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la salle de bal - Anna hope

  • Photo du rédacteur: deslivresetmoi72
    deslivresetmoi72
  • 25 févr. 2020
  • 9 min de lecture

Au départ, c’est une erreur qui est à l’origine de cette lecture : un ami m’a conseillé la lecture du livre « Le bal des folles », mais je n’avais pas noté le titre…et quand j’ai recherché le livre conseillé, je ne me souvenais pas du titre exact, mais seulement du thème et du mot « bal » et…c’est comme ça que je suis arrivée sur « La salle de bal ». Je me suis rendue compte de la confusion après avoir commencé à lire « La salle de bal », et j’ai bien sûr décidé de poursuivre la lecture en mettant de côté pour plus tard l’autre roman !

J’ai beaucoup aimé ce roman de littérature anglaise, dès les premières pages. Le style et l’écriture, assez classiques, sont au service de thèmes forts, puissants assez rarement abordés.

On plonge au cœur d’un établissement psychiatrique, Sharston, au début du XXème siècle, dans la campagne anglaise. Et on découvre, grâce aux recherches et à la documentation très fournie utilisée par Anna Hope, l’univers de la psychiatrie de cette époque, les critères arbitraires aboutissant à l’internement de toute personne « déviante » ou « aux nerfs fragiles », des techniques de thérapie brutales et humiliantes. Historiquement, l’auteure nous rappelle aussi les tendances à l’eugénisme qui étaient très en vogue à l’époque, tant dans le corps médical que chez les politiques : Churchill, en particulier, était un partisan de cette « théorie » visant à empêcher les « faibles d’esprit » et autres « indigents » de s’unir et « se reproduire » pour améliorer la « composition » de la société !

Anna Hope nous relate la vie dans cet asile, autour de 5 personnages centraux : Ella, jeune femme internée pour avoir eu une réaction violente en réponse à des brimades. Clem, qui deviendra rapidement son amie et sa confidente, est là pour soigner ses idées suicidaires et sa dépression. John, l’Irlandais, parti errer sur les routes après le décès de sa fille et sa séparation d’avec sa femme a fini par arriver à l’asile. Il y est l’ami de Dan, marin bourlingueur qui semble avoir parcouru la Terre entière. Et, après tous ces « patients », il y a Charles, le médecin : c’est le personnage le plus complexe du roman, introverti, frustré, homosexuel refoulé à une époque où c’est plus que tabou, musicien, il est capable d’empathie ou de dureté extrême dans sa façon de s’occuper de ses patients, il se montre rancunier et revanchard, avide de gloire et de pouvoir. C’est leur quotidien, leurs relations, leurs évolutions qui sont racontées avec beaucoup de détails et de réalisme.

Au cœur du roman, Ella et John, dans cet univers clos, s’aiment…ce « bonheur » est insupportable pour Charles qui va tout faire pour les séparer et les briser. En parallèle, convaincu par les thèses d’eugénisme développées par Darwin, il se propose d’être dans les premiers à tester la stérilisation des « aliénés »…

J’ai vraiment beaucoup aimé ce roman, j’ai aussi beaucoup appris ! Belle découverte !


Extrait 1

Donc les fenêtres étaient masquées dans la chambre à tisser numéro quatre, mais il n’y avait rien de nouveau à ça. Et le bruit. Parfois elle se disait que c’était ça que cet endroit produisait : du bruit et du tissu, mais surtout du bruit, au point de noyer les pensées, au point de l’entendre tinter et bourdonner aux oreilles pendant toute la journée de repos. Mais la veille au matin, Ella avait vu les enfants, le visage crispé par la terreur. Vu les vieilles femmes, les épaules courbées, pareilles à des sacs à moitié vides. Les jeunes calées contre leur métier comme si dans le vacarme et les peluches elles s’offraient aux dieux de la filature, du métal et de la laine. Elles se livraient, dans la chambre à tisser numéro quatre, et Ella avait vu leur vie se transférer aux machines. Pour quoi ? Pour quinze shillings à la fin de la semaine dont on cède la moitié à son père avec comme seul horizon l’éternité des jours à venir pendant que tout s’échappe de soi, et puis s’endormir, en être châtié, et les fenêtres tellement embuées qu’on ne voit jamais le ciel. Elle voulait voir le ciel.



Extrait 2

Être sage, Ella savait ce que c’était. Elle le savait depuis toute petite. Être sage c’était survivre. C’était regarder sa mère se faire rouer de coups et ne rien dire pour ne pas y passer à son tour. Avoir la nausée parce qu’on était lâche de ne rien faire de plus. Prendre les coups une fois sa mère partie et ne jamais pleurer, ni montrer à quel point ils faisaient mal. Rentrer ses nattes sous ses vêtements, se fermer et travailler dur. Jour après jour après jour. Mais être sage c’était seulement l’extérieur. L’intérieur était différent.



Extrait 3

On entrait dans le vif du sujet. Et bien qu’il eût parfaitement conscience du problème – Sharston lui-même était plein à craquer de pauvres et de fous –, Charles n’était pas certain des manières de le résoudre. Les faibles d’esprit devaient assurément être empêchés de procréer. Mais comment agir à partir de ce constat – comment définir cette catégorie et appliquer cette mesure préventive –, Charles n’avait là-dessus aucune certitude. C’était l’idée de la mise en application qui le dérangeait. Il était facile de maintenir la séparation des deux sexes dans cette espèce de ségrégation douce qui se pratiquait à Sharston, et pendant leur séjour ici les internés pouvaient, peut-être, grâce à de la bonne nourriture, un bon comportement et un bon travail honnête (sans parler de la bonne musique), s’améliorer. Devenir de meilleurs spécimens. En réalité, songea Charles, cela se résumait à ça : soit on croyait à la capacité de changement, des gens, soit on n’y croyait pas. Or Charles était, par nature, un optimiste.



Extrait 4

Il y a trois façons de sortir d’ici. Tu peux mourir. C’est facile. Les gens meurent tout le temps. Tu peux t’enfuir. Presque impossible. Ou tu peux les convaincre que tu es suffisamment saine d’esprit pour partir.



Extrait 5

Elle savait que Clem avait raison, qu’on laissait sortir les gens d’ici. Elle l’avait vu de ses propres yeux : la façon dont leur visage changeait quand elles savaient. Mais à présent, assise là dans la salle commune au fil des vendredis, à regarder les femmes se préparer, elle avait peur. La croyaient-ils toujours folle ? Qui connaîtrait les choses qu’elle avait en elle si elle restait dans cet endroit ? Elle n’avait personne pour prendre sa défense ici, nul être pour se faire son écho, rien pour expliquer qui elle était ou aurait pu être.



Extrait 6

Suivant l’usage, le père – directeur d’une école de garçons non loin de là – avait été interrogé au sujet d’éventuels antécédents familiaux, et il y avait un récit bref de la maladie nerveuse de sa femme, la mère de la fille, désormais décédée. D’après l’entretien, elle avait été sujette à des « crises de nervosité » sans jamais être hospitalisée. Elle était morte jeune, suicide, à trente ans, quand sa fille en avait sept. À mesure qu’il lisait, Charles était envahi par la sensation agréable des pièces d’un puzzle qui s’assemblent. Ainsi donc la tare neuropathique était transmise de mère en fille, la mère étant le transmetteur de l’infection. Rien que le père ou le frère, impuissants, eussent pu empêcher. Rien, d’ailleurs, que la fille elle-même eût pu faire pour échapper à son destin. Il tailla son crayon et écrivit : « Contagion d’utérus à utérus, l’essence même de l’hystérie. Hystera = utérus en grec. »

Tout cela était parfaitement logique : l’une des rares patientes issues de la classe moyenne, elle en présentait une maladie typique. C’était un fait étrange, mais le prolétariat avait tendance à ne pas être hystérique : avec lui la tension de la folie était enfouie sous terre, où elle devenait plus profonde, plus bizarre, plus difficile à déraciner – délirante, fantastique. Une prolétaire présentant une affection hystérique aurait été un sujet de risée.



Extrait 7

Ses yeux se reportèrent sur Mulligan : ces deux éclats de silex. Le silex n’était-il pas le précurseur du feu ? Cet incident avec Brandt avait clairement montré qu’il suffisait d’attiser un peu Mulligan pour qu’il flambe. Si c’était vrai de son côté violent, pouvait-ce l’être aussi de son côté plus délicat ? Que dire de son visage, cet après-midi-là, à l’écoute du sol bémol majeur ? Et si sa réaction à Schubert constituait la première pousse verte d’un champ au printemps ? L’homme avait manifestement le goût de la musique, pourtant il ne s’était jamais rendu, du moins pas dans les souvenirs de Charles, aux bals du vendredi soir.



Extrait 8

Il se confronta à son reflet, vit ses yeux noisette, la mollesse de sa silhouette, et une pâle révulsion l’envahit. Il était là, déterminé à créer un monde meilleur, et se croyait, alors qu’il mangeait du Yorkshire pudding et des gâteaux vapeur, en bonne voie pour devenir un homme supérieur. C’était risible. Il avait honte de lui. Si c’était son devoir d’écrire une allocution pour ce congrès, ça l’était tout autant de modifier sa silhouette, d’incarner l’homme supérieur sous tous ses aspects : comme l’avait dit Pearson, les plus beaux esprits doivent résider dans l’écrin des plus beaux corps.



Extrait 9

Pendant son travail, l’idée qu’elle et les autres femmes étaient piégées à l’intérieur était comme un caillou dans sa chaussure, un gravillon, de ceux avec lesquels on peut marcher plusieurs kilomètres sans que la foulée s’en trouve entravée, mais là néanmoins, impossible à oublier.



Extrait 10

Ses mains planaient au-dessus de la carte. « Cet oiseau en a probablement vu davantage en l’espace de quelques semaines que je n’en verrai jamais de toute ma vie. Tu t’imagines : être née ici, juste ici, dans les terres de ce pays, et ensuite passer l’hiver en Inde, ou en Afrique, et puis revenir ici, à l’endroit même où tu es née, pour trouver un mâle ? Comment diable s’y prennent-elles ? » Plus tard, Ella guetta les deux hirondelles sous les avant-toits à l’extérieur de la fenêtre afin de les observer encore de plus près à présent. L’idée qu’elles parcouraient tout ce chemin en volant, franchissaient les montagnes et les mers avant de revenir ici, parce que c’était chez elles – l’idée qu’elles savaient retrouver leur chemin –, changeait les choses. C’était une nouvelle façon de voir : cet endroit n’était plus seulement celui où femmes et hommes étaient enfermés, mais aussi le foyer d’autres créatures, des créatures qui avaient voyagé loin et avaient malgré tout choisi ce lieu, parce que c’était là, plus que n’importe où ailleurs, qu’elles devaient mettre leur famille au monde.


Extrait 11

Il y eut encore des rires chaleureux, mais dès lors l’attitude de Darwin changea, et tandis qu’il entamait son discours, le silence s’imposa dans la salle. « Notre tâche… en vérité, à la Société eugénique, est d’étudier toutes les méthodes possibles pour empêcher la décadence de la nation, et quand cet objectif sera atteint, il deviendra évident que non seulement la lutte sera longue et ardue, mais que notre première préoccupation devrait être de commencer sur des bases justes. — Bravo ! — Il est notable, poursuivit Darwin, que les sections de la communauté qui parviennent le moins bien à gagner décemment leur vie se reproduisent plus rapidement que les bénéficiaires de salaires plus élevés ; et, en second lieu, qu’une proportion considérable de cette strate la plus pauvre s’en extrait ou s’y enfonce à cause de quelque force ou faiblesse innée de l’esprit ou du corps, avec pour résultat que les membres de cette classe mal payée ont en moyenne, et de façon inhérente, moins de capacités que les mieux payés. » Charles pensa à Mulligan. À ses capacités inhérentes. Cet homme était un caillou dans sa chaussure. Pourquoi l’embrouillait-il à ce point ? « Afin d’endiguer la décadence de la nation ainsi clairement annoncée, la question de savoir si des mesures peuvent et doivent être prises dans le sens de restrictions au mariage imposées à ceux qui ne gagnent pas de quoi vivre, surtout quand ils sont jeunes, a donc de grandes chances d’être de plus en plus portée à notre attention. »



Extrait 12

Libre. Elle laissa ce mot l’emplir. Si elle s’enfuyait maintenant, elle serait à des kilomètres d’ici avant que quiconque se réveille. Si elle s’enfuyait maintenant, elle n’aurait plus jamais à retourner là-dedans. Mais elle pensa alors à lui qui l’attendait. Viendrait-il avec elle ? S’enfuirait-il lui aussi ? Elle emprunta le sentier étroit qui longeait l’arrière des bâtiments, la terre était chaude sous la peau de ses pieds, la transpiration refroidissait dans son dos. L’air était dense, de la température du sang. Elle atteignit la lisière du bois, vit l’arbre esseulé, qui se dressait à l’écart : gigantesque dans l’obscurité, il jetait ses branches dans le ciel, et lorsqu’elle marcha sous ses feuilles déployées, il y eut un bruissement, et il était là, atterrissant sans bruit sur le sol à ses côtés. Sa carrure. Il semblait plus costaud ici, sans rien autour de lui, juste les arbres et le ciel. Son cœur dérapa…



Extrait 13

Le projet de loi sur les faibles d’esprit constituerait la véritable révolution dont le pays avait besoin. D’ici à la prochaine génération, ou même avant, il n’y aurait plus de combat industriel. Aucun ouvrier tourmenté par le chômage ni le manque. Assez d’emplois pour tout le monde. Qu’elle était belle, cette simplicité ! Un projet montait en lui, un projet audacieux, mais un projet qui, s’il aboutissait, serait susceptible de transformer son sort ainsi que celui de l’asile, du directeur, voire du pays lui-même. Sharston avait l’opportunité de devenir un hôpital d’un genre nouveau, un hôpital spécialisé dans la prévention plutôt que dans la guérison. Charles avait envoyé sa lettre à Churchill. Debout, il leva les bras vers le vaste ciel bleu. Il était temps d’entreprendre une action audacieuse, temps pour les hommes supérieurs d’entrer dans la lumière.

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