêcher la victime de réagir… comment, alors même qu’elle prend conscience du piège qui se referme sur elle, elle contribue malgré elle à s’enferrer dans cette relation toxique.


Extrait P 19

Et alors profitant de ce qu’à cet instant le maire avait l’air d’être avec lui, Max a fini par évoquer ce qui lui trottait dans la tête depuis plusieurs jours, cela que le matin même en se levant il s’était promis d’aborder et qui n’avait rien à voir avec la boxe, non, c’était à propos de sa propre fille : Je voulais vous demander un petit service, monsieur le maire, c’est à propos de ma fille, elle est revenue s’installer ici et…

Oui, bien sûr, a dit le maire, dites toujours.

C’est-à-dire qu’elle a fait une demande de logement auprès des services de la ville mais vous savez ce que c’est, ça prend du temps, alors je me suis dit que peut-être, en passant par vous…

Et le maire lui avait évité de s’enliser, avait écourté aussi vite sa demande, disant :

Bien sûr, Max, dites-lui de passer me voir à la mairie, je verrai ce que je peux faire.

Et pendant que la voiture s’avançait le long des vieux gréements comme dans un musée en plein air, Max avait respiré intérieurement, comme aussi bien il serait ressorti d’une salle d’examen en ayant le sentiment d’avoir réussi, en même temps qu’il répétait à l’homme à l’arrière que c’était vraiment gentil à lui de prendre le temps de la recevoir, qu’il n’était pas obligé de faire ça pour lui, pendant que lui, l’homme à l’arrière, était occupé à réajuster sa cravate ou épousseter les manches de son costume, lui répondant que ce n’était rien, qu’en un sens ça faisait partie de ses attributions, qu’il avait été élu pour ça, pour rendre service.


Extrait P39

Mais à partir de là, il ne s’intéressait pas plus aux phrases qu’il prononçait qu’à ses réponses à elle, chaque mot venu seulement combler ce temps qui lui permettait de s’installer en haut de la situation – cela qu’elle n’a pas tardé à comprendre, du moins il y a une part d’elle que ça a plus qu’effleurée, qu’il avait d’autres idées en tête, quand à chaque seconde qui passait si lentement, on aurait dit qu’il avait un sismographe dans la poche pour mesurer les vibrations qu’elle dégageait, en même temps qu’il s’approchait doucement, très doucement, de ce qu’il faudrait bientôt appeler l’épicentre – à ceci près que le séisme n’avait pas encore eu lieu, pour l’heure seulement les mouvements invisibles de plaques se subsumant et glissant sur une sorte de magma mû par son seul désir. Et puis voilà, de même qu’en tectonique survient l’instant du choc, de même elle a senti sa main à lui qui se posait sur la sienne en même temps qu’il lui disait :

Je vais faire ce que je peux pour t’aider.

Elle a senti sa respiration se couper, comme un clou qu’on aurait enfoncé dans une horloge pour en arrêter l’aiguille, et elle n’a plus bougé pendant de longues secondes, interdite en somme, le cerveau à l’arrêt, c’est-à-dire non pas réfléchissant ni hésitant mais seulement suspendue, avec cette information nerveuse qui était bien montée là, dans son cerveau, mais s’y était bloquée, comme un ascenseur entre deux étages.

Je ne saurais pas vous dire, a-t-elle expliqué aux policiers, combien de temps j’ai mis à la retirer, cette main prise sous la sienne. Je me souviens juste que j’ai fini par le faire et que je l’ai glissée dans l’autre encore libre, et que je me suis levée – pas assez vite, penserait-elle plus tard, c’est-à-dire pas d’une manière qui aurait signifié que rien n’était possible, du moins c’est ce qu’elle supposerait rétrospectivement, mais rétrospectivement seulement.


Extrait P 49

Je ne crois pas que ça vous engage beaucoup et par ailleurs…

Et Franck n’a pas eu besoin d’entendre la suite, pas eu besoin d’entendre ce qui se disait déjà entièrement et violemment dans la seule locution « par ailleurs », à cause de la manière dont Le Bars s’était arrêté de lui-même en pleine phrase. Alors Franck, silencieux avait déjà compris, déjà interprété le « par ailleurs », non comme une carte maîtresse que l’autre s’apprêtait à abattre sur la table, mais le simple rappel que leurs deux destins étaient assez liés pour qu’il ne puisse se désolidariser comma ça, à savoir : ce que tout le monde savait, que le bureau de Bellec n’était rien d’autre qu’une succursale de la mairie, là où se prenaient des décisions plus importantes qu’au conseil municipal, au point que certains avaient surnommé l’endroit le « ministère des finances » et Bellec le grand argentier de la ville.


Extrait P 51

Au milieu de toute cette poussière lumineuse, quelque chose en lui semblait savoir qu’il venait de transformer son casino en un gigantesque dépôt de munitions, du genre dont Laura elle-même était le principal baril de poudre, du genre dont Max Le Corre lui-même, pensa Franck, était désormais l’allumette qui ne demandait qu’à être craquée.


Extrait P73

Moi, toujours debout, elle a dit, vous comprenez, c’était comme si je l’avais mis mal à l’aise ou que je manquais aux convenances, voyez-vous, et lui il devait le sentir parce qu’il n’y est pas allé par quatre chemins, il a lancé : Tu ne t’assieds pas ?

Elle a juré aux policiers qu’elle ne s’était pas assise tout de suite, un œil vers le grand miroir qui renvoyait sa silhouette maladroite, un autre à l’intérieur d’elle pour essayer de prendre la mesure de ce qui se passait, parce qu’à cet instant, et à cet instant seulement, dans les quelques secondes où elle hésiterait à s’asseoir, elle a compris qu’elle allait prendre une décision, comme une signature en bas d’un contrat qu’il serait difficile de rompre et dont elle aurait par avance accepté toutes les clauses, signé tous les avenants qui n’étaient pas encore écrits mais dont elle sentait que chaque mouvement représentait des pages entières noircies d’obligations.

Et tout ce que je peux vous dire, elle a repris, c’est ce qui nous étouffe quelquefois, ce n’est pas la panique de l’instant plutôt la vue qu’on a soudain sur son propre futur.


Extrait P92

Quoi, personne ne sait quoi ?

C’est à ce moment qu’Hélène a compris qu’il ne parlait pas de la même chose, c’est-à-dire que Max, oui, avait encaissé que sa fille travaille comme serveuse pour Franck Bellec, mais rien de plus, il ne savait rien de plus, ne soupçonnait rien de plus, n’imaginait rien de plus, comme si quelquefois certaines choses, on avait les moyens de les conserver ensevelies et invisibles. Mais elle n’a pas eu besoin d’en dire plus, Hélène, parce que sous son crâne il venait de faire le tour des possibles et que parmi ces possibles, bien sûr, il y avait le pire d’entre eux.


Extrait P117

Elle a tourné la tête vers son père, elle n’était pas sûre d’avoir bien entendu, dans le triangle qui se dessinait de sa place à lui vers l’écran de télévisions et puis de l’écran vers elle assise près du lit, comme aussi bien une balle de revolver aurait rebondi sur l’écran et dans l’angle aigu de l’impact serait venue se loger directement en elle, quelque part entre le tympan et le cerveau. Lui, dans ces quatre mots, « Tu vas le revoir ? », allongé sans force sur un lit d’hôpital, il était parvenu à faire tenir dedans tout ce qu’il savait, tout ce qu’il semblait avoir toujours su et conservé si longtemps dans un coffre-fort que soudain il ouvrait et déposait devant elle d’une seule charge qui menaçait d’exploser – ni colère ni cynisme mais juste sa manière à lui maintenant de lui dire, hors de toute folie, calme et sans excès, sans mesurer que jamais de sa vie il n’avait frappé aussi fort sur un ring. Et maintenant elle se demandait depuis quand, oui, depuis quand il savait, depuis quand il avait compris, dès lors que dans ces quatre mots s’éclairaient tous les événements des derniers jours, à commencer par cette défaite qu’elle comprenait trop bien.


Extrait P 117

Et en un sens il avait raison, qu’en même temps qu’on le traiterait sans doute, lui, Le Bars, de salopard, on ne pourrait s’empêcher de la traiter, elle, de pute, et qu’en le disant chacun ferait pencher la balance du côté des forces de la nature, c’est-à-dire le fardeau du désir des hommes impossibles à rassasier, et la mesquinerie des femmes à en profiter. Du moins ce sont des choses comme ça qu’il faudrait défier à la barre d’un tribunal – des choses inaudibles en somme, a dit l’avocat.



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