La servante écarlate - Margaret Atwood
- deslivresetmoi72
- 5 août 2019
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 5 janv. 2020

C’est un livre que j’avais repéré il y a un moment et dont j’ai beaucoup entendu parler : il était mis en avant par de nombreuses critiques très souvent élogieuses, et aussi par plusieurs libraires parmi ceux dont je partage souvent les coups de cœur ; il a également inspiré une série très suivie, The handmaid’s tale, mais que je n’ai pas regardée.
C’est une dystopie dans laquelle les femmes sont réduites à leur fonction reproductrice pour perpétrer l’espèce humaine. Elles sont soumises à un Commandant à qui elles appartiennent. Elles ne disposent plus de leur corps, n’ont plus le droit de travailler, d’avoir un compte en banque, de choisir leur mari, d’élever leurs enfants, de lire, ni même de discuter librement entre elles. Elles ne peuvent plus non plus choisir leurs vêtements, leur uniforme déterminant leur place et leur rôle : une longue robe rouge pour celles qui doivent devenir mère et pour cela accepter des relations sexuelles avec leur commandant pendant leur période de fertilité. Celles qui se rebellent sont littéralement déportées. Les filles n’ont plus accès à l’éducation. Ce qui est surprenant, c’est que d’autres femmes, les Epouses des commandants, trop âgées pour être mères, et les Tantes, sortes d’éducatrices ou gouvernantes pour futures mères porteuses, sont complices et parties prenantes de cet avilissement total. Les autres hommes ont aussi vu leurs libertés se réduire considérablement, les Commandants prenant littéralement le rôle de Gourou, mais le roman est centré sur les femmes.
La servante écarlate, personnage principal de ce roman, c’est Defred, une jeune femme appartenant à un commandant et son épouse dans la société de Gilead. Defred se souvient de sa vie d’avant : elle a été élevée par une mère féministe, elle travaillait, avait un compagnon qu’elle aimait, Luke, et une petite fille, elle s’achetait des vêtements qu’elle choisissait, se maquillait, avait des amies, sortait, prenait des cafés en terrasse, lisait des magazines féminins, allait au cinéma…. Maintenant, son emploi du temps est réglé comme du papier à musique par les repas, quelques tâches ménagères et course pour la maisonnée à laquelle elle appartient, les visites médicales pour vérifier si elle est ou non enceinte, les relations programmées avec son Commandant. Defred est intelligente et souhaite trouver une façon de se soustraire à cette organisation dictatoriale : pour cela, elle cherche les failles, ceux et celles de son entourage qui, comme elle, sont prêts à transgresser les règles en dépit du danger pour se réapproprier leur propre vie.
J’ai vraiment beaucoup aimé découvrir le fonctionnement de cette société à travers l’écriture très subtile de Margaret Atwood : elle distille les éléments qui permettent au lecteur de s’y retrouver de façon très progressive, ne donnant pas toutes les clés au départ : on découvre le fonctionnement de Gilead de façon très progressive, sans encore savoir comment la société a basculé : les explications, partielles, viennent assez tard ce qui met le lecteur dans une situation d’attente tout en le plongeant au cœur de ce nouveau mode de vie, de l’intérieur. Par contre, j’ai été assez déçue par la fin du livre : je l’ai lu sur liseuse, sans faire attention à « l’avancement » et je me suis retrouvée à constater que j’avais fini le livre alors que je ne m’étais pas rendue compte que c’était terminé ! J’avais l’impression d’être encore au cœur du roman, en attente d’un retournement de situation, d’une rébellion plus marquée. J’ai eu l’impression qu’il restait trop de questions pour que l’histoire s’arrête là ! C’est comme si tout avait été mis en place, le décor, les personnages et leur histoire, leur psychologie, leur complexité… en vue d’un développement qui n’arrive pas ! Cette fin m’a clairement laissée sur ma faim ! J’ai trouvé aussi que certains personnages « secondaires » auraient mérité plus de place : Moira, l’amie historique de Defred, est un de ces personnages dont on aurait pu attendre plus.
Je garderai néanmoins un bon souvenir de cette lecture marquante, surtout grâce au talent d’écriture, au style de l’auteure et aux thèmes abordés qui délivrent des messages essentiels : veiller à sauvegarder nos libertés fondamentales, se méfier de l’uniformisation, de la pensée unique, des « fausses » bonnes intentions et de leurs possibles dérives.
Extraits
Penser peut nuire à nos chances, et j’ai l’intention de durer. Je sais pourquoi il n’y a pas de verre sur l’aquarelle aux iris bleus, pourquoi la fenêtre ne s’ouvre qu’en partie, et pourquoi la vitre est en verre incassable. Ce n’est pas fuite qu’ils craignent. Nous n’irions pas loin. Ce sont ces autres évasions, celles que l’on peut ouvrir en soi-même, si l’on dispose d’un objet tranchant.
Elle a dit : Je souhaite vous voir aussi peu que possible. Je suppose que vous êtes dans les mêmes dispositions à mon égard. Je n’ai pas répondu car un oui aurait été une insolence, un non, une contradiction.
En me rendant mon laissez-passer, celui à la moustache couleur de pêche penche la tête pour essayer d’apercevoir mon visage. Je lève un peu la tête pour l’aider, il voit mes yeux, je vois les siens et il rougit. Il a le long visage mélancolique d’un mouton, mais de grands yeux profonds de chien, d’épagneul, pas de fox-terrier. Il a la peau pâle et d’aspect maladivement tendre, comme la peau sous une cicatrice. Pourtant je m’imagine posant ma main sur ce visage à nu. C’est lui qui se détourne. C’est un événement, un petit défi à la règle, si petit qu’il est indécelable, mais de tels instants sont des récompenses que je me réserve, comme les sucreries que j’amassais, enfant, au fond d’un tiroir. De tels moments sont des possibilités ; de minuscules judas.
Ce que j’éprouve à leur égard c’est du vide. Ce que je ressens c’est que je n’ai le droit de rien ressentir.
Je me compose un moi. Mon moi est une chose que je dois maintenant composer, comme on compose un discours. Ce que je dois présenter, c’est un objet fabriqué, pas un objet natif.
C’est du manque d’amour que nous mourons. Il n’y a personne ici que je puisse aimer, tous ceux que je pouvais aimer sont morts ou ailleurs. Qui sait où ils sont et comment ils s’appellent maintenant. Ils pourraient aussi bien n’être nulle part, comme c’est mon cas pour eux. Moi aussi je suis une personne disparue.
Je crois en la résistance de la même façon que je crois qu’il ne peut y avoir de lumière sans ombre. Ou plutôt, pas d’ombre à moins qu’il n’y ait aussi de la lumière. I
Quand je sortirai d’ici, si jamais je suis capable de mettre ceci par écrit, sous une forme quelconque, même celle d’une voix s’adressant à une autre, ce sera encore une reconstitution, à un degré d’écart de plus. Il est impossible de décrire une chose exactement telle qu’elle est, parce que ce que l’on dit ne peut jamais être exact, il faut toujours laisser quelque chose de côté, il y a trop d’éléments, d’aspects, de courants contraires, de nuances ; trop de gestes qui pourraient signifier ceci ou cela, trop de formes qui ne peuvent jamais être complètement décrites, trop de saveurs dans l’air ou sur la langue, de demi-teintes, trop.
Mais souvenez-vous que le pardon est aussi un pouvoir. Le mendier est un pouvoir, le refuser ou l’accorder est aussi un pouvoir, peut-être le plus grand de tous.
Ma présence ici est illégale. Il nous est interdit de nous trouver en tête à tête avec les Commandants. Notre fonction est la reproduction ; nous ne sommes pas des concubines, des geishas ni des courtisanes. Au contraire : tout a été fait pour nous éliminer de ces catégories. Rien en nous ne doit séduire, aucune latitude n’est autorisée pour que fleurissent des désirs secrets, nulle faveur particulière ne doit être extorquée par des cajoleries, ni de part ni d’autre. L’amour ne doit trouver aucune prise. Nous sommes des utérus à deux pattes, un point c’est tout : vases sacrés, calices ambulants.
On ne peut pas commander à ses sentiments, disait un jour Moira, mais on peut commander à son comportement. Ce qui est fort bien dit. Tout est affaire de contexte ; ou est-ce de maturité ? l’un ou l’autre.
Le pire c’est l’instant de la trahison, on sait sans l’ombre d’un doute que l’on a été trahi : qu’un autre être humain a pu vous vouloir tant de mal. C’était comme se trouver dans un ascenseur dont le câble s’est rompu. À tomber, tomber, sans savoir quand l’on va finir par buter.
Vous ne serez pas tentées par ce que vous ne connaissez pas, avait coutume de dire Tante Lydia. Peut-être est-ce que je ne veux pas vraiment savoir ce qui se passe. Peut-être est-ce que je préfère ne pas savoir. Peut-être ne pourrais-je pas supporter de le savoir.
Je suis une réfugiée du passé, et comme les autres réfugiés, je passe en revue les coutumes et les façons d’être que j’ai quittées ou que j’ai été forcée de laisser derrière moi, et tout semble tout aussi bizarre, vu d’ici, et j’en reste tout autant obsédée. Comme un Russe blanc qui boit du thé à Paris, égaré dans le XXe siècle, je vagabonde vers le passé, je tente de regagner ces sentiers lointains. Je deviens trop sentimentale, je me perds. Je larmoie. Larmoyer, c’est cela, et non pas pleurer.
Certains jours j’étais plus rationnelle ; je n’y pensais pas, à part moi, en termes d’amour. Je me disais, je me suis organisé une vie, ici, qui est ce qu’elle est. C’est probablement ce que pensaient les femmes des colons, et les femmes qui avaient survécu aux guerres, quand elles avaient encore un homme. L’humanité est tellement adaptable, disait ma mère. C’est vraiment renversant de voir à quoi les gens peuvent s’habituer, pourvu qu’ils aient quelques compensations.
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