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Le lambeau - Philippe Lançon

Dernière mise à jour : 5 janv. 2020


Le lambeau, j’avais à la fois très envie de le lire mais aussi une grande appréhension : vu le contexte, je craignais un livre trop dur à lire, trop « plombant » ou déprimant, violent psychologiquement, mais j’avais aussi une vraie curiosité pour ce récit de reconstruction. La curiosité l’a finalement et tardivement emporté !

C’est un livre fort, intense et particulier, à la fois très personnel et universel. Mes craintes de subir un récit intime trop dur ont vite été balayées ! Ce livre est bien plus que ça. Certes, c’est autobiographique et il s’agit de la phase de reconstruction d’un homme terriblement blessé lors de l’attentat de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. Mais très vite, c’est la vitalité qui ressort de ce texte en le rendant si fort. Personnellement, ce qui m’a touchée, c’est la sincérité de l’auteur bien sûr, surtout dans sa façon de décrire toutes les composantes de sa reconstruction : l’inévitable et capital rôle des médecins, les relations entre soignants et patients, la place de la famille, pilier sur lequel s’appuyer, les vrais amis qui restent et soutiennent et ceux qui s’éloignent, le monde professionnel qui force à se tourner vers l’avenir. Philippe Lançon raconte comment il a dû, pour avancer, cesser de penser à l’attentat. Il parle ainsi de « temps interrompu » et ne fait que très peu allusion à la fusillade dont il a été l’une des victimes. Son processus de reconstruction se complique du deuil qu’il doit faire de ses amis et collègues. J’ai particulièrement aimé toutes les références culturelles qui jalonnent ce récit : la littérature (Kafka, Proust) et la musique (Bach) au premier plan et au quotidien, la peinture, le cinéma, le théâtre, la poésie accompagnent chaque étape du long parcours de Philippe Lançon et il en parle remarquablement bien : il m’a donné envie de lire ou relire certains livres, j’ai écouté La clavier Bien tempéré et les variations de Bach…C’est un livre généreux, qui ouvre de nouveaux horizons au lecteur et l’enrichit.

C’est surtout un récit inoubliable !


Extraits


La sensation de n’être plus qu’un corps apparaît lorsqu’il échappe entièrement à nos désirs et à notre volonté, comme des domestiques qui se mettraient à vivre le jour où, quand on les sonne, ils se révoltent tous en même temps pour dire simplement : j’existe.



Les dessinateurs n’avaient pas eu le temps de penser au dessin qui se refermait sur eux. Ont-ils pensé à quoi que ce soit ? Si oui, qu’a pensé chacun d’eux ? J’ai tendance à croire qu’ils n’ont eu le temps de penser à rien, et moi, en tout cas, je n’avais pensé à presque rien. L’effroi, c’était peut-être ça : la réduction au minimum de l’écart séparant la dernière seconde de vie de l’événement qui va l’interrompre, une mort administrée sans préavis. Dans cet écart, il n’y a pas de place pour grand-chose. Pourtant, ce peu de chose n’en finit pas.



Ne pas céder à la tristesse, à la colère, ne pas être obsédé par la destruction d’un enfer qui, comme celui de Kafka, resterait de toute façon « intact dans sa magnificence ». Ce mot, magnificence, à cet endroit, résumait sa modestie, son ironie, son innocence supérieure. On n’échappe pas à l’enfer dans lequel on est, on ne le détruit pas. Je ne pouvais pas éliminer la violence qui m’avait été faite, ni celle qui cherchait à en réduire les effets. Ce que je pouvais faire en revanche, c’était apprendre à vivre avec, l’apprivoiser, en recherchant, comme disait Kafka, le plus de douceurs possible.



Il m’avait fallu atterrir en cet endroit, dans cet état, non seulement pour mettre à l’épreuve mon métier, mais aussi pour sentir ce que j’avais lu cent fois chez des auteurs sans tout à fait le comprendre : écrire est la meilleure manière de sortir de soi-même, quand bien même ne parlerait-on de rien d’autre. Du même coup, la séparation entre fiction et non-fiction était vaine : tout était fiction, puisque tout était récit – choix des faits, cadrage des scènes, écriture, composition. Ce qui comptait, c’était la sensation de vérité et le sentiment de liberté donnés à celui qui écrivait comme à ceux qui lisaient.



Le moment délicat, docteur, est celui où le patient reprend conscience du corps métamorphosé dans le monde vivant qui l’entoure. C’est là qu’il commence véritablement à renaître, et cette renaissance, qui se manifestait jusqu’ici par des chocs physiques, d’une violence presque magique, s’accompagne maintenant d’une certaine tristesse : je quitte le cycle des marmites de l’enfer pour entrer dans le bain froid du purgatoire, qui ne vaut guère mieux. Je pleure sur ma vie perdue, je pleure sur ma vie future, je pleure sur ma vie obscure, mais vous ne me verrez pas pleurer.



Quand, par exemple, il écrivait : « Rien n’est plus douloureux que cette opposition entre l’altération des êtres et la fixité du souvenir, quand nous comprenons que ce qui a gardé tant de fraîcheur dans notre mémoire n’en peut plus avoir dans la vie », je croyais vivre l’inverse. Pour moi, rien n’était plus douloureux que l’opposition entre la permanence des êtres – tous ceux qui me rendaient visite et semblaient fixés à jamais dans les jours précédant le 7 janvier – et la fragilité du souvenir, quand je sentais que ce qui avait tant de fraîcheur dans la vie, et tant de férocité, n’en avait plus dans la mémoire. Je ne vivais ni le temps perdu, ni le temps retrouvé ; je vivais le temps interrompu. Pour l’amitié, c’était pareil.



À un jeune chirurgien qui se plaignait des horaires, effectivement épouvantables, elle répondit un jour : « De quoi tu te plains ? De toute façon, nous serons morts avant d’avoir vieilli. » Elle m’avait dit, un jour où je comparais le service à un asile : « Mais qu’est-ce que vous croyez ? Il faut être fou pour croire qu’on peut sauver les hommes et passer ses journées au bloc à les réparer ! »




Ce n’est pas si facile de remettre les deux pieds sur la rive des vivants. Je devais imaginer une suite que mon corps et ma conscience refusaient. Voulais-je sortir et retrouver ma « vie d’avant », comme le souhaitaient ceux qui semblaient mettre entre parenthèses un événement qui, dans ma propre vie, mettait le reste entre parenthèses ? Ou ne le voulais-je pas ?



Dans ma famille, on était de droite. Au collège et au lycée, on était de gauche. Moi, je n’étais de rien. Les militants de toute espèce, qui fleurissaient encore, m’horrifiaient par le bruit qu’ils faisaient.



[...]écrire, c’était protester, mais c’était aussi, déjà, accepter.


l’humilité que lui imposait son métier n’avait pas été détruite par le pouvoir qu’on avait fini par lui accorder. Son humour un peu hautain, très direct, la protégeait des autres mais aussi, dans une certaine mesure, d’elle-même. Elle attendait d’eux beaucoup, trop sans doute, mais finalement moins que ce qu’elle exigeait de ses propres forces. Elle connaissait sa valeur et n’était pas économe de son mépris. Elle connaissait sa folie et n’était pas économe de sa raison. Elle connaissait sa dureté et n’était pas économe de son attention ni même de sa tendresse – à certaines heures, en tout cas, et sans témoins. Elle avait donné sa vie à la chirurgie, mais sans le proclamer : sa détestation de l’emphase et de la sentimentalité était immédiatement perceptible.



Je n’ai plus ni nostalgie ni regrets : sur ce plan, l’événement m’a tout pris.



Je croyais encore que ce qui avait lieu était une farce, tout en devinant déjà que ce n’en était pas une, mais sans savoir ce que c’était. Comme un papier calque mal replacé sur le dessin qu’on y a copié…



J’ ai eu pour elle, outre la confiance, une sympathie immédiate. Cette sympathie n’était pas seulement due au fait qu’elle était ma sauveuse, ou plus exactement la commandante en chef de l’équipe qui allait me redonner, peu à peu, une bouche, un menton et une mâchoire. Elle était due, plus que tout, à son absence de complaisance. Sa sévérité enjouée me rassurait.



La situation avait changé. La menace n’était plus jugée si grave. Je restais une victime importante mais je n’étais plus tout à fait une cible. Le dispositif, en somme, vivait sur son élan. Il commençait à survivre à la situation. Ce léger changement de statut m’a soulagé, mais aussi, il faut bien l’avouer, un peu vexé. Aussi embarrassantes soient-elles, on s’habitue vite aux mesures qui nous rendent exceptionnels. On finirait par croire qu’on les mérite. La vanité adoucit l’incommodité.



[...] les événements les plus brièvement violents et inattendus prennent toute leur place dans nos vies, puisqu’ils vont les bouleverser, mais les détails de leurs minutes irréversibles semblent échapper à nos mémoires – et je n’écris qu’avec le mince espoir de les restituer en partie. Proust se rappelle tout, peut-être parce qu’il ne lui est arrivé à peu près rien ; mais il aurait sans doute oublié, comme la petite Ophélie, de quelle façon il est tombé un soir d’hiver du balcon des Guermantes sur le pavé disjoint – lequel ne lui aurait rien évoqué d’une enfance désormais abolie. Et, au lieu du temps perdu et retrouvé, nous aurions eu droit à ce que nous vivions : au temps interrompu. Le livre aurait été plus court, moins génial sans doute.

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