La pays des autres - Leila Slimani
- deslivresetmoi72
- 30 sept. 2020
- 11 min de lecture

De Leila Slimani, j’ai lu Chanson Douce qui a reçu le prix Goncourt, et j’avais alors découvert une plus puissante et acérée. Ce livre m’est vraiment resté en mémoire, il fait partie de ces quelques livres qu’on n’oublie pas de sitôt, voire qu’on n’oublie jamais. Après avoir entendu parler de son nouveau roman, attirée par le thème du déracinement, j’avais très envie de le lire. L’auteure y dévoile un autre style d’écriture, un peu plus descriptive, mais on retrouve sa capacité à mettre le doigt sur les sentiments intimes inavouables : ceux qu’on peut ressentir pour des étrangers sans qu’il soit question de racisme, plutôt de choc culturel, ceux qu’on vit sans pouvoir les exprimer dans un couple, dans une famille.
A la fin de la seconde guerre mondiale, Mathilde, jeune Alsacienne, tombe amoureuse d’Amine, un jeune Marocain : elle l’épouse et le suit au Maroc. Alors qu’elle était pleine d’espoirs d’une vie épanouie, de « dolce Vita », elle se retrouve dans une petite ferme, à l’écart de la ville de Meknès, pauvre, rejetée à la fois par les colons européens et par les Marocains, par la famille de son mari. Elle se retrouve très seule : son mari, préoccupé par la réussite de ses projets de développement et de modernisation de son exploitation agricole est ombrageux, peu attentif à elle, n’attendant rien d’autre qu’elle se conforme à ce qu’on attend d’elle : tenir sa maison, avoir et élever ses enfants, se montrer discrète. Ce n’est pas vraiment plus facile pour Amine, qui n’est pas accepté par les colons et qui se trouve aussi rejeté par certains Marocains qui considèrent son mariage avec une Française comme une trahison.
Peu de communication entre eux. L’amour qui les lie est pourtant très fort, ils sont prêts à beaucoup pour le faire vivre. Amine essaie même de recréer un Noël Alsacien au cœur du Maroc, dénichant sapin, costume de Père Noël, cadeaux…mais cela ne fait que renforcer le « mal du pays » que ressent Mathilde par périodes ! Là où Mathilde se montrera inflexible, c’est sur l’éducation de sa fille, Aïcha, scolarisée dans une école catholique ! A travers la vie de Mathilde et Amine, Leila Slimani nous dépeint une époque et un pays : le Maroc dans les années 50, juste avant la décolonisation : pays partagé entre reconnaissance envers les Colons et désirs d’indépendance et d’autonomie. Elle montre les ambivalences entre envie de modernité et traditions ancestrales très ancrées. Elle lie l’histoire particulière de ses personnages au contexte historico-social avec beaucoup d’intelligence, de sensibilité et d’habileté. Elle nous fait ressentir les vibrations de ce pays, ses soubresauts dans cette période agitée à travers les regards croisés d’Amine et Mathilde et de leurs proches.
La seule critique que j’avais à faire sur ce roman, c’était que je trouvais que la fin n’en était pas une…mais j’ai appris depuis qu’il s’agissait du premier tome d’une trilogie ! J’ai donc hâte de lire la suite et Leila Slimani est décidément une très grande autrice !
Extrait 1
Tu n’es pas sérieux ? » Elle avait l’air de trouver la situation ridicule, hilarante. Comment un homme comme Amine, un homme capable de la posséder comme il l’avait fait cette nuit, pouvait-il lui faire croire qu’ils allaient vivre chez sa mère ? Mais Amine ne goûta pas la plaisanterie. Il resta assis, pour ne pas avoir à subir la différence de taille entre sa femme et lui. D’une voix glacée, les yeux fixés sur le sol en granito, il affirma : « Ici, c’est comme ça. » Cette phrase, elle l’entendrait souvent. À cet instant précis, elle comprit qu’elle était une étrangère, une femme, une épouse, un être à la merci des autres.
Extrait 2
A la fin de la seconde guerre mondiale, Mathilde, jeune Alsacienne, tombe amoureuse d’Amine, un jeune Marocain : elle l’épouse et le suit au Maroc. Alors qu’elle était pleine d’espoirs d’une vie épanouie, de « dolce vita », elle se retrouve dans une petite ferme, à l’écart de la ville de Meknès, pauvre, rejetée à la fois par les colons européens et par les Marocains, par la famille de son mari. Elle se retrouve très seule : son mari, préoccupé par la réussite de ses projets de développement et de modernisation de son exploitation agricole est ombrageux, peu attentif à elle, n’attendant rien d’autre qu’elle se conforme à ce qu’on attend d’elle : tenir sa maison, avoir et élever ses enfants, se montrer discrète. Ce n’est pas vraiment plus facile pour Amine, qui n’est pas accepté par les colons et qui se trouve aussi rejeté par certains Marocains qui considèrent son mariage avec une Française comme une trahison.
Extrait 3
Cette vie sublime, elle aurait voulu l’observer de loin, être invisible. Sa haute taille, sa blancheur, son statut d’étrangère la maintenaient à l’écart du cœur des choses, de ce silence qui fait qu’on se sait chez soi. Elle goûtait l’odeur du cuir dans l’étroitesse des rues, celle du feu de bois et de la viande fraîche, l’odeur mêlée de l’eau croupie et des poires trop mûres, de la bouse des ânes et de la sciure de bois. Mais elle n’avait pas de mots pour ça.
Extrait 4
En public, il prétendait qu’il n’avait pas de problème avec la France puisqu’il avait failli mourir pour elle. Mais dès qu’ils étaient seuls, Amine s’enfermait dans le silence et il ruminait sa honte d’avoir été lâche et de trahir son peuple.
Extrait 5
Lorsqu’elle était arrivée au Maroc elle ressemblait encore à une enfant. Et elle avait dû apprendre, en quelques mois, à supporter la solitude et la vie domestique, à endurer la brutalité d’un homme et l’étrangeté d’un pays. Elle était passée de la maison de son père à la maison de son mari mais elle avait le sentiment de ne pas avoir gagné en indépendance ni en autorité.
Extrait 6
Il venait d’un pays où Dieu et l’honneur se confondent et puis il n’avait plus de père, ce qui le contraignait à une certaine gravité. Ce qui le charmait lorsqu’ils étaient encore en Europe se mit à lui peser puis à l’irriter. Mathilde était capricieuse et frivole. Amine lui en voulait de ne pas savoir se montrer plus dure, de ne pas avoir le cuir plus épais. Il n’avait pas le temps, pas le talent de la consoler. Ses larmes ! Combien de larmes avait-elle versées depuis qu’elle était arrivée au Maroc ! Elle pleurait à la moindre contrariété, elle éclatait sans cesse en sanglots et cela l’exaspérait. « Arrête de pleurer. Ma mère qui a perdu des enfants, qui a été veuve à quarante ans a moins pleuré dans sa vie que toi au cours de la dernière semaine. Arrête, arrête ! » C’était la pente des femmes européennes, pensait-il, que de refuser le réel.
Extrait 7
Elle racontait à Aïcha des histoires de ducs et de marquises, de bals dans des palais magnifiques. Elle riait mais la vérité c’est qu’elle pensait à la guerre, aux black-out pendant lesquels elle avait maudit son peuple, les sacrifices et l’envol de ses dix-sept ans.
Extrait 8
Les Marocaines mettaient leurs mains autour de leur bouche et se chuchotaient des secrets. Aïcha les trouvait belles avec leurs longues chevelures brunes tressées et retenues par un fin bandeau blanc au-dessus du front. La plupart d’entre elles étaient internes et dormaient sous les toits. Le vendredi, elles rejoignaient leurs familles à Casablanca, Fès ou Rabat, des villes où Aïcha n’était jamais allée et qui lui semblaient aussi lointaines que l’Alsace natale de Mathilde, sa mère. Car Aïcha n’était ni tout à fait une indigène ni une de ces Européennes, filles de paysans, d’aventuriers, de fonctionnaires de l’administration coloniale qui sautaient à pieds joints sur la marelle. Elle ne savait pas ce qu’elle était alors elle restait seule, contre le mur brûlant de la salle de classe.
Extrait 9
Selma ne l’écoutait plus et, si elle n’avait pas craint de manquer de respect à une ancienne, elle se serait enfoncé les doigts dans les oreilles, elle aurait fermé les yeux à chaque fois que sa mère la mettait en garde contre les djinns, le mauvais sort, l’œil noir du destin. Mouilala n’avait plus rien de neuf à offrir. Sa vie consistait à tourner en rond, à accomplir encore et toujours les mêmes gestes, avec une docilité, une passivité qui écœuraient Selma. La vieille était comme ces chiens idiots qui s’étourdissent à force de vouloir mordre leur queue et qui finissent par se coucher sur le sol en gémissant.
Extrait 10
A sa femme, Amine offrit une paire de mules roses. Il lui tendit le paquet avec un sourire gêné et Mathilde, quand elle eut déchiré le papier, fixa les mules en pinçant les lèvres parce qu’elle avait peur de pleurer. Elle ne savait pas si c’était la laideur des pantoufles, le fait qu’elles soient trop petites ou simplement l’affreuse trivialité de cet objet qui la plongeaient dans un tel état de tristesse et de rage. Elle dit « merci » puis elle s’enferma dans la salle de bains, saisit la paire d’une seule main et se frappa le front avec les semelles. Elle voulut se punir d’avoir été si bête, d’avoir tant attendu de cette fête à laquelle Amine ne comprenait rien. Elle se détesta de ne pas savoir renoncer, de ne pas avoir l’abnégation de sa belle-mère, d’être si futile et si légère. Elle eut envie d’annuler le dîner, de se plonger sous les draps pour oublier et passer à demain. À présent, tout ce cinéma lui sembla ridicule.
Extrait 11
Personne, ce matin-là, n’écouta la leçon de sœur Marie-Solange. Personne ne comprit que se cachait un avertissement dans le discours de la religieuse. « Dieu, avait-elle dit de sa voix fragile, aime tous ses enfants. Il n’existe pas de races inférieures et de races supérieures. Les hommes, sachez-le, sont tous égaux devant Dieu même s’ils sont différents. » Aïcha non plus ne comprit pas ce que la sœur voulait dire mais ces mots firent sur elle une forte impression. Elle retint une leçon : seuls les hommes et les enfants sont aimés de Dieu. Elle se persuada que les femmes étaient exclues de cet amour universel et elle s’inquiéta désormais d’en devenir une.
Extrait 12
Cette bicophilie va vous revenir en pleine face », lança-t-il à Mathilde. Il se saisit négligemment d’une bouteille d’alcool, fit claquer sur la table la pointe d’un ciseau. « Vous croyez quoi ? Qu’ils vont vous considérer comme une sainte ? Vous ériger un temple comme pour les marabouts ? Ces femmes-là, murmura-t-il en montrant les ouvrières qui travaillaient dehors, elles sont dures à la douleur. N’allez pas leur apprendre à s’apitoyer, vous m’avez compris ? »
Extrait 13
Au moment où la chaleur la saisit, où elle sentit sur son crâne l’empreinte brûlante du soleil, elle apprit que son père était mort. Un télégramme, sèchement rédigé par Irène, lui avait été adressé la veille. Elle retourna le papier, relut l’adresse sur l’enveloppe, fixa les lettres du télégramme comme s’il ne pouvait s’agir que d’une farce. Était-il possible qu’à cet instant, à des milliers de kilomètres d’ici, dans son pays doré par l’automne, on enterre son père ?
Extrait 14
Au bout de quelques jours, Amine perdit patience et il lui reprocha de négliger la ferme et les enfants. « Ici, on ne se morfond pas pendant des jours. On dit adieu aux morts et où continue à vivre.
Extrait 15
Pendant le trajet en voiture jusqu’à la maison, Mathilde garda le silence. L’émotion du retour était si forte qu’elle ne voulait pas en faire trop et risquer de réveiller l’ironie de sa sœur. Le pays qu’elle avait quitté s’était reconstruit sans elle, les gens qu’elle avait connus s’étaient passés de sa présence. Sa vanité se trouvait un peu blessée à l’idée que son absence n’avait pas empêché le lilas de fleurir, la place d’être pavée.
Extrait 16
Son cœur se serra, elle pâlit et elle ne savait pas si elle était saisie par la familiarité de ce lieu ou, au contraire, par un dérangeant sentiment d’étrangeté. Comme si, en venant ici, elle n’avait pas seulement changé de lieu mais de temporalité et que ce voyage était d’abord un retour dans le passé.
Extrait 17
Elle pleurait d’être si heureuse sans eux. Les yeux fermés, le nez planté dans le coussin, elle laissa émerger une pensée secrète, une pensée honteuse qui, depuis des jours déjà, faisait son nid en elle. Une pensée qu’Irène avait surprise sans doute et qui expliquait ses airs inquiets. Ce soir-là, alors qu’elle écoutait le vent dans les feuilles des peupliers, Mathilde pensa : « Je reste ici. » Oui, elle pensa qu’elle pourrait ne pas rentrer, qu’elle pourrait – même si ces mots lui étaient impossibles à prononcer – abandonner ses enfants. La violence de cette idée lui donna envie de crier et elle dut mordre le drap. Mais l’idée ne s’échappa pas. Au contraire, le scénario se fit de plus en plus concret dans son esprit. Une nouvelle vie lui semblait possible et elle en mesurait tous les avantages. Bien sûr, il y avait Aïcha et Selim. Il y avait la peau d’Amine et le ciel infiniment bleu de son nouveau pays. Mais avec le temps et la distance, la douleur s’atténuerait. Ses enfants, après l’avoir haïe, après avoir souffert, en viendraient peut-être à l’oublier et ils seraient, eux comme elle, heureux de chaque côté de la mer. Peut-être même qu’un jour viendrait où ils auraient l’impression de ne s’être jamais rencontrés, comme si leurs destins avaient toujours été distincts, étrangers les uns aux autres. Il n’y a pas de drame dont on ne puisse se remettre, pensa Mathilde, pas de désastre sur les ruines duquel on ne puisse reconstruire.
Extrait 18
Mathilde n’avait pas peur car elle croyait que sa sincérité résoudrait tout. Elle n’avait pas honte de ses joues couvertes de larmes, de ses propos décousus. À présent, elle se fichait de jouer un rôle, elle acceptait d’apparaître pour ce qu’elle était : une femme vieillie par l’échec et la désillusion, une femme sans fierté.
Extrait 19
Tandis qu’elle pénétrait dans la maison, qu’elle traversait le salon baigné par le soleil d’hiver, qu’elle faisait porter sa valise dans sa chambre, elle pensa que c’était le doute qui était néfaste, que c’était le choix qui créait de la douleur et qui rongeait les âmes. Maintenant qu’elle était décidée, à présent qu’aucun retour en arrière n’était possible, elle se sentait forte. Forte de ne pas être libre. Et lui revint en mémoire ce vers d’Andromaque appris à l’école, elle la pathétique menteuse, l’actrice de théâtre imaginaire : « Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne. »
Extrait 20
Amine était né au milieu de ces hommes, au milieu de ce peuple, mais il n’en avait jamais conçu de fierté. Au contraire, il lui était souvent arrivé de vouloir rassurer les Européens qu’il rencontrait. Il avait tenté de les convaincre que lui était différent, qu’il n’était ni fourbe, ni fataliste, ni fainéant, comme les colons aimaient à parler de leurs Marocains. Il vivait avec, rivée au cœur, l’image que les Français se faisaient de lui. Quand il était adolescent, il avait pris l’habitude de marcher lentement, la tête basse. Il savait que sa peau sombre, son physique trapu, ses larges épaules éveillaient la méfiance. Alors il plaçait ses mains sous ses aisselles comme un homme qui a juré de ne pas se battre. À présent, il lui semblait qu’il vivait dans un monde peuplé uniquement d’ennemis. Il enviait le fanatisme de son frère, sa capacité à appartenir. Il aurait voulu ne pas connaître la modération, ne pas craindre de mourir. Lui, dans les moments de danger, pensait à sa femme et à sa mère. Il s’obligeait toujours à survivre.
Extrait 21
La nuit, alors qu’Amine ronflait à ses côtés, Mathilde repensa à ce qu’elle avait dit. Y croyait-elle vraiment ? Était-elle devenue ce genre de femme ? De celles qui poussent les autres à se montrer raisonnables, à renoncer, celles qui placent la respectabilité devant le bonheur ?
Extrait 22
Le frère d’Amine lui rappelait ces hommes qu’il avait croisés autrefois, sur la route de son exil. Des hommes pleins de grands mots, des hommes bouffis d’idéal, qui à force de grands discours avaient épuisé en eux toute forme d’humanité.
Extrait 23
A cet instant, ils n’étaient pas dans deux camps opposés. Ils ne se réjouissaient pas du malheur de l’autre. Ils n’attendaient pas que l’un pleure ou se félicite pour lui tomber dessus et l’accabler de reproches. Non, à cet instant, ils appartenaient tous deux à un camp qui n’existait pas, un camp où se mêlaient de manière égale, et donc étrange, une indulgence pour la violence et une compassion pour les assassins et les assassinés. Tous les sentiments qui s’élevaient en eux leur apparaissaient comme une traîtrise et ils préféraient donc les taire. Ils étaient à la fois victimes et bourreaux, compagnons et adversaires, deux êtres hybrides incapables de donner un nom à leur loyauté. Ils étaient deux excommuniés qui ne peuvent plus prier dans aucune église et dont le dieu est un dieu secret, intime, dont ils ignorent jusqu’au nom.
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