Le balle des folles - Victoria Mas
- deslivresetmoi72
- 30 juil. 2021
- 10 min de lecture

Un livre que j’avais depuis longtemps dans ma liseuse… J’en avais beaucoup entendu parler, mais en le commençant, je ne savais plus trop à quoi m’attendre. A la fin du XIX ème siècle, à la Pitié Salpêtrière, dans le service du Professeur Charcot, on prend en charge les « folles ». Une fois admises dans ce service, peu d’entre ces femmes ressortent.
Dans ce roman, Eugénie Cléry, jeune femme vive, intelligente et sensible se retrouvé internée, à al demande de son père, car elle a des visions de l’au-delà et communiquent avec les Esprits. A son arrivée, elle est prise en charge par Geneviève, une infirmière qui travail pour ce service depuis une vingtaine d’année. Geneviève soigne les patientes internées, mais a pour principe de ne jamais lier de lien personnel avec ces femmes. Mais, quand Eugénie lui transmet des informations et messages de sa jeune sœur décédée, Geneviève transgresse son principe… Et le jour du « Bal des folles » leurs destins respectifs vont irrémédiablement Ce grand bal est donné à la Salpêtrière à la mi-carême, pour « divertir » le tout-Paris et donner en spectacle les « folles » du service.
J’ai aimé découvrir comment étaient considérés les malades psychiatriques à cette époque, le peu de connaissances sur ces sujets à l’époque, et donc les grands progrès accomplis dans ce domaine. Cela m’a même donné envie d’en savoir plus sur le professeur Charcot et sur l’histoire de la « psychiatrie » ! le roman est intéressant avec des portraits des personnages principaux détaillés et une histoire prenante. J’ai par contre été un peu déçue par la fin, assez abrupte, et qui aurait mérité d’être plus détaillée…Je dirais que le roman s’arrête trop tôt, laissant le lecteur en suspens, dans l’attente d’une fin plus aboutie, surtout concernant Eugénie.
Extrait P 7
D’ ailleurs, le voilà qui apparaît sur scène. La salle se tait. Charcot impose sans trouble sa silhouette épaisse et sérieuse face à ce public de regards fascinés. Son profil allongé rappelle l’élégance et la dignité des statues grecques. Il a le regard précis et impénétrable du médecin qui, depuis des années, étudie, dans leur plus profonde vulnérabilité, des femmes rejetées par leur famille et la société. Il sait l’espoir qu’il suscite chez ces aliénées. Il sait que tout Paris connaît son nom. L’autorité lui a été accordée, et il l’exerce désormais avec la conviction qu’elle lui a été donnée pour une raison : c’est son talent qui fera progresser la médecine.
– Messieurs, bonjour. Merci d’être présents. Le cours qui va suivre est une démonstration d’hypnose sur une patiente atteinte d’hystérie sévère. Elle a seize ans. Depuis qu’elle est à la Salpêtrière, en trois ans nous avons recensé chez elle plus de deux cents attaques d’hystérie. La mise sous hypnose va nous permettre de recréer ces crises et d’en étudier les symptômes. À leur tour, ces symptômes nous en apprendront plus sur le processus physiologique de l’hystérie. C’est grâce à des patientes comme Louise que la médecine et la science peuvent avancer.
Extrait P 16
Eugénie imagine sa colère lorsqu’elle lui avouera qu’elle ne souhaite pas se marier. Sa décision est prise depuis longtemps. Loin d’elle une vie comme celle de sa mère, assise à sa droite – une vie confinée entre les murs d’un appartement bourgeois, une vie soumise aux horaires et aux décisions d’un homme, une vie sans ambition ni passion, une vie sans voir autre chose que son reflet dans le miroir – à supposer qu’elle s’y voie encore –, une vie sans but autre que de faire des enfants, une vie avec pour seule préoccupation de choisir sa toilette du jour. Voilà, c’est tout ce qu’elle ne souhaite pas. Autrement, elle souhaite tout le reste.
Extrait P 19
Plus petite, ces visions la terrifiaient et l’isolaient dans un silence douloureux ; si elle avait pu, elle se serait jetée dans les bras de son père et aurait enfoncé son visage dans sa veste jusqu’à ce qu’il ou qu’elle la laissât tranquille. Si confuse qu’elle fût, elle avait néanmoins une certitude : il ne s’agissait pas d’hallucinations. La sensation que ces apparitions provoquaient en elle ne lui laissait aucun doute : ces gens étaient morts, et maintenant ils venaient la voir.
Extrait P 24
Nombre d’histoires depuis le début du siècle font écho à celle-ci et se racontent dans les cafés parisiens ou les rubriques faits divers des journaux. Une femme s’emportant contre les infidélités de son mari, internée au même titre qu’une va-nu-pieds exposant son pubis aux passants ; une quarantenaire s’affichant au bras d’un jeune homme de vingt ans son cadet, internée pour débauche, en même temps qu’une jeune veuve, internée par sa belle-mère, car trop mélancolique depuis la mort de son époux. Un dépotoir pour toutes celles nuisant à l’ordre public. Un asile pour toutes celles dont la sensibilité ne répondait pas aux attentes. Une prison pour toutes celles coupables d’avoir une opinion. Depuis l’arrivée de Charcot il y a vingt ans, il se dit que l’hôpital de la Salpêtrière a changé, que seules les véritables hystériques y sont internées. Malgré ces allégations, le doute subsiste. Vingt ans n’est rien, pour changer des mentalités ancrées dans une société dominée par les pères et les époux.
Extrait P 29
Sa tante était blanchisseuse ; son époux, ouvrier. Ce dernier n’adressait jamais la parole à Louise, mais depuis qu’elle avait mûri, elle remarquait ses yeux sombres qui l’observaient avec insistance. Elle y voyait un sentiment qu’elle ne connaissait pas mais qu’elle devinait être hors de sa portée, trop adulte pour elle encore, et cette attention inappropriée, qu’elle n’avait pas cherchée, lui causait une gêne profonde.
Extrait P45
Alors que dire, le vrai ou l’invention ? Souvent, la vérité ne vaut pas mieux que le mensonge. D’ailleurs, ce n’est pas entre les deux qu’on fait son choix, mais entre leurs conséquences respectives.
Extrait P 58
Depuis ce moment, Geneviève avait décidé de vouer son existence à soigner les autres et à apporter sa contribution, autant que possible, aux avancées médicales de son temps. Elle admirait les médecins, plus qu’elle n’avait jamais admiré aucun saint. Elle avait trouvé sa place auprès d’eux, une place modeste, en retrait, mais indispensable néanmoins. Son travail, sa précision, son intelligence lui avaient gagné l’estime de ces hommes. Peu à peu, sa réputation s’était faite au sein de la Salpêtrière. Geneviève n’était pas mariée. Un jeune médecin avait demandé sa main deux ans après son arrivée à Paris, et elle l’avait refusée. Une partie d’elle était morte avec sa sœur. La culpabilité qu’elle éprouvait à être là l’empêchait d’accepter tout ce que la vie lui proposait. Elle avait le privilège d’exercer un métier qu’elle aimait ; désirer plus aurait été arrogant. Parce que sa sœur n’avait pas eu la possibilité de devenir épouse et mère, Geneviève se l’était interdit.
Extrait P
Le début du siècle laissa percer une lueur d’espoir : des médecins un peu plus appliqués prirent en charge le service de celles qu’on ne se lassait pas de nommer « les folles ». Des avancées médicales émergèrent ; la Salpêtrière devint un lieu de soins et de travaux neurologiques. Une toute nouvelle catégorie d’internées se forma dans les différents secteurs de l’enceinte : on les nomma hystériques, épileptiques, mélancoliques, maniaques ou démentielles. Les chaînes et les haillons laissèrent place à l’expérimentation sur leurs corps malades : les compresseurs ovariens parvenaient à calmer les crises d’hystérie ; l’introduction d’un fer chaud dans le vagin et l’utérus réduisait les symptômes cliniques ; les psychotropes – nitrite d’amyle, éther, chloroforme – calmaient les nerfs des filles ; l’application de métaux divers – zinc et aimants – sur les membres paralysés avait de réels effets bénéfiques. Et, avec l’arrivée de Charcot au milieu du siècle, la pratique de l’hypnose devint la nouvelle tendance médicale. Les cours publics du vendredi volaient la vedette aux pièces de boulevard, les internées étaient les nouvelles actrices de Paris, on citait les noms d’Augustine et de Blanche Wittman avec une curiosité parfois moqueuse, parfois charnelle. Car les folles pouvaient désormais susciter le désir. Leur attrait était paradoxal, elles soulevaient les craintes et les fantasmes, l’horreur et la sensualité.
Extrait P 68
Les folles n’effrayaient plus, elles fascinaient. C’est de cet intérêt qu’était né, depuis plusieurs années, le bal de la mi-carême, leur bal, l’événement annuel de la capitale, où tous ceux qui pouvaient se vanter de détenir une invitation passaient les grilles d’un endroit autrement réservé aux malades mentales. Le temps d’un soir, un peu de Paris venait enfin à ces femmes qui attendaient tout de cette soirée costumée : un regard, un sourire, une caresse, un compliment, une promesse, une aide, une délivrance. Et pendant qu’elles espéraient, les yeux étrangers s’attardaient sur ces bêtes curieuses, ces femmes dysfonctionnelles, ces corps handicapés, et l’on parlait de ces folles des semaines après les avoir vues de près. Les femmes de la Salpêtrière n’étaient désormais plus des pestiférées dont on cherchait à cacher l’existence, mais des sujets de divertissement que l’on exposait en pleine lumière et sans remords.
Extrait P77
Vous ne croyez donc pas aux Esprits, Madame Geneviève ? – Évidemment non. – Pourquoi cela ? – C’est absurde. Cela va contre toute la logique de la science. – Si vous ne croyez pas aux Esprits… pourquoi avez-vous écrit à votre sœur, toutes ces années ? Ces milliers de lettres que vous n’avez jamais envoyées. Vous lui écriviez car, quelque part, vous espériez, vous pensiez possible, au fond, qu’elle vous entende. Et elle vous entend. Geneviève s’appuie au mur de l’autre main pour résister à un vertige.
Je dis cela ni pour vous effrayer, ni pour me moquer de vous, madame. Je souhaite vous amener à me croire pour que vous m’aidiez à sortir. – Mais… enfin… si tu dis vrai… si vraiment tu entends… jamais on ne te laissera sortir justement… c’est encore pire ! Eugénie s’est relevée et s’avance vers Geneviève. – Vous voyez bien que je ne suis pas folle. Vous ignorez qu’il existe à Paris toute une société spirite, des gens de science, des chercheurs, qui œuvrent à démontrer l’évidence d’un après. Je voulais rejoindre ces gens-là, avant que mon père ne m’amène ici.
Geneviève regarde avec stupeur le visage qui lui fait face. L’honnêteté d’Eugénie l’empêche de continuer à faire semblant. Soudain, toute son autorité d’usage, son stoïcisme, sa sévérité tombent à ses pieds. Délestée d’un poids qu’elle ignorait porter jusqu’ici, elle parvient à prononcer la phrase qui, depuis tout à l’heure, lui brûle les lèvres : – Blandine… Elle est ici ? Dans la chambre ? D’abord surprise, Eugénie se sent elle aussi délestée d’un poids – comme une première barrière soulevée, une première étape franchie vers la conscience et l’empathie de la seule femme susceptible de l’aider dans ce lieu maudit. – Oui. – … Où ça ? – … Elle est assise sur la chaise. Au fond de la pièce, à gauche, la petite chaise en bois est vide. Le vertige est trop violent pour Geneviève. Elle ramène brusquement la porte vers elle, dans un claquement si assourdissant que les vitres des fenêtres en tremblent tout le long du couloir.
Extrait P 81
Dans une salle d’examen, les deux individus qui s’y trouvent ne sont plus égaux : l’un évalue le sort de l’autre ; l’autre croit la parole du premier. L’un détermine sa carrière ; l’autre détermine sa vie. Le clivage est d’autant plus prononcé lorsqu’une femme passe les portes du bureau médical. Celle-ci offre à l’examen un corps à la fois désiré et incompris par celui qui le manipule. Un médecin pense toujours savoir mieux que son patient, et un homme pense toujours savoir mieux qu’une femme : c’est l’intuition de ce regard-là qui rend aujourd’hui anxieuses les jeunes femmes attendant leur évaluation.
Extrait P 83
Le sujet ne laisse personne indifférent. Ce qui touche à l’au-delà excite les esprits, émoustille les sens, affole les idées, chacun y va de sa théorie, chacun cherche à prouver ou à discréditer les faits, et personne ne semble jamais avoir raison. On sent le plus souvent une dualité entre l’envie et la peur d’y croire, et cette peur conduit habituellement au refus d’y croire, car il est bien plus confortable, bien moins contraignant, de ne pas s’encombrer de pareilles pensées.
Extrait P 137
Comme si elle n’avait jamais existé, le prénom d’Eugénie n’est plus prononcé au sein de la maison. Depuis deux semaines, son absence n’a rien changé aux habitudes du foyer. Le silence matinal est le même. On beurre une tartine, on trempe un biscuit dans la tasse, on mastique l’omelette, on souffle sur la surface du café pour le refroidir. Une voix le tire de sa rêverie.
– Tu ne déjeunes pas, Théophile ? Le jeune homme lève les yeux. À côté de lui, sa grand-mère soutient son regard et prend une gorgée de thé. Le sourire de cette vieille femme lui est insoutenable. Il serre son poing sous la table.
– Je manque un peu d’appétit, grand-mère.
– Tu manges moins le matin, en ce moment. Théophile se garde de répondre. Sans doute mangerait-il normalement si cette femme à la douceur trompeuse n’avait pas trahi la confiance que sa petite-fille lui avait accordée. Son visage ridé ment : on la penserait bienveillante et tendre, toujours une main qui caresse le visage d’un plus jeune, des yeux bleus qui savent s’attarder sur vous. Pourtant, sans cette aînée passée maître dans l’art de la duperie, Eugénie serait toujours à table ce matin. La vieille femme, que les années n’ont su rendre ni sénile ni sage, n’ignorait pas ce qui se passerait en dénonçant la confidence qui lui avait été faite. Théophile lui en veut d’avoir trompé Eugénie. Il en veut à son père de l’avoir fait interner sans préavis, à sa mère d’avoir été passive et faible, comme toujours. Il voudrait bousculer cette table mutique, balancer assiettes et tasses au sol, confronter chacun d’entre eux à cette décision déplorable, mais il demeure immobile. Depuis deux semaines, sa lâcheté égale celle des autres. Après tout, lui aussi a contribué à l’internement de sa sœur. Il s’est plié aux ordres de son père. Il n’a pas prévenu Eugénie. Il l’a même conduite jusqu’à l’intérieur de cet hôpital damné, alors qu’elle le suppliait de ne pas le faire. La honte qui le ronge intérieurement l’empêche de dire quoi que ce soit. Sa colère envers ceux assis à table est illégitime, car le même reproche pourrait lui être adressé. Sa grand-mère est parvenue à faire en sorte que tous, ici, soient coupables.
Extrait P 139
Une fois qu’une fille a passé les portes de la Salpêtrière, plus personne, encore moins la famille, ne souhaite en entendre parler. Le père Cléry ne fait pas exception. Sa fille maintenant aliénée, évoquer même son prénom reviendrait à le déshonorer. Dans ce monde, maintenir la réputation d’un patronyme importe plus que de garder ses filles.
Extrait P 148
A mesure qu’elles avancent, on s’écarte sur leur passage. On cherche un défaut, une tare, on remarque un bras paralysé sur la poitrine, des paupières qui se referment un peu trop fréquemment. Mais ces aliénées offrent un spectacle de grâce surprenant. Mis en confiance, les corps des invités se détendent. Peu à peu, les murmures reprennent, des rires éclatent, on se bouscule pour voir de plus près ces animaux exotiques, car c’est comme si l’on était dans une cage du Jardin des Plantes, en contact direct avec ces bêtes curieuses. Pendant que les aliénées prennent place sur la piste ou sur les banquettes, les invités se relâchent et gloussent, s’esclaffent et crient lorsqu’ils effleurent la manche d’une folle, et si l’on venait à entrer dans cette salle de bal sans en connaître le contexte, on prendrait pour fous et excentriques tous ceux qui, ce soir, ne sont pas censés l’être.
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