La foudre _ Pierric Bailly
- deslivresetmoi72

- 5 oct.
- 13 min de lecture

J’ai beaucoup aimé ce roman conseillé par une amie grande lectrice. Je l’ai trouvé original par son propos et moderne par les points de vue des personnages sur les grands sujets de la société actuelle : vie privée et vie professionnelle, relations amoureuses et amicales, conscience des problématiques liées à l’environnement et aux changements climatiques. L’écriture est très agréable, fluide et l’auteur nous embarque très vite au cœur de son récit.
Julien, alias John, approche de la quarantaine, vit au cœur du Jura, entre saisonnier dans les stations de ski l’hiver et berger l’été. Il est en couple avec Héloïse, professeur, et ils ont le projet de partir vivre à La Réunion. Une coupure de journal lue par hasard dans la cabane où il loge l’été va tout bouleverser : il apprend qu’un ami de ses années de lycée est accusé de meurtre. Cet ami, Alexandre exerçait sur lui une certaine fascination. Curieux, intrigué, il reprend contact avec Nadia, la femme d’Alexandre. Entre eux, les échanges se multiplient, il la soutient, la conseille : elle est heureuse d’échapper un peu à toutes les difficultés liées à l’incarcération et au procès à venir de son mari, père de leurs deux enfants en bas âge. Peu à peu, des sentiments apparaissent et, telle la foudre qui embrase tout, ils vont bouleverser la vie de tous les protagonistes.
J’ai beaucoup aimé les descriptions du Jura, de la vie de berger et le choix de l’auteur de créer des personnages assez ambivalents : aucun n’est le vrai gentil ni le vrai méchant…tous ont leurs failles et font des choix discutables qu’ils assument plus ou moins. J’ai un peu moins aimé la fin, dans la partie consacrée au retour d’Alexandre après son incarcération : les situations m’ont alors semblé plus artificielles. Mais l’impression d’ensemble reste très positive et c’est un roman que je n’hésite pas à conseiller autour de moi.
Extrait page 9
Ces deux éléments, Alexandre d’un côté et ce geste barbare de l’autre, sont impossibles à associer.Assassiné à coup de planche…Cette violence est tellement loin du souvenir que j’ai de lui. Sur l’unique photo que je trouve en ligne, il est, je ne sais pas comment dire, serein, normal, lui-même. Il n’a pas l’air de s’être transformé en un dangereux sociopathe.
Extrait page 15
… je me mets à douter d’avoir bien noté son numéro. Puis à me demander si je ne l’aurais pas effacé le soir même, j’en aurais été capable. Le suspense est vite rompu : Bonnin Nadia, 06 32, etc. Comme quoi, je suis plus fiable que je le pensais.Dans la cuisine du chalet se trouve accrochée au mur une photo de mon grand-père quand il avait douze ans, une photo en noir et blanc où il est seul au milieu des vaches, à quelques kilomètres d’ici. Je l’interroge d’un léger coup de tête en avant : Qu’est-ce que tu ferais à ma place, John ? Je me marre en l’entendant grommeler : Roh mais vingt dieux, bah oui, allez, appelle !
Extrait page 22
Incapable de draguer, pas séducteur pour un sou, je préférais mourir que d’avouer mes sentiments. Fierté de merde. Au lycée, j’étais toujours aussi coincé. En seconde, j’ai fait croire à tout le monde que j’avais une copine dans le village de mes grands-parents. Je l’ai d’abord annoncé à Luc et Martin, et j’ai maintenu le bobard auprès de mes nouvelles amies. J’avais l’impression que ça me grandissait à leurs yeux, et je crois que ça marchait.
Extrait page 39.
… elle ne sait rien de mon année de terminale, du retour d’Alexandre et de ses conséquences, et rien non plus de l’influence qu’il a eue sur moi pendant les années qui ont suivi. Je n’ai jamais ressenti le besoin de lui en parler, et je ne suis pas sûr que cela soit une bonne idée de le faire maintenant. Je préfère garder ça pour moi. Par pudeur. Par superstition – peur qu’en révélant ma recette, ses effets disparaissent. Et il y a peut-être aussi un brin de honte.
Extrait page 40
C’est l’isolement. C’est la contrepartie de la solitude. Je vis ça chaque année à mon retour dans la vallée. Tout va trop vite autour de moi. Je n’y arrive plus. Je n’ai plus l’habitude. Je ne sais plus communiquer. Je ne sais plus vivre avec les autres.
Extrait page 52
C’est souvent comme ça. Quand je suis trop engagé dans ce que je fais, je n’ai pas envie de partir. C’est toujours entre deux saisons, quand je ne bosse pas, que l’extérieur et la nouveauté se montrent les plus attractifs. C’est toujours quand je ne vis pas vraiment que je veux changer de vie.Mais ça ne dure pas, encore une fois ça ne dure pas.
Extrait page 55
Le problème c’est qu’il ne s’agit pas d’une simple idée. Ce n’est pas dans ma tête. Ce n’est pas une idée noire. Ce n’est pas comme si je faisais des crises d’angoisse. Non, c’est ma vie. C’est la réalité de ma vie en ce moment. Tout me ramène à ça. Toute ma vie tourne autour de ça.
Extrait page 62
Non mais vraiment, je me suis dit en venant qu’il fallait que je fasse attention à ne pas être trop noire, que sinon tu ne voudrais plus me voir, toi non plus… J’essaie d’arrêter de tourner en rond, même avec ma mère, j’essaie de parler d’autre chose avec les quelques personnes que j’ai encore autour de moi. Parfois je me dis que je ne suis pas à plaindre. Quand je pense à Cyprien, à sa famille, je trouve ça presque indécent de pleurnicher sur mon sort. Mais si je pense à eux, ça me déprime encore plus. C’est un cercle vicieux. Il faut arrêter de penser à eux. C’est ce que je passe mon temps à dire à Alexandre. Faut penser à nous. Faut penser à autre chose.
Extrait page 65
Au début il ne parlait pas, il ne disait presque rien. Moi j’étais dans une sorte de torpeur. Je ne voulais pas voir ce qui nous arrivait. Je suis nostalgique de ce moment-là, c’est fou. Mon cerveau tournait au ralenti pendant les deux ou trois premières semaines. Je ne voulais pas savoir, je ne voulais pas qu’on me dise ce qui allait se passer. Alexandre ne disait rien et ça m’allait bien. J’allais le voir en prison, à Corbas, c’était surréaliste, mon mec en taule, mon mec a tué un homme, j’attendais de me réveiller, ça ne pouvait pas être vrai, je ne voulais pas y croire.
Extrait page 66
« Les enfants de Cyprien n’auront même pas la chance de naître, eux…” Et cette idée le bousille. Il me fait peur. Il me fout vraiment les jetons, Julien. Tous les matins j’ai peur d’avoir un appel de la pénitentiaire pour m’annoncer qu’il s’est pendu. Le seul point qui me rassure, c’est qu’il veut payer. Il veut assumer son geste et il veut payer. Il ne peut pas mourir puisque de toute façon ça ne changerait rien, ça ne ressusciterait pas Cyprien. Mais il ne pense pas à lui, il ne pense pas à nous, à ses enfants, à sa famille, il ne pense qu’à l’autre. Aux enfants de l’autre. Et aux enfants des enfants de l’autre. Tu peux aller loin comme ça.
[…]
Cette soi-disant honnêteté, ça l’emmène trop loin. Faut qu’il arrête avec ce truc de l’honnêteté, l’honnêteté à tout va, l’honnêteté partout. L’autre jour il s’est mis à péter un plomb à propos de l’avocat, il s’est mis à comparer l’avocat à un publicitaire : “C’est un truqueur, un faussaire, il ne cherche pas à défendre son idée profonde de la vérité mais à la contourner, à la noyer, il n’est au service que de son client, tout son boulot réside dans le fait d’anticiper les réactions des jurés, c’est du marketing, ni plus ni moins.” Non mais t’imagines. Il passe en procès dans huit mois, et voilà ce qu’il pense de son avocat.
Extrait page 96
Un conflit s’ouvrait, et j’avais l’occasion de l’empêcher de grossir, et je l’ai laissé grossir, j’ai tout fait pour qu’il grossisse. Je ne sais pas exactement ce que j’ai donné à voir, on ne maîtrise pas son image dans ces moments-là, j’ai dû m’emporter, j’ai dû en faire trop. J’ai dû être piqué par certaines de leurs répliques, et à mon tour les trouver excessives et m’énerver encore plus. Le genre de situation où on a du mal à retrouver son calme, alors on s’accroche à sa rage et on s’enfonce. Je me suis enfoncé bien comme il faut.À partir de là, j’ai fait d’Alexandre mon ennemi.
Extrait page 104
Oh, je ne l’avais pas totalement oublié durant toutes ces années, il occupait parfois mes pensées, et je lui en voulais toujours. À cause de cette histoire qui s’était si mal terminée au lycée, je me méfiais des groupes déjà constitués. À cause de lui, je me méfiais des beaux parleurs, des types qui paraissaient trop bien dans leurs pompes, trop détendus, et il y en avait un paquet à la fac. J’ai dû me tromper, de temps en temps...
Extrait page 110
Malgré ce que j’apprenais d’Alexandre, je ne reniais pas l’enseignement de mon grand-père. Il me touchait toujours autant. Il me touchait d’une autre manière. Alexandre m’adoucissait ; John me réveillait. Alexandre venait tempérer John ; John venait bousculer Alexandre. Je l’aimais tellement, mon vieux John. Je lui pardonnais tout ou presque. Ses faiblesses, ses fautes, ses manques. Sa lourdeur, sa vulnérabilité. Même sa bêtise m’inspirait de la tendresse. John était un homme généreux et cabossé, un homme brutal et attentionné, un homme imparfait. Alexandre – ou cette version détournée, cet avatar que je m’étais fabriqué pour mon propre usage –, lui, c’était l’homme parfait.J’essayais de composer avec ces deux figures a priori antagonistes, le vieux guide et le nouveau maître à penser. Elles ne me semblaient pas si difficiles à associer. Elles s’entendaient même assez bien.
Extrait page 136
Je dévale le col en direction de Mijoux au volant de mon Berlingo avec mes deux chiens dans le coffre et je prends conscience de tout ce que je viens de perdre. Jusqu’à maintenant, je ne voulais pas y penser. De même que je n’arrive pas à anticiper ce qui m’attend là-bas, j’ai longtemps évité de me confronter à ce que ça impliquait d’abandonner ici. Le chalet, les brebis d’Anne-Marie, les patous, l’appartement de Bellegarde, désormais plus rien de tout ça n’existe pour moi.
Extrait page 164
Alexandre est questionné sur ce projet de centre de soins pour animaux. Il prend un air dépité en se levant : « Tout ça appartient à une autre vie. Ma vie d’avant, d’avant cette nuit d’effroi dont je n’arrive pas à m’extirper. Cette nuit continue pour moi et je n’en vois pas la fin. Je me demande si j’en sortirai un jour. J’essaie de m’accrocher à quelques souvenirs. Nos derniers moments tous les quatre. Lila qui venait de naître, Elliot l’aîné, Nadia ma compagne.
Extrait page 167
Je suis tout étourdi quand je sors du palais de justice pour la pause de midi. J’ai la tête qui chauffe, besoin de calme et de silence. Je pense aux jurés, à la présidente, aux avocats, et je me demande comment ils font pour se soulager de ces journées aussi remplies. Est-ce qu’ils ont des espaces pour souffler ? Est-ce qu’ils arrivent à se relâcher ? Ou peut-être qu’ils n’en ont pas besoin, pas autant que moi. Peut-être qu’ils sont plus solides et qu’ils réussissent à conserver le même état de concentration pendant toute la durée du procès. Peut-être aussi qu’ils sont moins affectés, moins tendus que moi. Ils ont pourtant une immense responsabilité, que je n’ai pas.
Extrait page 175
Ils n’ont à juger ni un robot, ni un animal, ni un personnage mythologique. Ce serait beaucoup plus simple.Je n’aimerais pas être à leur place, mais j’aimerais bien filer un coup de main à Alexandre. J’aimerais prendre sa défense, dire le bien qu’il m’a fait, même involontairement. Car il est en effet à l’origine de ce petit guide imaginaire qui m’accompagne depuis une dizaine d’années. Tout ce que j’ai vu de lui ces deux jours m’a rassuré sur ce point. Il est certes redevenu humain à mes yeux, mais il a conservé toutes ses qualités. Il n’a pas beaucoup changé, dans le fond. Il a tué un homme, mais il ne l’a pas fait exprès. C’est vite expédié, je l’admets. C’est mon avis personnel. Comment disait l’avocate générale ? Mon intime conviction. J’aimerais pouvoir l’aider, lui rendre un peu de ce qu’il m’a transmis, et je ne sais pas quoi faire.Je ne peux pas faire grand-chose.
Extrait page 182
On ne peut pas résumer la vie d’un homme à un seul acte. La condamnation demandée par le parquet est beaucoup trop importante étant donné la personnalité de l’accusé. Un simple coup, c’est cent trente-cinq euros d’amende. Dans le mécanisme du résultat, on passe à huit ans de prison. Si la personne tombe, heurte le pare-chocs d’une voiture ou la tranche du trottoir, l’auteur du coup se retrouve aux assises. J’aimerais m’attarder sur cet espace immaîtrisable de celui qui porte les coups. Nous sommes en présence de l’une des seules infractions où son auteur ne maîtrise pas la qualification pénale. Évidemment, M. Perrin n’a pas voulu la mort de M. Delorme. Il y a une part de fatalité qui est propre à ce type de situation, et c’est ça que vous avez à juger.
Extrait page 198
Elle voulait que je me sente bien en arrivant. Elle sait que ce projet est avant tout le sien et elle redoute que je le vive comme un parachutage artificiel et que la greffe ne prenne pas, mais pour l’instant, ce que je donne à voir la rassure.Elle croit à mon enthousiasme. Je fais tout pour l’en convaincre. Rien de très sorcier. Un mot gentil quand on se retrouve. Le sourire en toute circonstance.
[…]Et je me suis déjà rendu compte de ça, lorsque je suis tracassé, en général on me trouve apaisé.Je veux croire qu’à force d’acharnement cette fausse sérénité finisse par devenir authentique. J’essaie de me persuader que ma vie est formidable. Je prends des tonnes de photos avec mon nouveau téléphone, comme pour créer des preuves concrètes de ce bonheur auquel je ne devrais pas avoir le droit de me soustraire. Je m’en veux de ne pas me sentir aussi bien que je le devrais.
Extrait page 199
Je me calfeutre, je badigeonne, j’enduis, je maquille, je me maquille, je me poudre, en espérant me réveiller un jour en collant à l’image que les autres se font de moi. Un personnage de fiction avec ses quelques traits bien définis. Un mec ouvert, un mec tranquille, un mec cool, pas compliqué, qui profite de la vie. Un mec sans souci, sans contrariété. Un mec à l’esprit léger. Un mec qui ne rumine pas, qui n’en veut à personne. Ah, si vous saviez.
Extrait page 240
chaque lieu me renvoyait aux histoires de mon grand-père, aux souvenirs de sa jeunesse à lui avec son père éleveur, au travail qui à cette époque était d’une dureté inimaginable et à mes ancêtres dont je me suis toujours figuré le profil sec et rugueux taillé à la hachette dans une bille non pas d’épicéa ou de sapin mais de chêne ou de hêtre, un bois coriace. Et puis le présent s’est imposé, ce qu’on partageait avec Héloïse a recouvert les images sépia et les grognements du vieux John. Et le phénomène se reproduit aujourd’hui avec Nadia. Après quelques sorties, d’autres repères et d’autres habitudes s’installent, une autre relation avec la montagne se développe. Comme quoi il n’est peut-être pas nécessaire de faire le tour du monde, puisque c’est à chaque fois une nouvelle histoire qui s’invente.
Extrait page 245
Mais si j’étais resté le petit con de la fin du lycée, elle ne m’accorderait aucune attention.Je me demande si ce qu’elle aime aujourd’hui chez moi, ce n’est pas seulement le reflet que je lui renvoie d’Alexandre. Et c’est finalement logique qu’en son absence contrainte, elle choisisse son principal, peut-être son unique disciple pour le remplacer.J’essaie de penser à ce qui peut nous distinguer, et, tant qu’à faire, je pense aux différences qui jouent en ma faveur. Je me cherche des qualités. Quelle pourrait être – l’expression est affreuse – ma valeur ajoutée ? Je n’ai tué personne.La première idée qui me vient.Ce n’est pas moi qui ai tué, j’ai le beau rôle.Je suis arrivé après le drame, après le meurtre, comme il veut qu’on dise.
[…] Elle me dit qu’elle est heureuse quand on est tous les deux, et qu’elle est amoureuse. De là à dire que lorsqu’elle est avec moi, elle est uniquement avec moi, c’est évidemment un peu simpliste. C’est impossible. Mais elle ne me considère ni de près ni de loin comme un duplicata, un pastiche, une contrefaçon ou une caricature d’Alexandre. J’ai l’air au contraire de l’en détourner, de l’en distraire.Pourtant, il est toujours là.Il n’y a rien à faire, il me colle aux basques. Et c’est bien normal, puisque depuis deux ans je lis ses livres, je plonge mes yeux dans ses jumelles de compét, je m’occupe de ses enfants, je couche avec la femme de sa vie. J’ai pris sa place. Comme s’il était mort et que Nadia s’était reconstruite avec un autre.Sauf qu’il n’est pas mort.
Extrait page 256
Ça fait pourtant plus de deux ans qu’on est ensemble. Mais la passion des premiers temps, dont on dit qu’elle ne dure que quelques semaines ou quelques mois, ne s’est toujours pas dissipée.C’est peut-être justement l’incertitude, l’idée du couperet, qui me rend aussi animé et vibrant. Notre histoire serait d’autant plus intense qu’elle est extrêmement fragile.
Extrait page 262
ils voulaient un lieu neutre et paisible pour qu’on se retrouve. C’était une bonne idée, ça m’a fait du bien, mais tous ces inconnus qui me souriaient et qui me prenaient pour un des leurs, c’est-à-dire pour un brave père de famille en vacances, c’était dur à accepter. J’avais l’impression de mentir à tout le monde, j’avais l’impression de m’être évadé de taule et de jouer le type normal alors que je ne suis pas un type normal. Quand tu sors de cinq ans de taule, et avec tout ce que j’ai enduré, tu n’es pas quelqu’un de normal. Je crois que je ne serai plus jamais quelqu’un de normal.
Extrait page 271
Comme partout, depuis toujours, le sujet est sensible. Le loup était clairement une menace pour le troupeau lors des deux étés que j’ai passés avec Pierre dans le Mercantour, et Pierre a procédé à plusieurs tirs d’effarouchement. Je ne milite pas pour l’éradication de l’espèce, loin de là, je pense simplement que les éleveurs doivent pouvoir se défendre. Si je me remettais à garder des troupeaux, je passerais le permis de chasse pour être autorisé à avoir un fusil. Je crois que j’aurais du mal à tirer sur une bête, mais je supporterais tout aussi difficilement de trouver mes brebis saignées au petit matin.Le boulot me manque. La montagne au quotidien me manque. La vie dans un de ces chalets en pierre, à l’opposé de mon petit appart aseptisé. Cela fait trois ans que je n’ai plus gardé de troupeau. J’ai conscience de m’être un peu oublié professionnellement. Parce que je voulais être le plus disponible possible pour Nadia. Je n’arrivais à rien planifier, je ne savais pas où on allait – je ne le sais guère plus aujourd’hui –, mais je commence à en avoir ma claque de ces journées à remplir des caisses de montres à plusieurs milliers de francs suisses pour de riches Saoudiens ou des gouverneurs californiens. Je gagne bien ma vie, je mets de l’argent de côté, mais dans quel but ? Je commence à en avoir ma claque de cette situation bizarre, de cette situation qui n’avance pas, en tout cas pas dans le sens que je souhaiterais.
Extrait page 290
Les dernières semaines sont insoutenables. Que dire des derniers jours. Je repense à un film sur un condamné à mort où on le voit la veille de son exécution, dans ses derniers instants de vie. On sait que le lendemain il passera sur la chaise électrique et ça révolte, ça rend fou. On finit par souhaiter que le temps s’accélère, on voudrait avoir dépassé ce moment fatidique, avoir basculé dans l’état qui suit. On croit que la certitude du manque sera toujours plus vivable que l’angoisse de l’attente.
Extrait page 302
Une drôle de vie ? Oh, je n’en sais rien. Vue de l’extérieur, peut-être, mais je ne me dis jamais ça le matin en me réveillant – avant le lever du soleil, pourtant. Certains considèrent que je n’ai pas de patron, je leur réponds que mon patron c’est les brebis. Certains envient l’apparente liberté, la vie au grand air, parfois j’ai même l’impression que tout le monde aujourd’hui voudrait être berger. Ces deux dernières années j’ai accueilli des ados pour leur stage de troisième, je n’ai pas voulu les dégoûter mais je ne leur ai pas caché que le boulot est dur, qu’il implique un engagement total, qu’il faut aimer les bêtes, qu’il faut être passionné.




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