La sage-femme d'Auschwitz - Anna Stuart
- deslivresetmoi72
- 17 févr.
- 10 min de lecture

Ce livre, dans une élégante édition, m’a été offert à Noël par ma fille. Bien évidemment, de par les thèmes liés à la seconde guerre mondiale et aux camps de concentration, ce n’est pas une lecture facile…mais on le sait quand on le commence. Je lis régulièrement des livres en lien avec cette époque, toujours avec émotion et une grande admiration pour ceux et celles qui ont vécu ces horreurs et en témoignent avec beaucoup de dignité. Là, il ne s’agit pas d’un témoignage direct, mais d’un roman inspiré d’une histoire vraie, celle de Stanislawa Leszczynska.
Tous ces écrits sur la seconde guerre participent, chacun à leur façon, à la transmission de cette part de l’histoire, transmission essentielle à l’heure où les témoins directs sont de moins en moins nombreux et où montent partout en Europe les partis extrémistes, pour que « plus jamais ça ! ».
C’est un récit fort, prenant dès le début, aux personnages forts et attachants. L’amitié entre Ana et Esther adoucit le récit des horreurs de la guerre qui sont évoquées dans leur atrocité, mais avec une certaine retenue ou distance. Le mélange entre faits réels et les « romances » pourra choquer les plus historiens des lecteurs, mais c’est, selon moi, un procédé qui permet d’atteindre un grand lectorat.
Ester est une jeune femme juive polonaise, infirmière, qui rencontre Filip, jeune homme dont elle tombe aussitôt amoureuse et qui la demande en mariage le jour de la déclaration de la guerre et l’épouse quelques semaines plus tard, cérémonie marquée par l’intervention des SS. Peu après, commence la ghettoïsation des juifs dans la ville. Avec l’aide d’Ana, son amie chrétienne, sage-femme, Ester développe ses compétences pour aider les femmes du ghetto à mettre au monde leurs enfants. Quand toutes les deux se retrouveront dans le camp d’Auschwitz, elles continueront à « exercer leur art », en assistant aux crimes commis par les SS, y compris sur les nouveaux-nés juifs. Elles donneront la vie dans le royaume de la mort. Seuls quelques enfants, blonds, sont sauvés et arrachés à leur mère pour être « offerts » à des familles allemandes. Pour ces bébés, et pour sa propre fille, Ester a alors l’idée de les tatouer discrètement, sous l’aisselle, avec le numéro de matricule de leur mère, fondant l’espoir de retrouvailles après la guerre. Autour d’Ana et Ester, sont évoqués les rôles et les destins des autres membres de leurs familles respectives.
A titre personnel, j’ai vraiment beaucoup aimé cette histoire que je garderai en mémoire. Ana et Ester sont attachantes et leur lien indéfectible est le pilier du roman qui, à travers leurs yeux, apporte des informations historiques avérées sur la vie dans les camps, le rôle des médecins nazis dans l’extermination, le traitement des jeunes mères et enfants. Je ne connaissais pas l’histoire de Stanislawa Leszczynska dont l’autrice s’est inspirée et, suite à cette lecture, je m’y suis intéressée en lisant divers documents à son sujet.
Extrait P23
… ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, et leurs lèvres se rencontrèrent, et elle se dit qu’elle aussi avait perdu bien trop de temps jusqu’à ce moment. Le monde semblait anser une ronde de joie autour d’eux en même temps qu’un son puissant retentissait à ses oreilles, comme si Dieu faisait soudain chanter tous les anges du ciel. Mais si tel était le cas, il avait choisi un bien étrange chœur, car le son prit bientôt des accents de hurlement sinistre, et ce n’est qu’en s’écartant de Filip qu’elle comprit qu’il s’agissait de la sirène signalant une alerte aérienne par les hauts- parleurs disposés dans la rue.
- Vite ! dit Filip en lui prenant la main pour l’emmener dans la cathédrale.
Au-dessus de leurs têtes, deux avions allemands sombres et menaçants fendaient le ciel bleu. Et Ester ne savait déjà plus si c’était le plus beau ou le plus terrible jour de sa vie.
Question qu’elle se poserait encore de multiples fois au cours des noires années à venir.
Extrait P 51
Ann avait lu un article sur le ghetto dans le journal la veille. Bartek et elle avaient été choqués par le ton brutal, l’organisation sans pitié mise en place, et surtout par l’idée générale de ségréguer des êtres humains sur des critères arbitraires de prétendue « pureté raciale ». Elle s’était sentie profondément navrée pour les Juifs qu’on allait chasser de leur domicile pour être regroupés autour du marché de Baluty, à quelques rues de là, mais jamais il ne lui était venu à l’esprit qu’elle puisse à son tour être chassée du sien.
- S’il-vous-plaît, que pouvons-nous faire ? Est-ce une question d’argent ? Nous pouvons…
- Il ne s’agit pas d’une question d’argent, madame. Ce sont nos ordres. Votre maison est dans la zone de relogement, donc vous devez partir. Ne vous en faites pas, on vous attribuera une autre maison. Peut-être mieux que celle-ci – certains juifs se sont beaucoup enrichis en suçant le sang des habitants de cette ville. […] Vous avez deux jours pour faire vos valises, et vous devez vous rendre au bureau du logement le 12 février entre …(Il avisa son carnet) Dix heures et midi. Vous nous donnerez vos clés et on vous remettra celles d’un autre logement. Un logement propre.
- C’est propre, ici.
- Ça ne le sera plus quand vous serez cernés par les Juifs.
Ana le dévisagea, sidérée.
- Vous croyez vraiment ce que vous dites ?
Extrait P78
Ce n’étaient pas des nazis, mais des Allemands ordinaires venus faire leur vie à Lodz paisiblement, avant que les soldats débarquent et leur inculquent qu’ils étaient supérieurs aux autres. Qui n’aurait pas envie d’entendre ça ?
Elle ne leur pardonnait pas pour autant. Ce n’étaient peut-être pas eux qui avaient changé le nom de la ville, imposé de nouvelles lois et parqué tous les gens différents derrière des fils barbelés, mais ils ne s’insurgeaient pas contre ceux qui le faisaient.
Extrait P87
Plus tard, la famille se retrouva autour de la soupe de betteraves dans une ambiance bien plus calme et solennelle.
- Zander, je veux rencontrer tes amis, dit Ana.
- Moi aussi, renchérit Bartek.
- Moi aussi.
- Moi aussi.
Tous se regardèrent. Ana tendit les mains et ils répondirent immédiatement à son geste en y joignant les leurs, formant un cercle.
- Nous devons être sûrs de notre engagement, déclara Ana. En entrant dans la Résistance, nous risquons tous de perdre la vie.
- Ou de perdre notre âme si nous n’y entrons pas, répondit Bartek.
Ce n’était pas une compétition. Tous inclinèrent la tête humblement devant Dieu et se firent le serment de combattre le mal.
Extrait P 132
Celui-ci expliquait avoir reçu l’ordre d’évacuer plus de vingt-mille Juifs, et que son Conseil avait pris cette terrible décision pour pouvoir répondre à l’ordre.
- ce qui a guidé notre raisonnement n’est pas « Combien allons-nous en perdre ? » mais « Combien allons-nous en sauver ? », poursuivit-il en forçant sa voix par-dessus la clameur désespérée. Je ne peux vous apporter aucun réconfort aujourd’hui. Je suis venu ici comme un voleur, pour vous enlever ce que vous avez de plus précieux. Je suis obligé de diriger cette terrible opération, en coupant des membres pour que le reste du corps continue puisse survivre. Je dois donc vous prendre vos enfants. Si je ne le fais pas, d’autres seront pris en plus.
Il continua de plaider sa cause, essayant d’expliquer qu’il avait tout fait pour dissuader les nazis, sans que personne l’écoute. Tout ce que les gens entendaient désormais, et qui résonnait dans leurs têtes telle une sirène de l’enfer, c’était : « Donnez-moi vos enfants, donnez-moi vos enfants, donnez-moi vos enfants. »
Extrait P181
- […] Il se trouve justement que nous venons de recevoir une nouvelle directive de Herr Himmler en personne. Dorénavant, le programme d’euthanasie ne doit s’appliquer qu’aux déficients mentaux. Le Reich a besoin de force de travail, et nous ne pouvons plus nous permettre de perdre des femmes enceintes. A partir de maintenant, ni elles ni leurs bébés ne seront plus … supprimés.
Klara avait l’air furieuse.
- Les bébés doivent rester en vie ? demanda-t-elle avec une incrédulité funeste.
- Les bébés ne doivent pas être tués, rectifia le Dr Rohde.
Il jeta un regard circulaire dans le bâtiment crasseux. Même Ana, au bout de quelques heures seulement dans ce lieu maudit, savait déjà qu’aucun nouveau-né n’avait de réelle chance de survie dans pareil environnement. Mais elle sentit alors la main d’Ester se glisser dans la sienne pour la serrer, et se dit que c’était peut-être un début.
- Merci Herr Doktor, dit-elle/
Il lui adressa un bref hochement de tête.
- Vous pouvez faire votre travail da sage-femme. Et vous, ajouta-t-il à l’endroit de Klara, vous allez changer votre façon de faire le vôtre.
Obligée de se soumettre, Klara fusilla Ana du regard.
- Bien, Herr Doktor.
Ana éprouva un petit sentiment de triomphe. C’est donc pour cela qu’elle était ici. Telle était la mission que Dieu lui avait assignée, et elle allait s’employer à l’honorer. Quoi que cela lui coûte, elle devait maintenant se battre pour préserver la vie de tous les bébés qui naîtraient à Auschwitz-Birkenau. Elle coula un regard à Ester et osa lui adresser un petit sourire. Elles feraient cela ensemble.
Mais Klara n’en avait pas encore fini avec elles.
- Ça ne concerne quand même pas les Juifs, Herr Doktor ? lança-t-elle alors que son supérieur regagnait la porte.
Le Dr Rohde regarda autour de lui.
- Non, approuva-t-il après un instant d’hésitation. Les Juifs mourront.
Extrait P188
Grese finit par se fatiguer et alla rejoindre ses camarades, laissant à terre sa victime brisée par les coups. Ester dut lutter pour ne pas se pencher et aller aider la pauvre femme. Birkenau leur interdisait même de faire preuve de ce genre d’humanité. Comme Ana le lui disait souvent, leur seule arme désormais était de rester en vie. La gentillesse était devenue un monument clandestin.
Extrait P261
Non, « malheureux » n’était pas le bon mot, se dit-elle. Mais comment qualifier cette absence totale et permanente du moindre confort, avec ce froid qui vous pénétrait jusqu’aux os, cette faim si dévorante qu’il était difficile de penser à autre chose qu’au prochain morceau de pain rassis, et avec cette douleur constante dans les côtes depuis qu’elle s’était fait passer à tabac dans la salle d’interrogatoire, il y avait presque un an ?
Extrait P 282
Elle avisa le long chemin qu’il lui restait à parcourir sous ce soleil de plomb et sentit son corps protester d’avance. L’endurance dont une personne était capable la surprenait toutefois – elle avait découvert cela au cours de cette quinzaine de mois à Birkenau. Une telle capacité de résilience face à autant de souffrances aurait dû l’inspirer, mais à vrai dire, Ana commençait plutôt à trouver cela absurde.
Peut-être n’avait-elle plus toute sa tête. Il faisait chaud depuis trop longtemps, et elle avait si peu de chair de reste sur les os qu’elle craignait que ses organes ne brûlent quand elle sortait par cette chaleur. Elle aurait dû s’estimer heureuse de ne pas travailler dehors, mais ce genre de sentiment lui maquait également. Chaque jour, elle aidait des femmes à mettre des enfants au monde – des enfants qui seraient chanceux s’ils passaient ne serait-ce qu’une semaine au camp. Chaque jour, elle enjambait des cadavres rien qu’en faisant son travail. Chaque jour, des trains arrivaient à Birkenau – où le nouveau quai attestait de l’efficacité de la machine de mort des Allemands-, faisant trembler les murs du bloc 24 comme en guise d’avertissement : votre abri est précaire, votre protection tout autant ; vous pourriez être la prochaine.
Serait-ce si grave, finalement ?
Extrait P383
- Oh, Naomi, fit Ester en la serrant très fort. Comment fais-tu pour être aussi optimiste ?
La jeune Grecque haussa les épaules et Ester s’imprégna de ce geste familier afin de graver ce souvenir de Naomi dans sa mémoire. Birkenau avait été une horreur absolue, mais elle y avait trouvé des amies merveilleuses et sentait déjà le vide que leur départ allait laisser en elle.
- C’est simple, répondit Naomi avec décontraction. J’y arrive parce que, sans ça, je m’effondrerais. Le monde est un endroit terrifiant. Il l’est devenu le jour où les nazis ont commencé à nous piétiner, et il l’est encore, même si c’est nous qui commençons à les piétiner maintenant. Ils nous ont volé notre passé, ils dominent encore notre présent, et qui sait dans quelle mesure ils n’ont pas déjà dévasté notre avenir… C’est affreusement injuste, et si j’y pense trop, j’ai envie de piquer une crise, de hurler et de me rouler par terre comme un gamin. Mais à quoi est-ce que ça servirait ? On n’a qu’une vie, et les nazis l’ont déjà suffisamment gâchée.
Ester essuya ses yeux.
Extrait P386
Le lendemain matin, aux premières lueurs de l’aube, elles étaient prêtes, chaudement vêtues, munies de bonnes chaussures et de sacs à dos de la Croix-Rouge remplis de nourriture. Une trentaine de personnes s’étaient rassemblées là pour leur petite expédition, et toutes avaient spontanément formé les lignes auxquelles ils étaient habitués en tant que prisonniers avant de se mettre à rire pour les rompre comme Frank les embarquait sur la route quittant Auschwitz.
Au bout de quelques minutes, un silence se fit et tous se retournèrent pour regarder derrière eux. Ester exhala un soupir. Le sinistre camp de Birkenau, où Ana et elle avaient passé près de deux terribles années, était déjà hors de leur vue, mais les lignes droites du camp principal étaient tout aussi évocatrices de l’horreur qui y avait régné, et elle savait que certaines parties d’elle-même étaient irrémédiablement abîmées par tout ce qu’elles avaient vécu dans ces lieux. On leur avait dit qu’elles avaient de la chance d’être vivantes, ce qui était vrai, naturellement, mais elle n’avait pas le sentiment que ce fût une chance. A vrai dire, elle ne se sentait même pas réellement vivante ; elle avait plutôt l’impression d’être une sorte de coquille vide.
Extrait P393
Elles avaient décrit la faim, le froid pénétrant, l’humiliation des appels incessants, la brutalité des gardes, et bien sûr, l’horreur des immenses chambres à gaz qui recrachaient sur elles de la fumée d’humains, jour et nuit, telle une malédiction sans fin. Et les gens avaient écouté et s’étaient émus de tout cela, avec sincérité, mais ils ne pouvaient pas réellement comprendre. Ce qui était peut-être mieux.
Mais cela faisait tout de même mal.
- vous n’êtes même pas juive, avaient dit certains à Ana, comme si cela changeait quoi que ce fût à l’affaire, comme si les Juifs, eux, étaient peut-être plus durs au mal.
Mais personne ne serait jamais assez dur au mal pour supporter les atrocités commises dans les camps et, en regardant la ville pleine d’activité et de gens qui trouvaient qu’attendre un tram vingt minutes sous la neige était une épreuve, Ana se demanda si elle pourrait jamais se réadapter à une vie normale pour elle, ici. S’il existait même une vie normale pour elle, ici.
Comments