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La petite fille - Bernhard Schlink

  • Photo du rédacteur: deslivresetmoi72
    deslivresetmoi72
  • 8 juil. 2023
  • 11 min de lecture

La petite fille

Bernhard Schlink – Liseuse – Juin 2023


C’est un roman original qui m’a beaucoup plu et que je conseille à beaucoup d’amis. En Allemagne, Kaspar pleure sa femme Birgit, qui vient de se suicider après des années de dépression et d’addiction. Désespéré de n’avoir pas su / pu la sauver, il surmonte sa peine en se plongeant dans le passé de Birgit. Née en Allemagne de l’est, elle l’a rejoint à Berlin-Ouest en 1965, cachant un lourd secret : elle avait donné naissance à une fille peu de temps avant et avait décidé de l’abandonner avant de passer à l’ouest. Kaspar recherche cette femme, Svenja, la retrouve et rencontre alors Sigrun, la petite-fille. Mais, Svenja a épousé un néo-nazi et ils ont élevé Sigrun dans cette doctrine. Pour tisser un lien avec Sigrun, Kaspar va l’écouter et sans l’affronter directement, l’amener à voir le monde autrement en utilisant la musique, la littérature, la culture, sans dénigrer l’éducation qu’elle a reçue. C’est la naissance des liens entre eux, les doutes de Sigrun, ses résistances qui sont vraiment au cœur du roman et le rendent si fort. J’ai beaucoup aimé cette approche que j’ai trouvée très intelligente.


Extrait n°1

Il resta debout, éprouvant sa colère dans le ventre et dans les mains. Mais c’était une colère fatiguée. Il l’avait sentie trop souvent venir et passer. Aussi bien, que voulait-on qu’il fasse ? Si le lendemain il affrontait Birgit avec colère, elle le regarderait d’abord avec honte et défi, puis se détournerait en réclamant qu’on lui fiche la paix, elle avait juste bu un peu, une fois de plus n’avait-elle pas le droit de boire un peu, et la quantité était son affaire, si ça le dérangeait, il n’avait qu’à partir. Ou alors elle fondrait en larmes, s’accuserait et s’humilierait, jusqu’à ce qu’il la console : il l’aimait, elle allait bien, tout allait bien.


Extrait n°2

Il la regardait, et voyait dans ce visage ravagé le visage intact des bons moments, qui selon les humeurs diverses pouvait avoir des expressions si différentes qu’il en était parfois déconcerté, mais toujours, même mal réveillé, épuisé ou bougon, ce visage était plein de vie. Comme il était sans vie, lorsqu’elle avait bu ! Quelquefois transparaissaient aussi dans le visage actuel ses visages du passé, l’air décidé de l’étudiante à la chemise bleue, l’expression de la jeune libraire, prudente et réservée au point d’être pour lui souvent une énigme et un charme ; son visage une fois qu’elle avait trouvé le chemin de l’écriture, concentré comme si elle réfléchissait sans cesse à son roman ou qu’elle n’arrivait jamais à se l’ôter de la tête ; son visage rose quand, ayant appris très tard à apprécier le vélo, elle rentrait après avoir pédalé pendant une heure ou deux.

Elle avait un visage vieux. Elle était vieille. Mais ce visage bien à elle était celui qu’il aimait. Auquel il voulait parler et qui devait lui parler, celui dont les yeux marron si chaleureux lui réchauffaient le cœur, dont le rire lui donnait envie de rire, qu’il avait besoin de prendre entre ses mains et d’embrasser, qui, lui, l’attendrissait. Elle l’attendrissait. Sa recherche d’une place dans la vie, le secret dont elle entourait son écriture, son rêve d’un succès tardif, sa maladie de l’alcool, le plaisir qu’elle prenait avec les enfants et les chiens – tout cela contenait beaucoup d’inaccompli, d’impossible à accomplir, et qui lui l’attendrissait. La tendresse était-elle une forme mineure de l’amour ? Peut-être si elle était tout. Pour lui elle n’était pas tout.


Extrait n°3

La regardant ainsi d’en haut, il sut qu’elle était morte. Mais en même temps il eut l’impression qu’il pourrait plus tard lui raconter qu’il l’avait trouvée morte dans la baignoire, et en parler avec elle. Comme si sur le moment elle était bien morte, mais pas pour longtemps, pas pour toujours.


Extrait n°4

Elle prétendait qu’elle n’était pas en dépression, que la dépression ça n’existait pas. Il y avait des gens mélancoliques, il y en avait toujours eu, c’était son cas. Elle ne voulait pas se laisser transformer en quelqu’un d’autre à coups de médicaments. Que tout le monde doive être équilibré et fiable, c’était une aberration de la modernité.


Extrait n°5

Là, il ne faisait rien d’autre qu’observer les gens, et il prit conscience du nombre de vies qui passaient devant lui, des vies qui avaient leur travail et leur logis, leur famille ou leur solitude, leur bonheur ou leurs soucis, qui s’étaient accommodées de leur monde ou l’incriminaient. Lui avait vécu sa vie, et les autres vies autour de lui avaient été à ses yeux comme les maisons, les rues et les arbres qui l’entouraient. À moins qu’il n’eût affaire à eux, ou eux à lui ; alors il ressentait un sentiment pour eux et pour ce qu’ils étaient pour lui. Là, maintenant, il avait pour la première fois un sentiment de ce qu’ils étaient pour eux-mêmes, chaque vie individuelle un monde entier, complet, parfait.


Extrait n°6

J’ai cru à l’époque nouvelle, qui crée un pays nouveau et une nouvelle humanité, et à mon droit d’être un être nouveau dans le pays nouveau. J’ai fait de mon mieux pour que l’époque nouvelle devienne une époque bonne. Je fus toujours partante. Mais je ne fus pas toujours docile.


Extrait n°7

Ou bien est-ce que tout aurait tourné autrement ? Après mon amour pour Leo, la trahison de Leo et la naissance de ma fille, serais-je devenue tout autre ? Déçue, ravagée, amère ? Un enfant hors mariage, à l’époque, n’était pas un problème, si la mère était au clair avec elle-même et avec l’enfant. Aurais-je été au clair avec moi et avec l’enfant ? Ou bien, dans la fausseté de Leo, aurais-je vu la fausseté du système, et dans la froideur qu’il mettait à m’utiliser, la froideur avec laquelle le système utilisait les gens ? Aurais-je rompu avec le système, me serais-je refusée et aurais-je refusé mon enfant à ce monde dans lequel nous vivions.


Extrait n°8

Je suis contente de ne pas être restée. Je suis contente d’être partie. Je ne veux vivre aucune de ces vies non vécues. Mais je ne peux pas m’en défaire. Mes vies non vécues sont miennes comme celle que j’ai vécue. Elles sont tristes, et je porte la tristesse de la vie avec mauvaise conscience sous l’ombre de mort, la tristesse de la vie d avec mauvaise conscience sous l’ombre de mort, la tristesse de la vie dans la niche, la tristesse de la vie sans et contre le monde. La RDA me rend triste.


Extrait n°9

Si l’on vit dans un pays sous un mauvais régime, on espère un changement, et un jour il advient. À la place du mauvais régime, un bon se met en place. Quand on a été contre, on peut de nouveau être pour. Si l’on a dû s’exiler, on peut revenir. Le pays, pour ceux qui sont restés et pour ceux qui sont partis, est à nouveau leur pays, le pays dont ils rêvaient. La RDA ne deviendra jamais le pays dont on rêvait. Elle n’existe plus. Ceux qui sont restés ne peuvent plus se réjouir. Ceux qui sont partis ne peuvent pas y revenir ; leur exil est sans fin. D’où le vide. Le pays et le rêve sont perdus irrémédiablement.

Cette perte irrémédiable ne me rend pas triste. Mais le vide me rend triste. Le vide, la douleur du vide, la douleur.


Extrait n°10

Je sais, c’est là que j’aurais dû lui dire où j’en étais. Je ne savais pas le mal que peut faire le silence qu’on garde. Que je conserverais toujours une prudence vis-à-vis de Kaspar, une retenue qui me bloque et le bloque. Non que j’aie peur de soudain me trahir par mégarde. Mais lorsque je veux parler à cœur ouvert, il y a toujours un moment de retenue : dois-je vraiment dire ça ? Ou bien dois-je le déposer dans la chambre du silence, dont je tiens la porte fermée à clé et dont je voudrais oublier ce qu’elle contient.

[…]

Dès lors que je ne lui avais pas dit que j’étais enceinte, j’ai dû ensuite lui taire que j’avais mis au monde une fille, et ce que j’avais fait d’elle. Et je ne peux pas lui dire non plus que je veux retrouver sa trace. La nuit, lorsque la peur me réveille en sursaut, que je ne peux pas dormir et qu’il me demande ce qu’il y a, je le rassure d’un geste. Il est content quand il me voit jouer avec des enfants, mais il ne comprend pas ce qui se passe en moi. Il ne peut pas comprendre non plus pourquoi je tiens secret ce que j’écris ; cela le blesse, et le blesser me blesse aussi, mais je ne peux pas lui dire sur quoi j’écris : sur moi, ma fille et mon désir de la retrouver.

Je ne savais pas le mal que fait à long terme le silence qu’on garde. Si je l’avais su, si j’avais pensé en termes de longues années – est-ce que cela aurait changé quelque chose ?


Extrait n°11

Il n’y a pas lieu de réfléchir, il y a seulement à décider. Mais tu as besoin de moi et tu ne peux pas décider sans moi. Ça ne me plaît pas, ni le dépôt sur le seuil, ni qu’il grandisse chez je ne sais quels parents adoptifs ou familles d’accueil, et encore moins dans des foyers. Si tu ne veux pas de cet enfant, il appartient au père. Lui le veut. Pourquoi ne serait-il pas un bon père ? Il était assez bien pour que tu en tombes amoureuse et que tu couches avec lui. »

Les jours suivants, Paula n’a pas lâché prise malgré les désaccords avec mon père, disait-elle – n’aurait-il pas mieux valu qu’il fût là, au lieu d’être tué à la guerre ? Leo s’était servi de moi, est-ce que cela ne montrait pas combien il voulait un enfant et avec quelle affection et quelle attention il s’en occuperait ? Je voulais m’enfuir – pourquoi ne pas vouloir donner une bonne fin à ce que j’avais fait ici, et partir réconciliée ? Le salaud et moi la victime – était-ce vraiment ça ? Ne l’avais-je pas tout autant séduit qu’il m’avait séduite, pourquoi n’avoir pas pris de précautions, avais-je voulu le lier à moi par cet enfant ?

Que voulait-on que je réponde ? Je savais qu’il était exclu que Leo ait l’enfant, je le savais avec ma tête et mon corps, je le savais avec la plus grande certitude. Je le sais encore aujourd’hui.


Extrait n°12

Parfois je te regarde, lorsque tu me portes jusqu’au lit et m’y étends, et que je me réveille sans te le montrer. Ensuite tu es assis sur le tabouret et ton regard est dirigé vers moi, mais tu rêves. Rêves-tu des enfants que nous n’avons pas eus, de la compagne que je n’ai pas été pour toi, de la femme que je serais si je ne buvais pas ? Ou bien rêves-tu de la jeune femme dont tu es tombé amoureux ? Tu m’aimes encore, je sais. C’est la grande consolation de ma vie : si nombreuses que soient les choses que je ne suis pas, dans ma vie, et les choses que je ne suis pas pour toi, je suis suffisamment pour être jusqu‘à ce jour aimé par toi.


Extrait n°13

Le dernier soir avant l’arrivée de Sigrun, il alla dans la chambre et s’assit sur la chaise. C’est là qu’il était resté assis après la mort de Birgit et le départ de la police. C’était alors la chambre de Birgit, à présent c’était celle de Sigrun. À l’époque il ignorait encore tout de Sigrun, à présent ce qu’il savait de Birgit était sens dessus dessous. Elle avait écrit que sa grande consolation était qu’il l’avait aimée. Pourquoi ne s’était-elle pas laissé aimer plus profondément par lui ? Pourquoi était-elle restée avec elle-même et pour elle-même ? Que signifiait qu’elle lui ait légué Sigrun? C’était bien ce qu’elle avait fait, c’est ce qu’il ressentait. Ce qu’il n’avait pas pu imaginer de faire depuis la mort de Birgit – avec Sigrun il allait retourner à l’opéra et aux concerts.

Il regarda le mur vide. Il n’avait pas pu se décider à choisir un tableau pour Sigrun, et il s’était aussi rappelé qu’enfant, il aimait regarder le mur vide à côté de son lit.


Extrait n°14

Quand j’écoute Bach, j’ai le sentiment que la musique contient tout, le léger et le lourd, le beau et le triste, et qu’il les réconcilie. Avec Glass je pense au fleuve de la vie qui s’écoule, vite, avec çà et là des cascades et des rapides, mais qui sans cesse se hâte. Brahms est pour moi à la fois passion et maîtrise. Je ne veux pas dire qu’au concert tu doives éprouver les mêmes choses que moi. Chacun entend ce qu’il doit entendre. Mais il est bon, en écoutant la musique, d’écouter de temps à autre à l’intérieur de soi ce que la musique nous fait. »


Extrait n°15

Il fit une pause. Devait-il ajouter qu’il était fier d’elle ? Mais il voyait venir l’échange où elle se dirait fière d’être une Allemande, et il répondrait qu’on ne peut pas être fier de ce qu’on est, mais seulement de ce qu’on a le mérite d’avoir fait, et il n’avait certes pas mérité Sigrun. Il décida aussi de ne pas lui dire qu’il était heureux qu’elle soit sa petite-fille ; soit il lui manifesterait ce bonheur et elle le remarquerait en de nombreuses situations, et alors il n’aurait pas besoin de l’exprimer, soit l’exprimer ne servirait à rien là où il échouerait à le manifester et à le lui faire remarquer.


Extrait n°16

Fallait-il qu’il s’habitue à cela aussi ? À ce qu’elle reste celle qu’elle était un an plus tôt ? Qui se plongeait dans son monde à lui avec curiosité, parfois avec enthousiasme, pour ensuite s’en débarrasser comme le chien qui s’ébroue en sortant de l’eau du lac, et rester attachée à son monde à elle et sa vie völkisch, comme si de rien n’était ? Est-ce que leur été ensemble, où elle avait oublié Hitler aussi vite qu’elle avait pu s’en souvenir, n’avait été qu’un moment exceptionnel de grandes vacances ?

Il lui avait fait une place dans son cœur – mais à condition qu’elle abjure son monde et qu’elle trouve accès au sien ? Non, il ne voulait pas aimer ainsi. Et comment pouvait-il penser, ne fût-ce qu’un instant, que sa personne, sa présence, son influence pourraient corriger en quelques semaines ce qui avait mal tourné pendant quinze ans ? Quelle prétention, quelle impatience !


Extrait n°17

Comment pouvait-elle lui reprocher d’avoir disparu de sa vie ! Son regard l’avait supplié de partir. Qu’aurait-il pu faire d’autre ? Et pourquoi n’avait-elle jamais écrit une lettre ou pris le téléphone ? « Pourquoi… » Il n’en dit pas plus. Il ne s’agissait pas de ce qui avait eu lieu ou pas entre eux, à l’époque et depuis lors. Il ne s’agissait pas de reproches, justifiés ou non. Sigrun se sentait abandonnée, seule, et elle avait été seule dans son monde qu’il lui avait rendu un peu étrange, sans pour autant l’installer dans une autre patrie. Quelle que fût la raison qui l’avait empêchée de lui faire signe, elle avait été seule. Il l’attira contre lui. « Je suis désolé, Sigrun, je suis désolé. Je ne te laisserai plus seule.


Extrait n°18

Vous autres, vous ne tirez pas ? Vous tabassez le dealer nigérien pour qu’il s’aperçoive qu’il n’est pas le bienvenu en Allemagne ? Tu crois qu’il ne le sait pas ? Et les journalistes – oui, ils n’oublieront pas, je ne l’oublierais pas non plus, si ma voiture brûlait devant ma porte. Et alors ? Tu crois que le journaliste va se mettre à écrire autrement ? Ou n’osera plus écrire ? Crois-tu que si vous incendiez ma voiture parce que je ne vends pas de bons livres, j’arrêterai ? C’est quoi, toutes ces âneries, Sigrun ? La vie est ailleurs. La vie, c’est la musique et le travail. Fais des études, apprends quelque chose aux enfants, soigne des malades, construis des maisons ou donne des concerts – tu es intelligente, tu es forte, fais-en quelque chose. Personne ne reprendra la Prusse-Orientale et la Silésie. L’Allemagne ne deviendra pas plus grande, mais elle n’est pas trop petite, et ses coutures ne craquent pas par la faute des immigrés. Et on a besoin d’eux : qui d’autre veut encore ramasser les asperges, faire les vendanges et tuer les porcs ? Si la ferme de ton père tourne bien, qu’il a besoin d’un commis et qu’il ne trouve qu’un étranger, il l’embauchera. Il devra apprendre l’allemand et obéir aux lois comme tous les autres, mais s’il le fait, où est le problème ? Qu’on vive en Allemand völkisch, en Allemand tout court ou en immigré devenu allemand, que les noces soient célébrées sur le pré, ou le mariage à l’église, ou que les Juifs brisent un verre à l’abri d’une tente – qu’est-ce que ça peut faire ? Laisse les gens vivre comme ils veulent, laisse-les vivre. » Il venait d’exploser et cela l’embarrassait, mais ça lui avait fait du bien.

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