Le dernier enfant - Philippe Besson
- deslivresetmoi72
- 27 oct. 2024
- 7 min de lecture

Petit roman que j’avais en réserve depuis un moment, sachant que Philippe Besson est un auteur que j’apprécie. J’avais envie d’un roman « court », à lire rapidement pendant ce début de vacances. Et, mes enfants venant d’être diplômés tous les deux et en partance vers leurs « chez eux », ce livre m’a semblé une évidence ! Effectivement, il aborde et décortique les émotions, parfois contradictoires, d’une mère lorsque les enfants « quittent le nid ».
Patrick et Anne-Marie sont les parents de trois enfants, et c’est Théo, leur petit dernier, qui part s’installer dans la ville voisine. C’est le récit des réactions de ce couple à ce moment charnière où le couple parental redevient un couple et perd un peu de son rôle « parental », alors même qu’ils n’étaient presque plus que des parents, des associés pour l’éducation des enfants. Il est principalement centré sur la mère, déboussolée par ce bouleversement de l’équilibre familial et la perte de ses repères. Elle faisait tout en fonction de ses responsabilités de mère, en pensant prioritairement à ses enfants et maintenant, elle se trouve devant un vide angoissant, à la porte d’une déprime, interrogeant le sens de sa vie à venir. Patrick essaie de se montrer plus pragmatique, mais on sent, derrière la pudeur de ses réactions, une émotion importante, différente de celle d’Anne-Marie, entre la fierté du « devoir accompli » d’avoir élevé trois enfants devenus adultes et un pincement au cœur de voir la maison se vider.
C’est un roman que j’ai lu quasiment d’une traite, et dans lequel j’ai retrouvé beaucoup de mes préoccupations…Même si je suis moins radicale qu’Anne-Marie dans mes réactions, naviguant entre la satisfaction de voir mes enfants devenir autonomes, adultes et responsables, l’allègement du poids de la responsabilité, la perspective de retrouver du temps « que pour moi », et la crainte de perdre ce lien privilégié du quotidien avec les enfants, de les voir s’éloigner…
Extrait n°1
Avant, plus tôt dans leur vie, chaque matin, il déposait un bref baiser sur sa bouche, c’était leur moment à eux, mais les baisers se sont estompés et ont finalement cessé, elle ne saurait même plus dire quand. Le bonjour aussi s’est volatilisé. Patrick dit : on dort dans le même lit, on vit sous le même toit, ça sert à quoi de se dire bonjour, tu peux m’expliquer ? Il n’a pas tort. Quand même, elle appréciait cette convivialité, la regrette un peu.
Extrait n°2
Alors qu’en réalité, il n’aurait pas pu envisager de laisser son fils se débrouiller seul. Il estime que les pères, ça sert à ça, aider les fils dans des moments comme ceux-là. Il l’amenait au foot, quand il était minot. Lui a appris à jouer aux boules, au camping. Lui a montré comment on conduit une voiture, comment on passe les vitesses, comment on débraye, freine, avant qu’il s’inscrive à l’auto-école. Et maintenant, il l’aide à déménager. C’est tout.
Extrait n°3
Quand Patrick regagne la maison, elle lui apprend que leur fils est levé et à pied d’œuvre. Il tourne les paumes de ses mains vers le ciel comme pour signifier qu’un miracle est survenu. Il se moque (gentiment) de Théo mais, en réalité, elle en est convaincue, il est aussi triste qu’elle de son départ. Jamais il ne l’avouera, bien entendu.
Extrait n°4
Soudain, elle se rend compte qu’elle s’échauffe toute seule au point de pousser un long soupir d’exaspération. Elle se redresse pour se calmer. C’est elle qui est ridicule.
La vérité, c’est qu’elle pense à tout ce qui se joue en dehors d’elle, tout ce dont elle est exclue, tout ce que son fils ne lui confie pas, parce qu’un garçon de cet âge parle avec ses amis, pas avec ses parents, elle songe que son fils cloisonne naturellement son existence et que désormais elle se tient du mauvais côté de la cloison, elle songe que, jusqu’à une période récente, elle savait tout et que désormais elle ne sait plus grand-chose, elle partageait l’essentiel et désormais elle n’a plus droit qu’à l’accessoire, elle n’en est pas jalouse, ce n’est pas ça le sujet, elle en est chagrinée ou mortifiée : et si elle ne flairait pas un danger qui le menacerait, et si elle ne discernait pas une métamorphose fondamentale, et si elle n’entendait plus ses tracas, ses inquiétudes, et s’il devenait une parfait étranger ?
Extrait n°5
Comme si cette interruption n’avait pas eu lieu, Anne-Marie poursuit son monologue et s’autorise même une formule audacieuse : « On a été heureux quand même. » son fils et son mari ne parviennent pas à réprimer une gêne. D’abord parce que la fantaisie continue, a-t-on jamais parlé de bonheur dans cette famille, a-t-on jamais parlé autant tout court, ensuite parce que le « quand même » semble indiquer que ce n’était pas gagné, le bonheur, qu’avec la donne de départ ça n’aurait pas dû arriver. Il faut sans doute mettre cette maladresse sur le compte de son émotion du jour.
Extrait n°6
Théo ne sait comment réagir à cette confession. D’un côté, il est touché par les mots de sa mère, par la folle tendresse qui s’y révèle. De l’autre, il n’avait jamais imaginé ne pas avoir été désiré, jamais imaginé leur être « tombé dessus ». Sans doute que cela ne change pas grand-chose mais disons que c’est curieux de devoir sa vie à un aléa, à un imprévu.
Extrait n°7
…désormais les parents peuvent rentrer et le fils regagner son appartement, c’est l’heure.
Anne-Marie savait que ce moment arriverait, elle s’y était préparée mais elle n’était jamais parvenue à l’imaginer, ce n’était jamais concret, circonstancié, tangible, ça restait une idée, l’idée de la séparation, presque une théorie, ça n’avait pas de réalité, et maintenant ça arrive, il y a un endroit, une heure, une couleur de ciel, un parfum, celui abandonné par des pots d’échappement, celui persistant du goudron, et ça se présente comme une dislocation. Patrick a conscience qu’il faut l’écourter, ce satané moment, à quoi servirait de faire durer le supplice, il prend donc les choses en main : Bon, il commence à faire frisquet et puis on a un peu de route, mine de rien. » Personne n’est dupe, il ne fait pas si froid et rentrer à la maison ne prendra qu’une grosse demi-heure mais chacun a bien saisi le sens de ce soudain empressement.
Extrait n°8
Elle a bien entendu parler de stress, de traumatisme, ces mots ont été écrits dans des ouvrages sérieux, prononcés par des experts, mais elle ne croyait pas que ça pouvait se manifester physiquement, que ça pouvait faire mal dans la carcasse, que ça pouvait envoyer valdinguer. En fait, c’est tout bête : la solitude (car comment nommer autrement la conséquence du délaissement ?), le silence ( ce néant dans lequel elle entend déjà ses pas résonner) et l’ennui ( à quoi va-t-elle occuper ses heures dorénavant ?) écrasent, pressurent, bousillent, ils sont comme des coups portés ; et qui laisseront des bleus, des ecchymoses, des plaies.
Extrait n°9
Au téléphone, julien comprend qu’il est de son devoir de rassurer sa mère. Ce faisant, il apprend une leçon nouvelle : les fils parfois rassurent les mères, le rapport un jour s’inverse et c’est maintenant, c’est maintenant que ça se passe, elle a toujours pris soin de lui, elle prend encore soin de lui alors qu’il a vingt-sept ans et voilà que, dans un inattendu retournement, il doit prendre soin d’elle, se montrer attentif, attentionné, prononcer des mots réconfortants.
Extrait n°10
En poussant la porte, elle trouve son mari affairé sur son établi et lui trouve un drôle d’air, agacé et misérable à la fois. Il a beau seriner depuis des semaines que le départ de son cadet est une excellente nouvelle : enfin, on va être libres, enfin on va avoir du temps pour nous, il est, à l’évidence, lui aussi, déconcerté et cafardeux, sinon il ne ferait pas cette tête et il ne serait pas en train de s’acharner de la sorte sur ce pauvre établi. Ça joue les matamores ou les indifférents et ça finit penché sur une table de travail, tapant comme un sourd pour fabriquer ou démolir je ne sais quoi.
Extrait n°11
Jusqu’à ce que, reprenant la conversation à son début, à croire que rien n’a été énoncé jusque-là, elle prononce ces mots, comme on passe aux aveux : « J’ai passé presque trente ans à protéger mes enfants, à m’inquiéter pour eux, à les écouter. Et c’est fini. Fini. A quoi je vais servir, maintenant ? »
Extrait n°12
Françoise n’a pas tort. Sauf que, pour l’instant, tout lui paraît absolument inenvisageable, tout à fait hors de portée. Plus tard peut-être mais, dans l’immédiat, sa morosité l’empêche de tirer des plans sur la comète, c’est bien simple, sa morosité l’empêche même de se projeter jusqu’à demain, et quand elle dit demain, il ne s’agit pas d’une métaphore, il s’agit bien de demain lundi, elle n’a pas oublié qu’elle reprend le travail, comment oublier, pourtant, curieusement ça luis emble très irréel, en tout cas lointain, oui c’est ça : lointain.
Extrait n°13
Elle dit : « Tu veux de l’aide ? » La question est rhétorique et relève de la formule de politesse, Anne-Marie voyant mal en quoi elle pourrait s’avérer du moindre secours mais ce sont des phrases qu’on prononce, entre gens de bonne compagnie, lorsqu’on entend soutenir l’autre dans son effort quand bien même on ne dispose pas réellement des compétences nécessaires. C’est cet élan qui l’a guidée. Cette habitude. Il dit : « Je vais me débrouiller, merci. » La réponse était prévisible et relève, elle, du réflexe pavlovien, Patrick préférant, presque en toutes circonstances, faire les choses à sa manière, souvent convaincu par ailleurs qu’il est le seul à pouvoir les faire. Le merci n’est qu’une façon d’adoucir le refus. C’est aussi le signe que, malgré sa rugosité, il demeure un homme bien élevé. D’ordinaire. Anne-Marie n’accorderait aucune attention à leur échange mais aujourd’hui, elle se demande si leur existence commune tient, entre autres, dans des formules passe-partout et des réflexes pavloviens.
Extrait n°14
Voilà qu’ils vont se retrouver face à face, Patrick et elle. Sauront-ils se débrouiller avec une intimité pareille ? Réapprendre à se parler, juste eux deux, sans témoin, sans personne ? trouver des sujets de conversation en évitant ceux qui fâchent ? Se remémorer ce qui les a poussés l’un vers l’autre, il y a si longtemps, en s’épargnant la nostalgie qui blesse ? Renouer avec ce qui fut eux ou plus sûrement inventer une nouvelle communion car il y a fort à parier qu’on ne reprend pas les choses là où on les a quittées ? donner une nouvelle consistance à leur attachement ? Ne risquent-ils pas de se contenter de leur camaraderie ? Après tout, ce n’est pas honteux de vivre en bonne intelligence. Franchement, Anne-Marie n’a pas les réponses à ces questions et, pour être honnête, ça la terrorise.
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