Le cœur battant du monde - Sébastien Spitzer
- deslivresetmoi72
- 14 mars 2020
- 7 min de lecture

Nouveau livre découvert dans le cadre de ma participation au jury de lecteurs organisé par ma librairie, La Galerne, au Havre. C’est le cinquième que je lis, sur six, et le choix s’annonce compliqué : j’ai vraiment encore beaucoup aimé ce roman qui rassemble beaucoup de critères : une histoire familiale racontée sur un fond historique et social fort !
L’histoire familiale, c’est celle de Freddy, enfant caché de Karl Marx, recueilli par Charlotte : c’est la partie romancée du récit, car si cet enfant caché a bien existé, l’histoire de son « adoption » par Charlotte est fictive.
Le contexte historique et social, c’est l’Angleterre des années 1860 avec la misère des ouvriers, les grèves durement réprimées, la précarité et le système D qui en découle pour survivre, face à une frange aisée de la population possédant à la fois le pouvoir et la richesse. C’est aussi la situation des Irlandais réfugiés en Angleterre pour fuir la famine et les révoltes et les actions violentes menées par les Fenians contre les Britanniques.
Né à Londres en 1851 d’une relation entre Karl Marx et une bonne, Freddy est confié à Charlotte par le Dr Malte. Charlotte, c’est une jeune femme irlandaise que le Dr Malte vient de soigner après une violente agression qui lui a fait perdre le bébé qu’elle attendait. Alors, quand Engels, ami industriel riche et puissant de Marx, est chargé par ce dernier de trouver une solution pour « éliminer » le problème que représente cet enfant illégitime, demande au Dr Malte de l’aider, c’est tout naturellement qu’il pense à confier ce nourrisson à Charlotte. Charlotte d’origine irlandaise, réfugiée dans les bas-fonds de Londres pour fuir la famine de son pays est seule après le départ de son fiancé parti tenté sa chance en Amérique. Pour survivre, élever et nourrir Freddy, elle se prostitue. Avec Freddy, ils vivent à quelques pâtés de maisons de la famille de Marx et sa famille : marié, il a 3 filles et travaille à son grand ouvrage anticapitaliste. Engels et Marx, surnommé Le Maure, mènent grand train, tout en méprisant le pouvoir de l’argent.
Freddy va grandir sans savoir qui il est mais son chemin va croiser plusieurs fois Marx ou ses proches et influencer plus ou moins directement son destin.
Ce qui est passionnant dans ce livre, c’est qu’en s’attachant à Freddy et Charlotte, on est plongé dans une époque et un pays et qu’à travers leur histoire, on redécouvre l’Histoire. J’ai beaucoup appris sur Karl Marx, sa famille et son mode de vie assez surprenant, son amitié intéressée avec Engels, sur la crise du coton et le monde ouvrier de la fin du XIX ème en Angleterre, sur les conditions de vie des ouvriers, des femmes et enfants à cette époque, sur les Irlandais réfugiés. Certains passages évoquent bien sûr Dickens ou Zola.
L’auteur réussit en fait à faire un grand roman historique derrière une belle histoire romanesque qui embarque et captive le lecteur ! Je ne connais pas son premier roman sur Magda Goebbels, Ces rêves qu’on piétine, mais je vais le mettre dans ma liste de futures lectures !
Extrait P 39
Charlotte sent ses doigts contre sa gorge et la lame qui s’enfonce. Il s’agite. Elle se crispe. Elle étouffe.
Grey glisse la clef dans la serrure du tiroir. Elle entend le froissement des billets de banque.
Ma vie vaut moins que ce papier, pense-t-elle.
Extrait P 47
Quand elles se pointent chez lui, dans son petit cabinet coincé entre les tanneries de Bermondsey et les sauciers de Sarson’s, c’est qu’elles portent une vie de trop, un enfant non voulu, ou bien des maladies qualifiées de gênantes, honteuses pour le client, invalidantes pour elles.
Markos Malte n’est certainement pas le meilleur médecin de Londres, loin s’en faut. Il n’est pas le seul à œuvrer dans l’East End. Il y a ceux des hospices, les médecins de l’hôpital, ceux qui ont pignon sur rue avec des cabinets bien propres, bien hygiéniques, des batteries d’infirmières et de grandes salles d’attente.
Malte n’a rien de tout cela. Pourtant, tout le monde le connaît dans l’ « Abîme », avec sa grosse besace qui lui plombe le dos et ses talons en bois usés comme des coins de menuisier. Personne ne lui a demandé s’il avait des diplômes. Il est réputé pour ses pilules à tout faire, pas cher et efficace. Il connaît son malheur. Il le pratique chaque jour. Pourtant rien ne le prédestinait à cette vie-là.
Extrait P 67
Engels se retourne une dernière fois. Il sait que son ami est un homme surveillé. Une figure socialiste. Le grand prophète du communisme. Ils s’étaient rencontrés à Paris, l’été 1844. Dix jours sans se quitter. Lors du printemps des peuples en 1848, il s’est fait cornaquer par les polices d’Europe. A Paris, en février, puis à Berlin, à Bruxelles et à Cologne. Cet homme a le don de trigauder les harangues, de formuler des phrases comme des boulets de canon. Le Maure appelait les prolétaires du monde entier à s’unir pour faire tomber les citadelles capitalistes.
Le printemps est passé. C’était il y a trois ans.
L’argent règne sur l’Europe. Il fait et défait les empires. Les insurgés sont retournés à l’usine.
La Ligue des justes est morte et le Manifeste communiste qu’ils avaient écrit ensemble est la proie des souris et des rats.
Mais ce n’est que partie remise. Le Maure guette le moment. Il est à pied d’œuvre pour fonder une autre ligue. Plus étendue et surtout plus puissante. Une internationale qu’il a décidé de loger au cœur même du cœur battant du monde capitaliste. Ici, à Londres, capitale de l’empire le plus puissant de l’histoire. C’est de là que viendra le grand bouleversement. Car l’empire britannique porte en lui ses propres contradictions. Les cloaques des faubourgs étendent leur lie jusqu’au pied des beaux quartiers. La fortune des machines, puissantes, increvables, aggrave la misère des serre-boulons parqués dans des taudis. Ce système est un mensonge. L’argent est un vampire sans maître, jamais rassasié. Et son ami, le Maure, l’observe attentivement. Il étudie son souffle. Il scrute ses moindres hoquets. Ce n’est qu’une question de temps. Quand le moment viendra, il suffira d’une chiquenaude pour que tout s’effondre.
Extrait P 119
Freddy se colle contre elle. Il aime tout d’elle. La rondeur de son ventre. L’odeur de sa peau. Ses longs cheveux auburn avec leurs reflets roux. Ses fossettes au coin de ses lèvres. Il aime l’appeler, comme ça, pour rien, pour qu’elle réponde, pour s’assurer qu’elle est bien là.
Charlotte est bonne-maman. Elle est à la fois sa complice, son soleil, l’adulte qui dit non, l’amie qui dit oui.
[…] Freddy n’est pas jaloux. Elle dit qu’il est le seul qui compte pour elle. Elle dit qu’elle l’élève de son mieux et le plus haut qu’elle peut. Leur vie n’est pas fameuse. Freddy l’a bien compris. Il voit les autres maisons, les enfants, les mamans. Ils ont souvent plus que lui. Pourvu qu’il ait des ailes et s’arrache à ce bourbier. Il l’emmènera avec lui.
Extrait P 143
Freddy croise les doigts. Pourvu qu’il reste gentil. Il voudrait qu’un nom se fixe, qu’un nom chasse tous les autres. Il voudrait bien un père, quelqu’un pour lui montrer comment on devient un homme.
Extrait P 199
L’idée de cette loterie vient de Freddy.
Il y a pensé en voyant le billet de Saltz. Son aller simple pour l’Amérique. Freddy n’a rien montré, mais il lui en voulait de pérorer comme ça, de se gargariser de ce voyage qui allait le sauver, lui.
Ce billet valait tout. Il était plein d’espoir. Et rien qu’en découvrant le navire dessiné dessus, Freddy s’est pris à rêver, à s’imaginer à bord, lui aussi, au loin, jusqu’aux côtes américaines. Charlotte lui en avait parlé quand il était plus jeune. Le grand amour de sa vie y était allé. Evans. Et il n’en est jamais revenu. Il doit s’y trouver mieux. C’est ce que s’est dit Freddy. Si un homme est capable de renoncer à Charlotte jeune, sans ses mélancolies, pour l’Amérique, c’est que ce pays-là doit en valoir la peine.
Freddy a volé le billet. L’apprenti a dépouillé le maître. Sans le moindre remords. Tant pis pour Saltz. Tant pis s’il s’est trouvé plombé devant la passerelle de l’USS Barbarian. Saltz fera comme eux. Il devra se débrouiller. C’est la loi du plus fort, celle du plus adapté à son milieu, que tout le monde évoque depuis qu’un certain Charles Darwin l’a popularisée.
Extrait P 278
Tussy s’est renfrognée. Elle tient les bras croisés comme une barrière entre eux. La bulle a éclaté. Mais par où commencer ? Freddy a vu tant d’hommes se présenter chez bonne-maman. Ils avaient des mots plein la bouche. Il les a entendus dire. Beaucoup. Et promettre, encore plus, sans se soucier de tenir. Il a entendu fredonner toutes les fadaises du désir, toutes les conjugaisons de vouloir et d’aimer. Les possessifs. Les démonstratifs. Tout ce que ces hommes lorgnaient vers elle. Sans compter. Sans retenue. Sans lendemain. Des mots d’envie. Des mots pour rien. Des mots qui sonnaient bien et qui finissaient toujours par la flanquer à terre. Malheureuse.
Freddy voudrait connaître les mots cachés qui disent sans abuser. Ceux qui offrent sans reprendre, qui donnent sans promettre.
Extrait P 312
Charlotte est revêtue d’une chemise impeccable. Sa tête est maintenue par un petit coussin rouge. Elle est pieds nus, mains croisées sur son ventre. Son visage est couvert d’un voile fin comme celui d’une mariée.
Depuis le début du jour, une dizaine de curieux sont venus. Ce deuil est une mascarade. Où étaient-ils, tous ces gens, quand ils avaient besoin d’aide ? On accompagne les morts. Mais on lâche les vivants. La hantise du néant fait trembler les paupières et parfois même déclenche quelques départs de larmes.
Extrait P 316
« Ce sont les lâches qui partent, dit-il. Je n’ai pas peur. Charlotte, elle disait ça aussi, que ce n’étaient rien que des lâches tous ceux qui s’en allaient. Pas moi. Je suis pas comme eux. »
Freddy est content de sa phrase, de son hochement de menton qui ressemble à une déclaration d’homme. De vrai. De courageux. Bonne-Maman serait fière de lui.
« La lâcheté, Freddy, comme le courage, est une notion abstraite. Certains passent des années à tricoter des phrases, des slogans, des blasons. Méfie-toi de ces grands mots. On ne soigne pas une douleur avec des proverbes. Tu ne devrais pas rester ici. C’est une mauvaise idée. Tu dois partir, ici. C’est une mauvaise idée. Tu dois partir, Freddy.
Extrait
Freddy cale ses mains sur la poignée de l’arme. Il sent les stries, les marques laissées par d’autres mains. Il serre les siennes autour, le doigt sur la détente. Il sent la virgule de métal. Il sent que la petite pression peut déclencher l’enfer. Il bloque ses épaules. Il y enfouit la tête. Il crispe la bouche et plisse les yeux, pas trop. Il place son œil dans l’axe du canon. Il imagine Saltz sur le quai de Liverpool, devant l’USS Barbarian. Il tire. Dans ce brouillard de son, il imagine Halter, l’ami de sa mère qui voulait le faire danser sur les tables, qui s’approchait de lui en riant pour le palper, lui passer les mains sur tout le corps en lui disant de se tenir droit, bien droit. « Oui, comme ça. » Freddy tire. Il imagine le député-mais-chut qui avait rendu si triste Charlotte, et il tire. Il imagine l’huissier de Southgate couché sur sa mère, et il tire.
Comments