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La jurée - Claire Jéhanno

  • Photo du rédacteur: deslivresetmoi72
    deslivresetmoi72
  • 17 août 2023
  • 10 min de lecture

Livre mis en avant dans ma librairie habituelle, avec la recommandation d’une libraire dont je sais que nos « coups de cœur » coïncident souvent. Je n’avais pas entendu parler du livre, mais le thème, la quatrième de couverture et le commentaire de la libraire m’ont convaincue. J’ai ADORÉ ce roman lu en quelques jours (l’avantage des vacances !)

Anna, jeune femme de 31 ans, professeur de français en collège, est tirée au sort pour être jurée aux Assises, dans un procès impliquant un jeune couple accusé du meurtre d’une grand-tante. Le procès se déroule, avec ses tensions, les versions contradictoires des différents témoins, l’analyse psychologique des personnalités des accusés… Pour chacun des jurés, et pour Anna, il faut se forger une intime conviction et se positionner pour décider du destin de ce couple. Cette responsabilité est vertigineuse, quand il manque les preuves intangibles… Au cours de cette semaine, à cause, ou grâce à ce procès, Anna replonge aussi dans des souvenirs d’enfance et fait ressurgir un drame non élucidé qui a touché sa famille.

Le roman est très bien écrit, je me suis tout de suite sentie proche d’Anna, de ses questionnements, de ses contradictions, de sa conscience aiguë de la responsabilité donnée par ce rôle de jurée. Les chapitres alternent entre les étapes du procès et le retour d’Anna à la « vie quotidienne » et à ses souvenirs, liés à ceux de sa sœur Max, personnage secondaire et essentiel au roman ! Les deux « affaires », celle du procès et celle qui a marqué son enfance se font écho et la fin m’a surprise ! J’ai vraiment eu un coup de cœur pour ce roman et le conseille depuis autour de moi avec enthousiasme ! Claire Jéhanno excelle dans la description des réflexions, et dans la précision de la psychologie de ses personnages, mettant en avant leur mode de pensée, tout en montrant aussi ce qu’ils projettent vers les autres, comment ils sont perçus. Et, finalement, le récit du procès et celui de l’histoire personnelle d’Anna ont en commun la complexité des liens familiaux et l’impact des non-dits dans les relations.


Extrait P 18

Une fois tous les jurés réunis dans la salle, la présidente frappe deux fois des ses mains pour demander le silence. Elle a le teint chiffonné des gens qui travaillent trop et l’éclat de ceux qui adorent ça. Ses yeux verts entourés de ridules, son ton formel, presque impérieux, disent autant son autorité que sa bienveillance. Cela fait deux ans qu’elle préside la cour d’assises de Chartres.

[…]

- Il ne s’agit pas seulement d’étudier des actes. Pour juger, il faut comprendre une personne, deux personnes en l’occurrence, dans cette affaire. Dans les jours à venir, il y aura donc des moments intimes, délicats, éprouvants. Le temps vous paraîtra à la fois immensément long et terriblement court, mais c’est une chance, que dis-je, un privilège, de la cour d’assises de réunir ainsi professionnels et jury populaire pour juger un crime. Considérez votre fonction comme l’un des rouages essentiels de la démocratie.

Cinq jours de procès à raison de dix heures par jour, cela offre cinquante heures pour décider de l’avenir de deux personnes ? Personne ne voudrait que sa vie soit suspendue à un lambeau de temps si ramassé. Encore moins quand il repose en grande partie sur la considération de débutants.


Extrait P26

L’accusé se frotte la nuque, se rapproche du micro, lève enfin la tête. Les cheveux rasés, les sourcils arqués – l’un est anormalement blanc, l’autre, blond foncé, bien fourni-, une fossette dans le creux de la joue. Je ne peux pas m’empêcher de penser que Frédéric Gagneron n’a pas la physionomie d’un criminel.

A l’adolescence, il était sûrement le genre de longue tige dont on repère la nonchalance depuis l’autre côté de la cour du lycée. Comme mes élèves, il traînait, les poches de jean déformées, un sourire flottant sur ses lèvres fines. Il checkait les copains, embrassait les filles sur les deux joues, adressait un grand signe à une prof qu’il adorait et qui le lui rendait bien. Aujourd’hui encore, malgré les policiers qui l’encadrent, il trimballe cette même sympathie.


Extrait P 50

J’avais compris que la femme aux cheveux gris risquait d’être envahissante, mais j’espérais qu’elle ferait preuve de plus de subtilité. Dans un groupe, il y a toujours les gros sabots qui piétinent les autres. Pourtant, dans un contexte aussi délicat, elle pourrait avancer sur la pointe des pieds, d’autant que Côme ne semble pas du tout à l’aise.

- On croit que c’est simple de juger un viol, répond Laurence à sa place. D’un côté, il y a une victime qui n’a aucune raison de mentir, et de l’autre l’accusé qui tente ce qu’il peut pour se défendre. On se dit que ça va aller. En réalité, c’est un carnage.

Au milieu du brouhaha de la brasserie, nous l’écoutons tous, même Jean-Luc et Hervé, qui ont fini de vider la corbeille à peine.

- J’en ai fait des cauchemars toute la semaine, poursuit Laurence, et c’était pire la veille du délibéré. Je ne savais plus quoi penser. Je n’arrivais pas à croire que j’allais voter pour envoyer ou non un type en prison. On a mis quatre heures à se mettre d’accord. Ce matin, je croisais les doigts pour ne pas être tirée au sort à nouveau. Je n’ai jamais autant rêvé d’être au bureau… Eh bien, c’est raté ! J’espère qu’à mon retour personne ne me demandera comment se sont passées mes vacances, ajoute-t-elle en grimaçant.

Comme accrochée à un os, Marjolaine ne lâche pas pour autant.

- C’est une histoire de famille ? Qui était accusé ?

- C’était un drame familial. Des vies détruites. Pas seulement la victime, sa mère aussi, qui n’a rien vu apparemment. Sa sœur, qui y a échappé de peu. Ou peut-être pas, en fait. On ne saura jamais. Les faits dataient de plus de dix ans, mais la douleur était encore à vif.

- L’accusé a pris combien ?

- Tu demandes ça comme si c’était une évidence, intervient Côme. Comme si l’accusé avait forcément été condamné. Mais tu verras, dans un procès, il y a plusieurs vérités.

Laurence complète, l’air sombre :

- Il a été condamné à sept ans.


Extrait P73

On a parfois des difficultés à s’entendre, elle et moi. Dans tous les sens du terme. Elle dit rose, je dis noir, et entre les deux on a oublié qu’il s’agissait de choisir entre un T-shirt bleu et un T-shirt vert.

On a aussi du mal à se parler. Je sais que je devrais lui raconter pour Marjolaine, pour l’angoisse qui monte en moi, ces regards dont la portée a changé, l’impression d’être épiée, Aurore qui nous fait un signe à travers les années, mais je me persuade que ce n’est pas le bon moment. Toutes les deux, on est restées coincées dans le cadre imposé par notre mère. Sa grande règle : « Si c’est pour évoquer le passé, il vaut mieux se taire. » Le silence, une camisole pour enfants sages. Les lois apprises dans l’enfance sont les plus insurmontables.


Extrait P 119

Je ne suis pas la seule à douter. Lors d’une pause, tout à l’heure, Marie-Véronique a craqué. Malgré le détachement dont elle semblait faire preuve jusque-là, elle s’est mise à suffoquer. Autour d’elle, notre désarroi. Même Marjolaine en est restée bouche-bée. La présidente Caillebotte s’est installée à côté de Marie-Véronique et lui a demandé ce qui se passait. La jurée a balbutié que c’était cette jeunesse, cette jeunesse gâchée, trente ans à peine, « qu’est-ce qu’ils vont faire demain ? Qu’ils soient condamnés ou non, leur vie est foutue », et les larmes lui sont montées aux yeux.

- Les procès font souvent cet effet aux jurés, a répondu la présidente. Ils remuent des valeurs, des principes, d’autres histoires. Nous sommes là pour vous soutenir. Le système judiciaire est méconnu, il peut faire peur. Je comprends vos craintes, vous savez.

[…]

- Vous allez voir, vous allez vous forger une conviction. C’est l’entre-deux qui est difficile.

J’ai essayé de croire que ça allait s’arranger. Du sommet de ma crête, entre les deux falaises, l’innocence ou la culpabilité, la chute me paraissait trop violente.


Extrait P 132

Quand je suis partie au lever du jour, elle n’était pas encore réveillée. Il n’y avait que ses bottines qui traînaient dans l’entrée. Mais j’ai été sympa, je lui ai laissé son petit-déjeuner sur la table : un verre, un bol de lait, la boîte de Chocapic et le journal du jour, édition 1997.

Je ne vaux pas mieux que Marjolaine. J’impose à mon tour cet article à Maxine, sans me préoccuper des conséquences qu’il aura sur elle. Je l’extirpe du gouffre de silence dans lequel on a été jetées. Je ne lui laisse plus le choix.


Extrait P134

Jeudi matin. Troisième jour. Il faut que je me reprenne. LE procès en priorité. Le reste ne doit pas compter. Les regrets sont des impasses, même quand ils croisent des chemins de traverse.

- Regarde, je nous ai pris des croissants.

J’attrape l’assiette de viennoiseries pour l’aider à s’assoir sans trop de dégâts. Il a déjà failli renverser les deux tasses en contournant une table. Il boit son café à petites gorgées et un léger silence s’installe. Pas besoin de parler. Avec Côme, j’occupe ce bar sans intérêt, au milieu de la ville qui se réveille peu à peu, à la lisière de mes pensées et de mes émotions. Et cet endroit me repose quelques instants.

- Je n’ai pas réussi à dormir de la nuit, dit-il au bout d’un moment. J’ai essayé de remettre toutes les pièces du puzzle en place.

- Et ça a marché ?

- Non. Je n’arrive pas à comprendre. Comprendre pourquoi ils l’auraient tuée. Le mobile de l’argent, ça ne tient pas debout. Pas avec l’empoisonnement qui vient avant.

- J’essaie de me rappeler chaque détail des derniers jours, de faire entendre à nouveau mon intuition.

- Peut-être qu’il y avait autre chose ? Une dette encore plus grande que les policiers n’ont pas vue ? ça pourrait les avoir obligés à agir…

- Peut-être. Mais non. Je n’y crois pas. On a tous eu la même sensation : Frédéric nous cache quelque chose de plus insidieux. Son attitude au téléphone avec les secours n’était vraiment pas nette. Son coup de fil avec Ludovic Fournier non plus.

J’acquiesce et, pour me protéger de la brise matinale, j’enroule mes cheveux autour de mon cou. Côme ajoute un peu de sucre à son café, continuant à réfléchir tout haut :

- La semaine dernière, il y avait aussi des zones d’ombre, mais là j’ai le sentiment qu’on passe à côté de quelque chose de chelou.

- Tu sais que plus personne ne dit « chelou » ? Même pas mes élèves.

- Veuillez m’excuser, madame la professeure de français.

- Je souris avec lui. Il se gratte les cheveux, sort son portefeuille, fait tomber la moitié de ses pièces par terre et ne me laisse pas le temps de sortir un billet.


Extrait P139

- Je profite de ce moment pour vous annoncer que Marie-Véronique ne pourra pas assister à la suite du procès. Elle m’a présenté, aux aurores, un certificat médical justifiant son absence. Que cela ne vous perturbe pas, ce sont des choses qui arrivent. Le système est prévu pour y faire face. Hervé, en tant que premier juré suppléant, se substituera à Marie-Véronique lors des délibérations.

Jean-Luc, qui reste donc seul sur le banc des remplaçants, tente de se renseigner davantage, mais la présidente fait semblant de ne pas le remarquer. Peut-être que comme moi elle a le ventre dans la gorge, la gorge sous les yeux, les yeux dissous dans le corps. Peut-être qu’elle a à peine dormi de la nuit, qu’elle a regardé l’heure dix fois, compté combien de temps il lui restait avant que le réveil ne sonne, peut-être que, malgré l’habitude, elle aussi voit sa vie s’enchevêtrer avec le procès.

La justice n’est pas une statue de village sur laquelle les pigeons se posent, la déesse Thémis avec son bandeau, sa balance et son glaive, une émanation grise rendant au nom du peuple français des verdicts étanches. Ce sont des hommes et des femmes ordinaires, comme la juge, comme moi, comme Marie-Véronique incapable de continuer à siéger. Des gens ordinaires entre les mains desquels on place un pouvoir incommensurable.


Extrait P 150

Ludovic inspire un grand coup tandis que l’accusé se redresse pour la première fois depuis une heure.

Les deux hommes se font face. Fred et Ludo, à nouveau. L’un assis, impassible, figé dans le box qui le coupe du reste du monde. L’autre debout, mal à l’aise, passant le poids du corps d’un pied sur l’autre.

- Je suis désolé, j’ai pas pu te visiter en prison. C’était trop dur de te voir là-bas. Mais j’aurais dû faire des efforts. J’espère que tu vas sortir et qu’on va rattraper ça.

Il s’arrête un instant, ses lèvres remuant sans qu’aucun son en sorte, comme s’il l’encourageait à voix basse. C’est maintenant ou jamais.

- La justice, on n’y croyait pas vraiment toi et moi mais, en vrai, est-ce que ça peut être pire que ce que tu vis là ? T’as plus grand-chose à perdre. Raconte-leur ce qui s’est vraiment passé. Balance ce que tu as sur le cœur. C’est la seule chose à faire.

Frédéric ne répond pas, mais baisse la tête. Il cache ses yeux, qui se remplissent d’eau comme un marais asséché sous une averse imprévue.


Extrait P197

Ca paraît fou, mais c’est la première fois que je prononce ces mots à haute voix. Jusque-là, ils tournaient dans ma tête comme un vertige, le bord d’un précipice. A qui aurais-je pu en parler ? A une copine, qui m’aurait prise en pitié ? A ma sœur, déjà traumatisée ? Ca n’aurait fait qu’entraîner notre chute.

Quand je termine mon récit, Côme me tend à nouveau la bouteille d’eau et pose la main sur mon poignet, un instant, pour me réconforter. Lui aussi sait écouter.

- Depuis notre arrivée à Chartres, nous vivons sous le nom de jeune fille de ma mère, Zeller. Histoire de ne pas nous faire remarquer. Enfin, c’est ce qu’on pensait. Marjolaine m’a prouvé le contraire.

Côme lève un sourcil interrogateur. Je lui explique les insinuations, l’article placé dans mon sac en douce, le tête-à-tête au Café Bleu, les théories fumeuses, ma fuite.


- Si tu es sûre que ce sont des conneries, pourquoi ça te met dans un tel état ?

Il a raison. Qu’est-ce qui me bouleverse à ce point ? Le silence qui se brise comme un verre qu’on jette contre un mur. Les mille morceaux qui s’enfoncent dans mon ventre, dans mon cœur, qui écorchent ma peau. Ce qui déchire et soulage à la fois.



Extrait P 222

La fin de l’interrogatoire de Sylvie Gagneron m’a donné le tournis. L’idée que Frédéric s’empêche de parler pour ne pas décevoir sa mère, pour ne pas rompre les liens avec elle, m’a ébranlée. Je crois même que ça a bougé quelque chose en moi. Quelque chose d’infime, comme un rayon de lumière qui vient se poser sur un mur à l’endroit exact d’une fissure.

Lorsque je m’empêche de parler d’Aurore à Maxine, j’agis comme la mère de Frédéric. Je mets des œillères. Ce qui m’apparaissait comme un instinct de protection envers ma petite sœur n’est en fait qu’un élan d’égoïsme. C’est moi que je cherche à protéger. Moi et mes souvenirs emballés dans du papier bulle.

Même après avoir laissé le journal sur la table du petit déjeuner, je me suis claquemurée. Toujours incapable d’en parler à la bonne personne. Côme, très bien, ça m’a libérée. Mais pas Maxine. A la crémaillère, j’évitais encore de prononcer le prénom d’Aurore devant elle.

Il en faut de la lâcheté pour ignorer la douleur des autres. Pire, pour l’utiliser comme excuse. Je pensais faire barrière, je me suis cachée sous terre.

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