Le gang des rêves - Luca Di Fulvio
- deslivresetmoi72
- 27 juil. 2020
- 13 min de lecture

Gros coup de cœur, meilleur roman lu depuis longtemps ! Je l’avais mis de côté depuis longtemps, suite aux conseils d’un ami, sans m’y plonger. Et j’ai voulu profiter des vacances pour le découvrir, avec l’envie d’être dépaysée et emportée par une grande histoire. Ce roman est ce que j’appelle un « vrai » roman : une grande histoire avec des personnages forts et attachants sur un fond géo-historico-social bien défini ! Il ne s’agit pas de la vie revisitée de l’auteur, d’introspections compliquées et douloureuses, ce qui semble être une grande tendance actuelle et donne parfois de très beaux textes ou récits, mais pas toujours… et si j’apprécie les qualités d’écriture ou les réflexions proposées par ce genre qui envahit un peu les étals des librairies, j’ai toujours beaucoup de joie à plonger au cœur d’un récit romanesque qui ‘emporte ailleurs, dans une autre époque, avec des personnages que j’ai hâte de retrouver quand je dois poser mon livre. Ce fut parfaitement le cas avec Le gang des rêves.
Un autre titre pour ce roman aurait pu être « L’ombre et la lumière », tant les côtés sombres, noirs, violents, durs côtoient l’espoir, la résilience…la lumière. Cetta est une jeune femme italienne enceinte à l’issue d’un viol qui s’enfuit aux Etats-Unis avec son bébé prénommé Natale. Une traduction orale le baptisera « Christmas » à son arrivée sur le sol américain ! C’est toute la jeunesse de Christmas depuis son arrivée à New-York jusqu’à sa stupéfiante réussite sociale qui est racontée. Les quartiers populaires, les gangs, la criminalité, la misère, les ségrégations communautaires (juifs, nègres, Italiens…), mais aussi l’amitié, la loyauté, la famille, l’amour sont les ingrédients de ce récit palpitant et riche en émotions. Résumer l’histoire est compliqué tant elle est dense. Finalement, c’est comment un gamin qui avait tout pour « mal tourner » saura tracer son chemin en restant fidèle à ses valeurs et ses vrais amis, en sachant saisir sa chance et s’associer à quelques bons samaritains pour réussir et s’en sortir. C’est aussi, en arrière-plan, une belle histoire d’amour, une véritable quête, qui sous-tend tous ses choix et se révèle son véritable « moteur » dans la vie.
Extrait 1
Puis, alors que l’enfant s’endormait dans sa couche qui puait le chien, Cetta se recroquevilla dans le coin le plus sombre de la soute et, les larmes sillonnant ses joues, elle se dit : « Elles sont salées comme la mer qui me sépare de l’Amérique. Elles ont déjà le goût de l’océan ! » et elle les lécha en essayant de sourire. Enfin, quand la sirène commença à faire retentir ses notes sombres et sourdes dans l’air du port, annonçant qu’on levait l’ancre, Cetta s’endormit – elle se raconta l’histoire d’une petite fille de quinze ans qui s’enfuyait de chez elle, toute seule, avec son petit bâtard, pour aller rejoindre le royaume des fées.
Extrait 2
Puis, alors que l’enfant s’endormait dans sa couche qui puait le chien, Cetta se recroquevilla dans le coin le plus sombre de la soute et, les larmes sillonnant ses joues, elle se dit : « Elles sont salées comme la mer qui me sépare de l’Amérique. Elles ont déjà le goût de l’océan ! » et elle les lécha en essayant de sourire. Enfin, quand la sirène commença à faire retentir ses notes sombres et sourdes dans l’air du port, annonçant qu’on levait l’ancre, Cetta s’endormit – elle se raconta l’histoire d’une petite fille de quinze ans qui s’enfuyait de chez elle, toute seule, avec son petit bâtard, pour aller rejoindre le royaume des fées.
Extrait 3
La réaction de Ruth l’avait troublé, au moins autant que lui-même avait troublé la jeune fille. Il avait imaginé que Ruth aurait souri, comme elle avait tenté de le faire quand il l’avait laissée à l’hôpital. Il avait pensé qu’ils seraient restés là, l’un près de l’autre, oublieux du monde environnant. Il avait cru qu’elle n’aurait pas détaché un instant ses profonds yeux verts des siens. Et que, dans ce regard sans fin, ils se seraient dit tout ce qui ne venait pas aux lèvres de deux adolescents. Cet échange de regards, forgé par le destin, aurait comblé l’océan qui séparait une jeune fille riche d’un crève-la-faim. Voilà à quoi il avait réfléchi, tout au long du trajet de l’hôpital à chez lui, après avoir dit où il habitait à Fred, le chauffeur du vieux juif. Il s’était enfoncé dans le siège en cuir moelleux de cet habitacle qui sentait légèrement le cigare et le brandy, et il avait soigneusement analysé tout ça, comme un adulte. Et il avait oublié tout le reste.
Extrait 4
— Vous êtes né en Amérique, monsieur ?
— Non.
— Mais votre fils, oui ?
— C’est ça.
— Alors votre fils est américain, pas juif, conclut Christmas.
— Non. Mon fils est un juif américain, mon garçon.»
Christmas avala une autre fourchetée de pâtes en réfléchissant : « En bref, quand t’es juif, alors t’es foutu ? fit-il ensuite. Tu ne deviens jamais américain et puis c’est tout ! » Les époux Isaacson se raidirent. Ruth regarda son grand-père. Celui-ci rit doucement : « C’est ça, quand t’es juif, t’es foutu, confirma-t-il.
— C’est la même chose pour les Italiens, ajouta Christmas en secouant la tête.
— Oui, tu as sans doute raison » dit le vieux.
Christmas se concentra sur sa dernière boulette pour lui régler son sort, puis il posa sa fourchette dans l’assiette et s’essuya la bouche.
« Ben moi, je veux être américain et rien d’autre » affirma-t-il.
Le vieux leva la tête et le regarda droit dans les yeux.
« Bonne chance ! » fit-il.
Extrait 5
Elle avait souvent entendu son grand-père et son père parler des ouvriers de l’usine. Son aïeul considérait qu’ils étaient des juifs comme eux, alors que son père les appelait des gens de l’est. Son aïeul n’avait aucun scrupule à les exploiter et à les payer le moins possible, mais il s’intéressait à leurs familles. Son père n’avait aucun scrupule non plus à les exploiter et à les payer le moins possible, mais il ne connaissait même pas leurs noms. Et les ouvriers, ces crève-la-faim, considéraient le grand-père comme l’un des leurs, un qui avait réussi, alors que le père, lui, n’était rien. Et certains jours, Ruth avait l’impression que pour le grand-père non plus, son fils n’était rien. En revanche, on aurait dit que, pour lui, Christmas était quelqu’un. Comme s’il éprouvait une certaine admiration pour ce garçon. Et c’est peut-être cette observation qui lui fit baisser la garde et qui lui permit d’éprouver une émotion inattendue, instillée par le regard de ce grand-père adoré : il semblait que ce garçon lui plaisait ou pouvait lui plaire. Dès qu’elle s’en rendit compte, Ruth prit peur. Parce qu’elle s’était juré à elle-même de bannir pour toujours les hommes, les mâles, de sa vie.
Extrait 6
Ce qui l’avait fait grandir plus vite, ce n’était pas seulement son amour mais aussi l’amour qu’il lisait, par moments, dans les yeux de Ruth. Cet amour contre lequel elle luttait jour et nuit, parce que Bill les avait fait se rencontrer et, en même temps, les avait séparés. Parce que Bill, avec ses horribles mains, ses cisailles et sa violence, avait sali l’amour, et Ruth ne parvenait à voir rien d’autre que la saleté. Y compris en Christmas. Et elle le tenait à distance. De sorte que, plus l’amour de Christmas grandissait, moins il ne savait qu’en faire : ce sentiment restait enfermé en lui, inexprimé et pourtant violent, et bien loin de l’aider à s’épanouir, c’était un poison. Son caractère était devenu plus ombrageux ; son regard même s’était assombri ; ses espoirs, ses rêves, son allégresse et son insouciance n’étaient plus que des souvenirs d’enfance fanés, ils n’avaient pas survécu à cet ouragan intérieur et à cette expérience d’adulte.
Extrait 7
Encore une fois, Christmas sentit qu’il se trouvait à la croisée des chemins. Il pouvait encore abandonner, rendre le cran d’arrêt à Joey et retourner à sa vie de toujours avant qu’il ne soit trop tard. Mais il débordait de rage. Et ne voulait pas retourner à sa vie de toujours.
Extrait 8
« M’man… dit-il à voix basse, après de longues minutes.
— Oui?
— Quand on devient adulte, on trouve que tout est moche ? » Cetta ne répondit rien. Elle regardait dans le vide. Certaines questions n’appelaient pas de réponses, parce que la réponse serait aussi pénible que la question. Elle attira son fils de quinze ans contre elle, le serra dans ses bras et se mit à lui caresser doucement les cheveux. Instinctivement, Christmas commença par s’écarter, mais ensuite il s’abandonna entre les bras de sa mère. Il savait que c’étaient là ses dernières caresses d’enfant. Dans le silence. Parce qu’il n’y avait rien d’autre à dire.
Extrait 9
Le docteur Goldsmith, le médecin de famille, expliqua qu’il avait recommandé à Saul Isaacson de mener une vie plus régulière, d’éviter les efforts et les crises de colère, de ralentir ses activités, de manger sans excès et d’arrêter de fumer. Mais, toujours d’après le docteur Goldsmith, le vieux avait répliqué : «Je ne veux pas vivre comme un malade pour mourir en bonne santé.
Extrait 10
J’ai une dette envers toi, expliqua le vieux. Le hasard, c’est un coup de pied dans le cul que la vie te donne pour te faire avancer. Le hasard, dans le monde des adultes, c’est une possibilité qu’il ne faut pas gâcher.
Extrait 11
Et puis son regard franchit la vitre. C’est alors qu’elle le vit. Ses cheveux couleur du blé décoiffés sur le front. Ses yeux sombres, profonds et passionnés. Et ce ridicule bonnet à la main. Et aussitôt, sans qu’elle puisse rien contrôler, l’image de Christmas se retrouva embuée de larmes. Le garçon fit un pas hésitant en avant, se détachant de la foule, alors que désormais il était trop tard et qu’ils ne pouvaient plus rien se dire. Mais leurs regards se mêlaient. Et dans ces yeux voilés de larmes, il y avait plus de mots qu’ils n’auraient jamais pu prononcer, plus de vérité qu’ils n’auraient pu avouer, plus d’amour qu’ils n’auraient pu montrer. Et plus de douleur qu’ils n’étaient capables de supporter.
« Je te trouverai. » articula lentement Christmas.
Le train siffla. S’ébranla.
Christmas vit que Ruth tenait une main serrée sur le cœur rouge qu’il lui avait offert.
« Je te trouverai ! » répéta-t-il doucement, alors que Ruth était emportée au loin.
Quand Christmas disparut de sa vue, Ruth se redressa. Une larme roulait sur sa joue.
Extrait 12
La première chose qui le frappa, ce fut le climat. Bill avait grandi à New York, où l’hiver il faisait un froid de canard, et où l’été était asphyxiant, humide et étouffant. En revanche, en Californie le climat était doux, sec et venté. La deuxième chose qu’il avait remarquée, c’était la lumière. Le ciel sombre et bas de New York, entrecoupé de gratte-ciel, laissait place, en Californie à une voûte immense et limpide, azurée le jour et couverte d’étoiles la nuit. Une lumière pure et étincelante dévoilait un horizon infini, que ce soit du côté du Pacifique ou vers la Sierra Nevada et la fertile vallée de l’Eden, qui fermait la vue. L’océan lui-même était d’un bleu intense et séduisant, loin des flots vaseux et noirâtres où se mêlaient les eaux de l’East River et de l’Hudson. Toutes les couleurs de la Californie, que ce soit le rouge, le vert ou le bleu, étaient intenses et vibrantes. Mais chacune s’inclinait devant la couleur qui, à l’évidence, dominait l’ensemble de cet univers : le jaune. Il n’y avait rien, en Californie, qui ne contienne un peu de jaune. Le jaune de l’or que les chercheurs de pépites avaient trouvé, le jaune du soleil qui chauffait le moindre recoin, ou encore le jaune clair, presque blanc, des plages qui faisaient face à l’océan. Non pas les docks new-yorkais sombres, humides et glauques, mais de larges et longues étendues d’un sable chaud et brillant qui envahissait les dunes arides, au-delà desquelles passait la route côtière. La nature tout entière semblait s’adapter à cette explosion de soleil, elle faisait éclore des pavots jaunes qui se multipliaient rapidement, naissant du jour au lendemain et colonisant la terre sèche et bien drainée, et qui évoquaient bien cette vie rapide et effrénée, sans pensées ni remords, sans incertitudes ni réflexions sur le futur. C’était la vie comme elle devait être. Joyeuse. Et les gens, semblables aux pavots de Californie, portaient des chemisettes voyantes, couraient sur la plage, riaient et faisaient l’amour comme s’ils ne se souciaient pas du lendemain.
Extrait 13
Regarder à travers l’objectif établissait une distance à la fois plus grande et plus petite. Cela lui permettait d’enquêter sans que l’on enquête sur elle. Elle avait l’impression de voir sans être vue. Comme si son Leica était une armure, un paravent, une cache. Comme si la pellicule servait d’intermédiaire à ses émotions, épurées aussi grâce à l’impression en noir et blanc. Elle les rendait supportables. Acceptables.
Extrait 14
«Il n’y a qu’une espèce pire que les gangsters et les acteurs, reprit la voix de Fred Astaire. Je veux parler des avocats, naturellement. »
Extrait 15
Alors elle se leva et sortit le Leica de son sac. Elle se mit à vadrouiller dans ces rues inconnues, lentement, sans but particulier. Sans autre désir que celui de sortir de sa propre prison. Cette prison dont elle avait construit elle-même murs, barres et cadenas. Cette prison dont elle avait égaré la clef. Elle marcha en observant ce qui l’entourait, comme elle ne le faisait plus depuis très longtemps. Elle regardait et essayait de voir. Elle écoutait et essayait d’entendre. Dans une ruelle sombre et crasseuse, elle découvrit un clochard couché à terre, endormi. Elle prit une photo. Une autre encore. Enfin, elle abaissa le Leica et regarda l’homme. Avec ses propres yeux. Elle respira l’odeur désagréable.
Ruth prit l’habitude de se promener dans Los Angeles avec son Leica. Systématiquement. Tous les jours. Pour voler des images émouvantes, se disait-elle. Mais sans le savoir, jour après jour, cliché après cliché, ce qu’elle faisait, c’était s’habituer à la vie. Comme si elle repartait de zéro et apprenait à vivre. Comme si cette errance sans but était une espèce d’école.
Au bout de deux semaines, elle réalisa que des personnes rieuses apparaissaient aussi sur ses photos, maintenant. Ce n’étaient pas encore des images joyeuses, elles gardaient un caractère profond et sombre, mais on aurait dit qu’elles s’adoucissaient. Peut-être ses cadres s’élargissaient-ils afin d’inclure dans l’objectif la vie dans son ensemble, avec ses ombres et ses lumières.
Néanmoins, le soir, en refermant la porte de sa chambre, elle se répétait toujours : « Tu es seule».
Extrait 16
Ce n’était pas son monde. Il n’était pas fait pour arriver au bureau numéro onze tous les matins, ponctuel, comme un bon employé. Au fur et à mesure qu’il s’était rapproché de la sortie des studios, parcourant les allées industrieuses et bourdonnantes de l’industrie de Hollywood, Christmas avait retrouvé la sensation d’ivresse qui l’avait envahi lorsqu’il était en train d’écrire, lorsqu’il avait inventé et modelé des personnages, avant de les voir peu à peu émerger de l’encre et du papier, pleins de vie, et devenir presque indépendants de lui. Il s’était aussi souvenu des yeux étincelants de sa mère lorsqu’elle lui parlait du théâtre. Il avait pensé au silence chargé de tension et d’émotion du parterre qui se taisait, au bruit délicat, sacré et liturgique du rideau qui se levait dans un frémissement, à la chaleur des notes que l’orchestre, dissimulé dans une fosse de l’avant-scène, faisait vibrer dans l’air, et à la lumière aveuglante des projecteurs qui s’allumaient. Comme s’il était retourné à cette soirée avec Maria, lorsqu’il avait rencontré Fred Astaire. Il avait entendu son propre cœur se taire et s’unir au silence des autres spectateurs. Et, avec eux, il
Mise en évidence : retenu son souffle, comme s’il s’était retrouvé à nouveau dans cette salle obscure qui sentait légèrement le moisi, telle une église au parfum d’encens. Et en un éclair – tandis qu’il évitait un groupe de figurants braillards – il avait su. Une fois franchi le portail des studios de la MGM, sa main, qui tenait le contrat, s’était ouverte. La feuille de papier froissée avait plané un peu dans l’air chaud de la Californie. Et c’est à cet instant précis que Christmas avait décidé de rentrer à New York. Et d’essayer d’écrire. Pour le théâtre.
Je ne l’ai encore dit à personne ! sourit Christmas en retrouvant Harlem. Il se dirigea vers le vieux siège de la CKC. Il avait besoin de repartir de là. C’était sa base.
Extrait 17
Mais écrire ne s’avéra pas si facile que ça. Le premier jour, Christmas resta assis devant son Underwood sans taper un seul mot. Il fixait la feuille blanche sans se décider à commencer. Comme s’il en avait peur. Comme s’il avait perdu cette inconscience qui lui avait permis d’affronter la vie, sourire impertinent aux lèvres, cette inconscience qui l’avait conduit loin des pauvres rues du Lower East Side. On aurait dit que, tout à coup, le monde lui paraissait une affaire sérieuse, et que le succès et l’argent, au lieu d’accroître sa hardiesse, l’avaient rendu plus prudent. Comme si, maintenant qu’il avait quelque chose à perdre, il n’avait plus le courage de prendre des risques.
Une forme d’avarice, pourrait-on dire. Ou peut-être qu’il se prenait simplement au sérieux. On aurait dit que quelque chose en lui s’était tu. Ou que le monde autour de lui s’était tu. À moins qu’il n’ait élevé un mur entre le monde et lui. Comme s’il avait endossé une cuirasse qui l’aurait incroyablement endurci.
[…]
Il semblait figé dans l’image du personnage public que le monde extérieur lui renvoyait. Il était embourbé dans son propre reflet stagnant. C’est pour cela que, le premier jour, il n’écrivit pas un mot sur la feuille blanche glissée dans le rouleau de son Underwood. Le deuxième jour, il se força et il essaya de retrouver l’enthousiasme qui l’avait animé dans le bureau numéro onze des studios de la MGM. Il tapa timidement ses premiers mots. Il les écouta résonner dans l’air et tenta d’imaginer le son de ces premières phrases rompant le silence du théâtre. Mais elles lui semblaient pauvres. Quelque chose manquait. Et s’il les étoffait, aussitôt elles paraissaient boursouflées. Il n’arrivait pas à trouver l’équilibre. Il dut se rendre à l’évidence : bâtir une histoire, c’était bien autre chose que raconter une trame, et construire des personnages en les faisant interagir de manière vraisemblable, c’était beaucoup plus compliqué qu’esquisser quelques portraits, comme il l’avait fait pour Mayer. Savoir inventer des personnages qui aient l’air vivant n’était pas la garantie de pouvoir organiser une histoire qui soit elle-même pleine de vie.
Extrait 18
Christmas s’étira et frotta son cou endolori. Il soupira, immobile. Comme si plus un bruit, plus une raison, plus une pensée ne pouvait le faire bouger. Il n’y avait plus ni Cyril ni Karl. Ni Santo avec sa Carmelina. Il n’y avait plus rien ni personne. Il n’y avait pas Diamond Dogs. Ni la radio. Ni Hollywood. Il n’y avait pas de lettres d’admirateurs ni d’articles dans les journaux, il n’y avait ni cet appartement ni tout cet argent sur le compte en banque. Peut-être que lui-même n’existait pas. Lui, la baudruche. Lui, la caricature. Il regarda par la fenêtre, dans le noir. Il n’y avait plus le banc de Central Park. Ni New York. Tout ce qu’il y avait, c’était une solide cuirasse qui lui dissimulait le monde entier, et qui le dissimulait au monde.
Il n’y avait qu’une douleur sourde, qui le faisait souffrir comme une infection, comme un cancer. Une douleur qui hurlait en lui. Dans sa cuirasse, il n’y avait rien d’autre.
Il n’y avait que Ruth.
Et Ruth n’était plus là.
Extrait 19
Elle s’approcha du paquet et l’ouvrit. Elle découvrit une robe en soie. Vert émeraude. « De la même couleur que tes yeux ! » sourit-il. Elle en resta bouche bée. « Mais … pourquoi ?» demanda-t-elle. Il s’approcha d’elle et l’embrassa tendrement : « Autrefois, j’adorais acheter des robes pour Mme Bailey, dit-il doucement. Si tu avais vu comme elle était belle ! — Mais… pourquoi à moi ? » M. Bailey s’écarta légèrement et posa les mains sur les épaules de Ruth. « Tu es la seule femme à qui je puisse faire un cadeau de ce genre sans passer pour un gros dégoûtant » répondit-il. Elle se mit à rire. « Merci, Clarence. » Le vieil agent haussa les épaules. « C’est pour moi que je le fais. Pour me sentir vivant. »
Extrait 20
Le sens: voilà ce qu’il avait cherché. Donner un sens à la vie, la rendre moins arbitraire. C’était ça, la perfection, non pas le succès, la réussite, le couronnement d’un rêve ou d’une ambition : c’était le sens. Ainsi, dans son histoire, même les méchants trouvaient un sens à leur vie, en tout cas ils lui en donnaient un. Et chaque vie était reliée à celle des autres, comme des fils qui se croisaient et se recroisaient et finissaient par dessiner une toile d’araignée – un dessin bien réel, sans rien d’abstrait. Il n’y avait ni pathos ni ironie, que du sentiment. « Et maintenant ? » s’était-il demandé en regardant le mot « fin » en bas de la page numéro deux cent dix-sept.
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