La petite bonne - Bérénice Pichat
- deslivresetmoi72
- 27 déc. 2024
- 5 min de lecture

Premier roman mis en avant par les libraires de La galerne, d’autant plus que l’autrice est havraise., c’est aussi une collègue (mais quand trouve-t-elle donc le temps d’écrire ? Bref, c’est une autre question…). E feuilletant le livre avant son achat, j’ai été surprise de voir l’alternance de pages remplies assez classiquement et de pages en vers. J’ai lors craint un texte difficile d’accès : j’ai ouvert le roman au hasard, commencé à lire…et acheté le livre !
Entre les deux guerres, La Petite Bonne est au service de plusieurs familles bourgeoises : une vie consacrée à faire des tâches ingrates pour satisfaire des patronnes souvent exigeantes pour un salaire permettant tout juste de survivre. Elle nettoie, frotte, range, prépare, lave, essuie…le plus invisiblement et discrètement possible avant de recommencer dans une autre maison. Dans cette histoire, on s’arrête chez les Daniel, un couple singulier parmi les employeurs de La Petite Bonne. Blaise, jeune pianiste broyé physiquement sur les champs de bataille de la Somme lors de la première guerre est une « gueule cassée », un jeune homme revenu impotent et dépendant. Alexandrine, sa femme, lui est entièrement dévouée et l’aide dans tous les gestes du quotidien.
Un jour, sur l’invitation de Blaise qui culpabilise d’imposer cette vie de servitude à sa femme, Alexandrine accepte une invitation et demande à La Petite Bonne de veiller sur Blaise pendant quelques heures…Peu après, conquise par ce nouveau goût de liberté, elle accepte de partir plusieurs jours et un dialogue inattendu s’installe entre Blaise et La jeune femme. Et ces deux-là, aussi différents soient-ils de prime abord, ont beaucoup de points communs, à commencer par leur sensibilité. Il est prisonnier de son corps inopérant, elle est tenue par sa loyauté, sa promesse de veiller sur lui. Il lui demande une aide pour se soustraire à la dépendance qui le ronge…
L’écriture très particulière de Bérénice Pichat sert un premier roman très maîtrisé et abouti, avec une tension progressive dans un huis-clos et un dénouement brutal, reflet intégral de la société de l’époque !
Extrait P20
Je donnerais n’importe quoi
pour un véritable rayon de soleil
sur ma peau
La douce brûlure
me manque
Ici
rien ne m’éblouit
plus jamais
Le gris a tout envahi
tout recouvert
tout annulé
les murs
les draps
la couverture
ma blouse
ma tête
Extrait P49
Elle frémit
L’homme la repousse
un geste sec
Elle vacille
Il pose sur ses genoux
quelque chose
de lourd
une arme
L’œil inquiétant du canon regarde la fenêtre
Le métal noir brille
bien entretenu
La crosse de bois foncé
Elle tressaille
Il ne la menace pas
Il se met à parler
Elle est d’abord étonnée de le comprendre si bien
[…]
Il a besoin d’elle
Au début elle ne saisit pas
Ne comprend pas ce qu’il demande
Elle décode les mots
Mais pas le sens
Elle pousse un cri
quand son œil
las
impuissant
la supplie à nouveau
La rage a disparu
Il n’a plus assez de force
pour cette hargne
Elle bafouille
C’est impossible
Madame va rentrer
Elle ne peut pas lui faire ça
à elle
à lui
à eux
L’infirme soupire
La salive s’écoule
dans un gargouillis mouillé
Elle réprime un frisson dégoûté
hausse les épaules
regagne sa cuisine
Les mains tremblantes
elle chiffonne son tablier humide
l’arrache
la jette en boule dans un coin de la pièce obscure
Immobile devant la cuisinière de fonte
elle ne sait plus rien
Extrait P 52
Il se souvient de la première fois qu’on lui a mis une arme entre les mains. Il l’admet, ça lui avait fait tout drôle aussi. Il avait trouvé ça lourd et froid. Au début, il n’osait pas le manipuler, ce grand Lebel ; on le lui avait confié comme si c’était normal de porter un fusil. Il s’était vite ressaisi, il avait appris. C’était ça « être un homme ». Savoir tenir une arme, marcher au pas, tirer sur les autres. On voyait se transformer les gamins envoyés au combat. En hommes, aussi en ombres, selon les cas. Lui n’était rentré qu’à moitié ; ses jambes, ses mains, son visage et son innocence étaient restés là-bas, quelque part dans la Somme. Il n’aime pas s’en rappeler pourtant il y repense souvent. A chaque fois qu’il fait mine de vouloir se lever – un réflexe stupide dont il ne parvient pas à se débarrasser. A chaque fois aussi qu’il croise son image dans un miroir ; il les a tous fait enlever, mais dans la vitre, parfois, son reflet le trahit.
Extrait P 89
Je ne vois personne
Personne ne me voit
Si par hasard
nous nous frôlons
dans un couloir
à la promenade
chacun s’écarte
insensiblement
Tout contact
est devenu
impossible
impensable
On m’a dit une fois
- Qui
- je ne sais plus-
On m’a dit
La liberté commence au fond de soi
Mais on ne m’a pas montré
comment trouver le fond
pour espérer pouvoir remonter
Depuis
j’explore
sans parvenir
à reprendre mon souffle.
Extrait P 103
Il évite son regard
alors qu’elle l’observe attentivement
Très près de son visage détruit
Elle doit comprendre comment il est fait
pour le nourrir plus habilement
Il devine ce qu’elle tente
cesse de résister
Il s’abandonne à elle
Cette confiance
cette intimité
surprenantes
de la part de quelqu’un
si défiant jusqu’alors
la touchent plus qu’elle n’aurait supposé
Elle pense à son homme
Il est si fort
Il ne supporterait pas qu’elle fasse les choses à sa place
Elle imagine comme cela a dû être difficile
pour celui-ci
d’accepter sa condition
d’homme-objet
qu’on déplace
d’homme-enfant qu’on lave
qu’on nourrit
d’homme-cassé
qu’on répare
sans aucun espoir d’amélioration
Elle met plus de douceur encore
dans sa façon de remplir la cuillère
de la tendre
vers le visage en déroute quand il s’approche
d’introduire l’ustensile
de l’incliner
de le retirer
Remarque-t-il ses efforts
Rien dans son attitude ne l’indique
Il se laisse faire
docile
Goutte à goutte
la soupe perle
sur son menton
tache la serviette
en vertes auréoles
projections
traces
de la souffrance
de l’humiliation quotidienne.
Extrait P116
Ils jouent toute la journée
à parler
à lire
à écrire
Ils pensent que c’est très important
Surtout ne les détrompe pas
Jamais
Mais toi
N’oublie pas
Tu sais faire bien mieux qu’eux
Tu sais faire les vraies choses
de tes mains
Pas eux
Allumer le feu
cuire la nourriture
laver leur linge
leur vaisselle
C’est nous
tout ça
Sans nous
ils seraient perdus
nus
affamés
Nous veillons sur leurs jeux
comme des parents sur des enfants
Ils voudraient croire qu’ils sont grands
Ne leur montre pas
à quel point nous leur sommes nécessaires
Ça les vexerait
terriblement
Contente-toi de savourer
ces moments où tu sais bien que c’est toi
qui les nourrit
qui les réchauffe
qui les habille
En pelant ses carottes
elle veut se sentir absolument indispensable
Elle y parvient presque
Son cœur s’apaise au rythme du travail
Extrait P 145
Elle voudrait lui expliquer
Faire passer un enfant qui n’est pas encore né
ce n’est pas voir un corps cesser de respirer
Ce n’est pas sentir sa masse s’affaisser entre ses bras
Ce n’est pas observer l’âme quitter le regard
Faire passer un enfant qu’on ne désire pas
qu’on assumera pas
c’est éviter un autre drame
à retardement
C’est un geste de conservation
C’est le coup de talon
qui vous fait remonter à la surface quand on se noie
On en sort choqué
exténué
meurtri
mais on en sort
vivant
C’est là le but ultime
Elle sait déjà que
si elle accède à sa demande folle
elle mènera peut-être Monsieur
vers la paix qu’il réclame
mais c’est la garantie de voir s’ouvrir
devant elle
un enfer infini
Elle ne veut pas
Elle refuse
Elle le reconnaît sans honte
Elle a peur
Non pas de le faire
De devoir vivre avec
Extrait P 222
Il s’était trompé
La plupart étaient morts
Pas lui
Il était encore là pour en parler
avec elle qui l’écoute
les yeux immenses
Elle boit ses paroles
C’est pour ça qu’il est revenu
Pour raconter ça
l’horreur de ces moments
un jour
Aujourd’hui
à quelqu’un qui l’écoute
à quelqu’un qui le croit
Il espère
qui le comprend
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