top of page

La fille qui brûle - Claire Messud

  • Photo du rédacteur: deslivresetmoi72
    deslivresetmoi72
  • 11 août 2019
  • 6 min de lecture

Dernière mise à jour : 5 janv. 2020


Adolescence, amitié, Etats-Unis, fragilité, éducation, confiance et trahison, mensonge et vérité :

voici selon moi les mots qui « résument » ce roman.

Julia et Cassie sont deux jeunes filles, plus tout à fait enfants, pas encore vraiment ados et elles sont « meilleures amies du monde pour toute la vie », comme on dit à cet âge-là ! Dans une petite ville du Massachussetts, elles vont à l’école ensemble, se retrouvent chez l’une ou chez l’autre pour faire des gâteaux, partager des goûters, des fous-rires, se déguiser, jouer à « et si on était … ? ». Julia vit dans une famille unie et assez privilégiée : son père est dentiste, sa mère travaille. Cassie vit seule avec sa mère qui est infirmière, elle ne connaît pas son père qui est mort dans un accident de la route. Sa maison est un peu à l’écart, en bordure d’une épaisse forêt qui est présentée comme sombre et inquiétante.

Le récit de leur amitié commence pendant les vacances d’été qui sont marquées par un incident : Cassie se fait déchiqueter la main par un chien dans un refuge où les deux filles sont bénévoles. Elle a enfreint le règlement et un molosse s’est jeté sur elle. Heureusement, après des soins appropriés, elle retrouve sans séquelle l’usage de sa main. C’est en fait l’élément déclencheur qui va influer sur le reste de leur vie.

Désœuvrées après cet accident, elles explorent en cachette de leurs parents un ancien asile désaffecté. Pour elles, c’est une aventure majeure, un secret qui les relie et qu’elles sont seules à détenir. Quand vient la rentrée au collège, les deux filles s’éloignent irrémédiablement, sans vraie dispute, sans décision consciente de l’une ou de l’autre. Julia en est peinée, mais elle ne reconnaît plus son amie qui se tourne vers d’autres amies plus « branchées ». Julia continue sue la route tracée pour elle : bonne élève, réussite scolaire, comportement sage et posé, confiance en elle et en son avenir. Quant à Cassie, elle sort de plus en plus, se fait remarquer dans les fêtes, enchaîne les flirts. Elle ne rejette pas Julia mais les deux filles ne partagent plus grand-chose. Derrière ses airs faussement gais, Cassie se révèle fragile, déstabilisée, perdue, sans repère fiable. C’est aussi le moment ou Bev, la mère de Cassie, lui « impose » un beau-père, le médecin qui lui a soigné la main ! Cassie ne l’apprécie pas et ne supporte pas que sa mère se range aux principes éducatifs de son compagnon. Elle se réfugie en idéalisant son père et peu à peu s’imagine que sa mère lui a menti et que son père est vivant…Un jour, après une énième dispute, elle part, décidée à retrouver ce père. A partir de là, le talent de Claire Messud est de nous perdre : on ne sait plus où est le vrai : le père est-il mort ou vivant ? La mère est-elle sincère et perdue face à la crise d’ado de sa fille ou est-elle manipulatrice, malveillante et affabulatrice ?

C’est une histoire prenante et riche, sur le vaste thème de la construction de soi à l’adolescence, au moment où tout semble possible et où les choix faits peuvent sceller un destin. L’auteure nous pose avec intelligence et subtilité la question du déterminisme social et familial. Elle interroge aussi chacun sur la perception de « sa » vérité dans des situations variées.


Extraits


Selon l’endroit d’où l’on part, l’histoire est différente : qui sont les bons, qui sont les méchants, ce que tout cela signifie. Chacun de nous donne à ses récits un tour conforme à l’idée qu’il se fait de lui-même. Je peux partir du moment où Cassie et moi sommes devenues les meilleures amies du monde, ou bien de celui où nous ne l’avons plus été ; à moins de commencer par la noirceur de la fin et de remonter le temps.

Me trouver dans cette ruine avec Cassie faisait naître un sentiment très particulier, que je n’ai éprouvé nulle part ailleurs. Si jamais je l’éprouve à nouveau, je le reconnaîtrai aussitôt, comme un parfum longtemps oublié, et cet après-midi-là et les suivants me reviendront avec une intensité viscérale. Bonnybrook représentait à la fois l’expérience la plus invraisemblable et la plus marquante de notre vie jusqu’alors, et un rêve – un rêve que Cassie et moi faisions miraculeusement en tandem, partageant les sensations, les sons, les émotions. L’asile, assombri par la trace de ses différents passés, nous titillait, nous effrayait même à cause de ses silences, mais ce partage nous rassurait. Être à Bonnybrook, c’était comme être en même temps dans la tête de Cassie et dans la mienne, comme si nous avions un seul esprit et pouvions en explorer les limites ensemble, inventant des histoires et nous transformant à notre guise.



Mieux valait considérer que les gens sains d’esprit étaient sains d’esprit et que les fous étaient fous, afin de pouvoir dresser un mur entre ces deux catégories et les maintenir séparées – une séparation claire et nette. Sans cela, que devenaient les dingues ? Où étaient passées ces folles ? Étaient-elles parmi nous ? Étaient-elles nous ?



Nous étions passées de l’autre côté du miroir, dans un monde d’amitié feinte où Cassie me faisait un grand sourire dès qu’elle m’apercevait – mais pas trop grand quand même, voyez-vous. Comme une parodie de son ancien sourire ; moi aussi je souriais, même si j’avais l’impression de faire la grimace et savais que personne autour de nous n’était dupe, surtout pas Cassie.



Cet automne-là, avec le Poison, elle est entrée à toute vitesse dans un monde différent, plus adulte que le mien, un monde où elle n’offrait pas le même visage à chacun. Avec moi elle se sentait peut-être prise au piège, comme si elle avait grandi trop vite pour moi. De mon côté j’avais l’impression de trop bien la connaître, comme si je voyais trop clair en elle, alors qu’elle n’avait plus envie qu’on sache qui elle était : elle voulait endosser un nouveau rôle et ne souhaitait pas qu’on lui rappelle qu’il n’était pas pour elle.



Amusant, l’effet que peut avoir le passage du temps : chaque jour une goutte d’eau tombe, et sur la roche juste en dessous se forme à notre insu une concrétion calcaire. À la fin du printemps, je ne pensais pas trop à Cassie. Ce n’était pas que je ne la voyais jamais, mais on ne traînait plus ensemble. Peter Oundle était devenu mon ami plutôt que son petit ami, et si le ratage de leur histoire d’amour en était la raison, alors j’en remerciais Cassie.



Avec quelqu’un qu’on a toujours connu et aimé sans réfléchir, on a l’étrange impression de tout savoir et de ne rien savoir à la fois.



Je ne voulais pas, ne pouvais pas faire un geste significatif. Ma fierté en dépendait. Il aurait fallu que Cassie, elle, fasse un effort, un effort suffisant pour apparaître ouvertement vulnérable, pour risquer ma vengeance. Je veux croire que je ne l’aurais pas repoussée, mais peut-être que si. Peut-être aurais-je éprouvé le besoin d’exercer mon pouvoir, si j’en avais eu l’occasion. Mais elle ne me l’a pas donnée.



Il faut imaginer à quel point les certitudes de Cassie avaient été ébranlées, et cela bien avant qu’elle n’aille frapper à la porte d’Arthur Burns. La réalité était devenue fuyante. Des faits qu’elle pensait connaître depuis toujours se désintégraient, ou semblaient se désintégrer. Elle ne se fiait plus à rien de ce qu’elle avait cru vrai, mais avait conscience qu’elle pouvait se tromper, que Bev ne lui avait peut-être jamais menti, que son père avait bel et bien pu mourir sur l’autoroute à la sortie de Boston en cette lointaine soirée.



Là seulement, délivrée de son moi de chair et d’os, source de tous les péchés, Cassie aurait pu être immortalisée, portée aux nues, dûment idéalisée et béatifiée. Si elle avait été assassinée, nous nous serions souvenus d’elle comme de la douce Cassie, la Cassie blessée, négligée, la belle Cassie aux yeux d’azur et aux cheveux d’une blancheur lumineuse, une Cassie purifiée par la souffrance. Toute la ville de Royston l’aurait adoptée et absoute. Mais parce qu’elle n’avait pas « rencontré son destin », comme dit le proverbe, personne ne savait que faire d’elle, de son image – « une gamine perturbée », a murmuré avec tristesse Mildred Bell derrière sa caisse, dans sa grande bonté – et après quelques semaines vibrantes, pleines de perplexité et d’absurdités, tout le monde s’est simplement détourné d’elle. […] Pour l’essentiel, c’était comme sur Instagram : on changeait de page ; Cassie n’apparaissait plus sur l’écran.



Comment aurais-je pu expliquer que, pour moi, tout est jeu, tout est théâtre ? Chacun de nous revêt son costume de scène, son masque, et fait semblant. Nous prenons le vaste tourbillon insaisissable et infini d’événements et d’émotions qui nous entoure, dans lequel nous sommes immergés, et nous en faisons un récit simplifié, une histoire simple que nous présentons comme une vérité.

Comments


bottom of page