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La nuit des père - Gaëlle Josse

  • Photo du rédacteur: deslivresetmoi72
    deslivresetmoi72
  • 10 juin 2024
  • 10 min de lecture

Livre qui était en attente depuis un moment…je ne sais d’ailleurs plus ce qui m’avait incité à le télécharger sur ma liseuse (conseil d’un collègue, repérage en librairie ou chronique littéraire vue ou entendue ?). Je l’ai donc commencé sans plus savoir à quoi m’attendre. C’est le premier livre de Gaëlle Josse que je lis… et tout de suite j’aime son écriture et son style, moderne et sobre, élégant, épuré et précis à la fois, allant à l’essentiel, à savoir transmettre au lecteur des émotions brutes.

 

Olivier appelle un jour sa sœur Isabelle pour la convaincre de revenir dans sa ville natale proche de Chambéry où elle a grandi : il s’agit de leur père, ancien guide haute-montagne, dont les oublis et absences évoquent un début de maladie d’Alzheimer. Très vite, on comprend que la relation entre Isabelle et son père a été compliquée, tumultueuse : ce père capable de lui asséner des phrases d’une violence inouïe telles que « Tu vas rater ta vie » ou « Tu ne seras jamais aimée de personne ». Par contre, la relation semble plus équilibrée entre le père et Olivier, resté auprès de lui. Olivier est un soignant, kiné, qui prend soin des autres, au détriment peut-être de sa propre vie personnelle. Isabelle a pris son indépendance, a coupé les ponts pendant quelques temps et est devenue réalisatrice de documentaires sur le monde sous-marin. Les deux enfants se retrouvent pour accompagner leur père.

Gaëlle Josse nous plonge dans les méandres de ces liens familiaux, des non-dits, des souvenirs qui diffèrent selon les protagonistes. Avec Alzheimer, la mémoire récente est altérée mais la mémoire du passé plus ancien est préservée et des barrières tombent. Pendant ces moments passés avec son père, sans complaisance, mais avec humanité et sans rancune, Isabelle chemine pour enfin comprendre l’origine de cette dureté et intransigeance de son père à son égard, et comprendre ce qui, presque chaque nuit, fait hurler son père dans son sommeil.

Au travers de ce récit, Gaëlle Josse aborde avec acuité bon nombre de sujets importants et actuels : la fin de vie et les décisions personnelles pour l’aborder, la gestion du stress post-traumatique et de ses répercussions sur l’entourage, le rôle de la fratrie face à la maladie des parents, les non-dits, l’éducation, la résilience…

 

Extrait n° 1

Dans un ultime hoquet, la porte du wagon se décide à glisser et à libérer le flot impatient qui piétine dans les couloirs. Me voici sur le quai, l’air brûlant me saute au visage comme une bête sauvage, avec un ciel bleu vif, acide, on dirait une plaque peinte avec application, vissée d’un seul tenant au-dessus de nos têtes, immobile. Je me méfie, maintenant. Le bleu du ciel. Je sais combien il peut être trompeur, il peut aussi éclater et retomber sur nos épaules en mille lames de rasoir. Mais c’est une autre histoire. Au fond, au loin, déjà la montagne. La tienne. La montagne majuscule de l’enfance. Somptueuse et terrible. Puissance minérale assoupie, en attente. Pour ce qui est du décor, rien n’a changé. Quelle pièce allons-nous y jouer, cette fois ? Et quels rôles, le sais-tu ?

 

 

Extrait n°2

Tes mots terribles, qui blessent, entaillent, écorchent, tailladent au sang, au cœur, à l’âme. Mais quelle famille ? Je n’ai pas de famille ! Tu as dit ça, oui, tu as dit ça, un jour où j’étais venue. J’avais commis l’erreur de prononcer ce gros mot, ce mot de famille, pour je ne sais plus quelle raison, me rassurer, peut-être, faire sonner ces deux syllabes comme pour en faire surgir une réalité qui m’échappait, comme on bat deux silex pour en faire jaillir une étincelle, prémices d’un feu. Et toi tu nous reniais, tout simplement. C’est bien toi, ça. Lancer tes explosifs aux moments les plus inattendus et te désintéresser des dégâts. On a beau savoir, on ne s’y fait pas. Tu t’étais levé de table et tu étais parti en laissant un courant d’air glacé derrière toi. Maman exsangue, muette, misère et désolation, les doigts qui tracassent les miettes sur la table. Je l’ai embrassée et je suis partie à mon tour. À quoi bon rester ? Tu voulais le vide, je te l’ai offert.

 

Extrait n°3

Nous nous taisons pendant un long moment. Olivier s’engage sur une voie de sortie, s’arrête à une station-service. Je vais faire le plein. On prend un café ? Oui, je crois qu’à cet instant, j’aurais donné ma vie pour un café, pour arrêter le temps, pour arrêter la route qui nous rapprochait de toi à chaque seconde. Effondrement de la chaussée, monstrueux embouteillage, attaque de tyrannosaures ou charge de bisons très énervés, tout me semblait préférable à notre arrivée.


Extrait n°4

A qui parler ? Qui nous aurait crus, nous, tes enfants, ceux du héros du village, du héros de la vallée, connu et reconnu, estimé, respecté, vénéré ? Il n’y avait rien à voir, rien à montrer, rien à prouver. Dire la peur, deux voix frêles pour la raconter, ça ne suffit pas. Et chaque jour nous espérions, grâce à notre obéissance de petites statues, renverser le cours des choses et parvenir à nous faire aimer. Je me suis tenue droite et souriante, intacte. Dévastée mais intacte, propre et nette. Ça m’a occupée toute ma vie.


Extrait n°5

Il fallait attraper ton regard comme on attrape un papillon, et tenter de le retenir. Pour cela, il fallait te plaire ou t’intéresser, pas trop longtemps, et tu repartais. Je redevenais alors invisible, dissoute dans l’air que tu respirais, évaporée comme une brume d’été. Mais j’étais là, mon père, j’étais là, et tes yeux ne me voyaient plus. Me voient-ils davantage aujourd’hui ?



Extrait n°6

Recroquevillée sur le carrelage blanc, j’ai laissé couler sur moi l’eau brûlante, brûlante comme les larmes que je ne parvenais pas à faire cesser. J’ai pleuré sur le crépuscule qui tombe sur les pères, sur le temps qui ronge la mémoire, sur ce que la vie m’avait offert de plus beau avec Vincent et sur ce qui m’avait été repris. J’aurais voulu me dissoudre sur les carreaux, devenir goutte d’eau et disparaître, emportée loin de tout ce qui blesse.

 

Extrait n°7

Je t’ai trouvé incisif, acéré dans tes propos, avec un humour que je te découvrais. Et puis. Tu t’es levé. Il te fallait du sel, du poivre, que je n’avais pas mis sur la table. Arrivé près de l’évier, tu nous as regardés, comme si tu nous voyais pour la première fois, comme si tu découvrais notre présence. Puis tu as regardé les étagères, avec les bocaux en faïence de taille décroissante, sucre sel café farine, avec les flacons à épices, bien alignés. Tu les as parcourus des yeux et t’es tourné de nouveau vers nous. Désemparé. Une panique au fond de tes yeux. Je ne sais plus ce que… J’ai vu tes épaules s’affaisser, j’ai entendu des mots restés dans ta gorge. Olivier s’est levé à son tour, il a attrapé le sel et le poivre, les a posés sur la table, comme si de rien n’était. Viens t’asseoir, papa. Viens finir de dîner. Nous avons terminé en silence. La maladie de l’oubli est bien là, capricieuse, tapie, sournoise. Patiente et sûre de gagner, un jour ou l’autre.


Extrait n°8

Olivier te rassurait avec son parcours classique, son métier de soignant qui lui allait si bien, son calme, sa réelle, sa profonde bonté. Lui n’a pas fui la montagne, il l’a apprivoisée ou peut-être est-il parvenu à oublier sa présence écrasante. Les choses semblent glisser sur lui, alors qu’avec moi tout accroche et fait mal. Je blesse et je me blesse, cela m’épuise, mais je ne sais comment faire autrement.


Extrait n°9

Je ne pouvais plus vivre dans cette angoisse de me demander dans quelle humeur nous allions te retrouver en rentrant de l’école, visage fermé, emmuré de silence ou de colère. Tu ne semblais rendu à la vie qu’au moment de nous quitter et de partir grimper sur ta putain de montagne, un chapelet de randonneurs à ta suite, comme le joueur de flûte du conte. Allais-tu les ramener ? Les perdre ? Allais-tu revenir ? Au moindre grondement d’orage, au moindre vacillement de la lumière, je surprenais le regard de maman, tendu vers là-haut. Laisse, maman, c’est son choix, pendant ce temps on est tranquilles, j’aurais voulu lui dire ça, mais je ne l’ai jamais fait.

 

Extrait n°10

Et toi, mon père qui avance à pas lents vers les ombres qui vont t’ensevelir vivant, où en es-tu ? Je m’aperçois que je ne te connais pas. Je me sens perdue moi aussi. Chacun dans sa pénombre. La tienne me fait une peine infinie. Je ne m’attendais pas à éprouver cela. Que puis-je faire pour te retenir parmi nous ?

 

Extrait n°11

Olivier était prêt à accomplir toutes les démarches médicales, à t’accompagner, c’était sa partie, il y était à l’aise, mais un père n’est pas un patient comme les autres. Les petits papiers dans tes poches. Nos noms. Ta dignité. Le Petit Poucet contre l’ogre de l’oubli. Alors, ce n’était pas toi, l’ogre, mon père ?

 

Extrait n°12

La moindre défaillance nous valait corvées et exercices supplémentaires ou marches de nuit. Pour une paire de chaussures pas assez brillantes, pour une couverture dépassant du lit de quelques centimètres, les punitions les plus invraisemblables pleuvaient. Nos gradés avaient de l’imagination à revendre. Tout cela nous semblait absurde, totalement absurde. Nous nous demandions quand prendrait fin ce cauchemar. Nous étions des gamins perdus et sans défense, et nous n’avions encore rien vu.


Extrait n°12

L’ennemi prenait corps, on comprenait qu’on était venus faire la guerre et qu’on pouvait y rester. Oui, c’était la guerre, pas les événements. On nous disait que tout cela serait bientôt fini.


Extrait n° 13

Tous embarqués dans une histoire que nous n’avions pas choisie et qui pouvait très mal tourner. On venait de le comprendre. La pacification, c’était un mot pour les politiques, pour ne pas effrayer les citoyens, les électeurs, les parents à qui on voulait faire croire que les voyages forment la jeunesse. Continuer à leur faire croire que ce beau pays était et resterait la France pour l’éternité, comme la Provence u la Normandie. Mais c’était la guerre, et quand je regardais autour de moi, notre groupe, la tablée, le dortoir, je me disais que certains ne rentreraient pas vivants, et que j’étais peut-être l’un d’eux.

 

Extrait n°14

J’étais un fantôme en rentrant ici après vingt-huit mois de vie volée. Plus de deux ans. On parlait encore des événements, un drôle de mot pour dire l’horreur des deux côtés, pour dire un peuple que rien ne peut arrêter lorsqu’il a décidé de reprendre sa liberté.

 

Extrait n°15

Je n’ai pas eu le courage d’être un déserteur. Je n’ai pas parlé non plus. J’ai voulu témoigner, lorsqu’on a commencé à savoir, mais c’était au-dessus de mes forces. J’ai tenté de le faire, j’avais été contacté pour ça. Rien ne sortait. Je n’ai rien dénoncé. Je suis seulement rentré et je me suis tu. C’est un regret, une honte qui ne m’a jamais lâché. C’est ainsi.


Extrait n° 16

J’ai des oublis, des confusions, des trous, des absences. Ça n’ira pas en s’arrangeant. Un jour, je ne saurai plus vos noms, et mes muscles auront oublié comment ouvrir la bouche pour boire ou avaler. Je ne veux pas devenir un vieillard sénile en fauteuil roulant, qui se chie dessus et regarde par la fenêtre la mâchoire pendante en attendant l’heure de la compote. Je voudrais l’éviter tant qu’il en est encore temps. J’ai pris ma décision. Je veux finir sur cette montagne qui m’a tant donné. Un jour, je partirai et je ne rentrerai pas. Je laisserai un mot sur la table, rien ne pourra vous être reproché. Je vous demande de ne pas envoyer les secours à ma recherche. J’ai vécu, il n’y a plus rien dans le sablier. C’est ainsi, ça nous arrivera à tous, pas la peine d’en faire un drame. Je vous demande de me le promettre. Je sais que c’est difficile à entendre, mais c’est le dernier cadeau que je vous demande, si vous acceptez de faire ça pour moi.

 

Extrait n°17

Nous ne savons, ni lui ni moi, comment accepter un trop-plein d’émotion si subit, alors on bloque, on fait comme si de rien, on se tient. Après, doucement, très doucement, ça lâche. Pas les grandes eaux, ces vagues dévastatrices qui nettoient tout et laissent un terrain net, non, pas ça, hélas. Mais une lente, très lente montée des eaux, une infusion, une imprégnation sournoise qui ne desserrera jamais vraiment sa prise. C’est ainsi.

 

Extrait n°18

Il y avait sur une autre étagère un coin de littérature anglaise, quelques Dickens, Oscar Wilde, et je voulais y ranger aussi les Shakespeare, une maniaquerie de ma part. Entre mes mains, l’un des deux volumes s’est ouvert sur une sorte de marque-page. Une photo. Une vieille photo en noir et blanc, un peu jaunie, aux bords crénelés couleur crème. Sur la page de droite, le texte est annoté dans la marge, nous sommes dans La Tempête. J’ai lu. L’enfer est vide, tous les démons sont ici. La phrase a été soulignée, une date posée en regard : 9 décembre 1961. Encre bleue, légèrement passé. Rien de plus. Ton écriture.

 

Extrait n°19

Un jour, elle s’est lassée. J’ai retrouvé un soir ses clés sur la table et les armoires vidées. Je n’imaginais pas que l’on puisse finir ainsi une histoire de plusieurs années. On peut. Parfois, je me demande si ce n’est pas cette manière de partir qui m’a blessé, plus encore que le départ. L’abandon, le silence, l’orgueil peut-être aussi, mais la peine, la vraie peine, celle qui vous cloue le cœur et les mâchoires, celle qui ferme l’horizon et qui alourdit les pas. À croire que je ne méritais même pas un mot dit en face et qu’il n’y avait rien à tenter, rien à sauver. Peut-être. J’avais laissé notre histoire glisser sans en prendre soin, il n’y avait rien d’autre à en dire. Quand je me regarde en face, je reconnais que je me suis souvent montré coléreux, ombrageux sans raison, prompt à m’emporter. Le sang du père. Il est en moi, je le tiens à distance, mais parfois il me déborde. Je ne me supporte pas ainsi, avec cette malédiction dans la peau, capable de bondir sans avertissement.

 

Extrait n°20

Cent fois j’ai été sur le point de parler à Isabelle. Elle avait droit à cette histoire, c’est aussi la sienne. Et je me souvenais que j’avais promis, quoi que j’en pense. Ç’a été un poids accablant, une pierre sur les épaules, mais j’ai tenu. Je ne crois pas avoir eu raison. Cent fois j’ai voulu prendre cette responsabilité de rompre une promesse consentie pour apaiser un ultime départ, de la rompre en conscience, en liberté, mais chaque fois que je me trouvais au bord des mots, il y avait ces sensations de graviers dans la gorge, de plomb dans le cœur. Comme une main, posée sur mon bras, qui m’arrêtait. Il n’y a pas de jour où je ne me suis demandé si les promesses faites aux mourants étaient plus importantes que les blessures des vivants.

 

 

 

 

 
 
 

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