Le liseur - Bernhard Schlink
- deslivresetmoi72
- 22 oct. 2024
- 8 min de lecture

J’avais beaucoup aimé La petite fille du même auteur, et je crois avoir encore plus aimé Le liseur. Du début à la fin, ce roman m’a beaucoup plu. L’auteur y aborde de nombreux thèmes qui s’imbriquent et questionnent chaque lecteur.
Au début du roman, le narrateur, Michaël, est un jeune homme de 15ans, lycéen qui reprend les cours après plusieurs semaines passées à soigner une jaunisse. Un jour, en rentrant des cours, il rencontre par hasard Hanna, femme de 35 ans, receveuse dans les tramways qui vit entre chez lui et son lycée : il vient de se sentir mal, elle le fait monter chez elle et l’aide. Quelques jours plus tard, pour la remercier, il retourne chez elle avec un bouquet et commence alors leur histoire assez singulière, basée sur le désir plus que sur l’amour. Très vite, s’installe une certaine dépendance de Michaël vis-à-vis d’Hanna. Au fil de leur relation qui reste secrète, on découvre la personnalité complexe d’Hanna : elle paraît assez secrète et lunatique, ayant des réactions parfois imprévisibles et disproportionnées. Leurs rendez-vous sont assez ritualisés : Michaël vient la voir après les cours, lui fait la lecture des œuvres qu’il lit pour ses études ou qu’il aime, puis elle le lave et s’en suit une relation intime. Tout ceci semble bien installé et immuable, jusqu’au jour où, sans aucun signe précurseur, Hanna disparaît : elle est partie, a déménagé sans raison apparente, laissant Michaël désemparé, sans réponse ou explication !
Il continue sa vie, opte pour des études de droit…jusqu’à retrouver Hanna sur le banc des accusés d’un procès retentissant : elle doit répondre de ses actes et responsabilités dans les camps de concentration ! Choc de cette révélation qui permet à Michael, et au lecteur de remettre en perspective les traits particuliers de la personnalité d’Hanna. Au cours du procès, il cherche à comprendre, jamais à excuser, mais à comprendre…et il finit par trouver une clé qui explique les contradictions et les mauvais choix d’Hanna. Même après sa condamnation, il gardera, à sa façon un lien ténu avec elle…celui de sa voix de lecteur, ou plutôt de liseur!
Dans ce livre, je n’ai cessé de me poser des questions, auxquelles l’auteur se garde bien de répondre !
D’abord, sur la relation surprenante d’une femme de 35 ans avec un jeune garçon de 15 ans : elle est dérangeante, d’autant qu’on sent une emprise un peu malsaine sur l’adolescent qui s’enferme dans cette histoire initiatique, se coupant même de la plupart de ses amis. Comment cette histoire a-t-elle pu rester secrète et durer ? Quel était l’intérêt réel d’Hanna pour Michaël ? Pourquoi le fascinait-elle autant ?
Ensuite, quand on découvre le passé et le « secret » d’Hanna, d’autres interrogations arrivent … Comment le peuple allemand peut-il « guérir » de son sentiment de culpabilité collective dans les années d’après-guerre ? Comment cette période noire a-t-elle marqué ce peuple sur plusieurs générations ? Quelle est la part des responsabilités individuelles dans les atrocités conçues et organisées par un système collectif ? Jusqu’où peut-on aller pour préserver sa dignité en cachant ce qu’on considère honteux ? A quoi tiennent les choix individuels ? Pour Hanna, cacher son secret qu’elle considère comme une honte a déterminé toutes ses décisions, quelles qu’en soient les conséquences et le prix à payer pour elle et pour les autres…
Toutes ces questions soulevées par l’auteur m’ont fait apprécier la portée de ce livre, mais j’ai trouvé souvent que le récit manquait d’ « humanité », d’une sorte de sensibilité, comme si l’auteur voulait maintenir une sorte de distance entre ses personnages et les lecteurs : on les connaît, on les observe, mais on n’a pas la sensation de vivre les choses avec eux !
Extrait n°1
Je ne sais où je trouvai le courage de retourner voir Mme Schmitz. L’éducation morale se retourna-t-elle contre elle-même, en quelque sorte ? Si le regard de désir était aussi grave que la satisfaction du désir, si l’imagination était aussi grave que l’acte imaginé, alors pourquoi pas la satisfaction et l’acte ? Je constatais jour après jour que la pensée du péché ne me quittait pas. Dès lors je voulus aussi le péché lui-même.
Extrait n°2
Parfois, j’avais le sentiment que nous, sa famille, nous étions pour lui (le père) comme des animaux domestiques. Le chien qu’on emmène en promenade, le chat avec lequel on joue, et aussi le chat qui se couche en rond sur vos genoux et qui se laisse caresser en ronronnant, on peut les aimer bien, on peut même en avoir quasiment besoin, il n’empêche qu’aller acheter leur nourriture, nettoyer la caisse du chat et les emmener chez le vétérinaire, on peut trouver que ça fait trop. Parce que la vie est ailleurs. J’aurais bien aimé que nous, sa famille, nous soyons sa vie.
Extrait n°3
Pourquoi suis-je aussi triste, quand je repense à ce temps-là ? Est-ce le regret du bonheur passé ? Car je fus heureux les semaines suivantes, durant lesquelles je me suis vraiment abruti de travail, réussissant à ne pas redoubler, et durant lesquelles nous nous sommes aimés comme si rien d’autre au monde ne comptait. Est-ce de savoir ce qui vint ensuite, et que ce qui se révéla ensuite était en fait déjà là ?Pourquoi ? Pourquoi ce qui était beau nous paraît-il rétrospectivement détérioré parce que cela dissimulait de vilaines vérités ? Pourquoi le souvenir d’années de mariage heureux est-il gâché lorsque l’on découvre que, pendant tout ce temps-là, l’autre avait un amant ? Parce qu’on ne saurait être heureux dans une situation pareille ? Mais on était heureux ! Parfois le souvenir n’est déjà plus fidèle au bonheur quand la fin fut douloureuse. Parce que le bonheur n’est pas vrai s’il ne dure pas éternellement ? Parce que ne peut finir douloureusement que ce qui était douloureux, inconsciemment et sans qu’on le sût ?
Extrait n°4
Est-ce cela qui me rend triste ? Ce zèle et cette foi qui m’habitaient alors et arrachaient à la vie une promesse qui ne put jamais être tenue ? Quelquefois, je vois le même zèle et la même foi dans les visages d’enfants et d’adolescents, et je les vois avec la même tristesse que je me revois moi-même à l’époque. Cette tristesse est-elle la tristesse tout court ? Est-ce elle qui nous accable lorsque de beaux souvenirs rétrospectivement se détériorent, parce que le bonheur dont on se souvient ne tenait pas seulement à la situation, mais à une promesse qui n’a pas été tenue ?
Extrait n°5
Je sais que je m’étais certes détourné du souvenir d’Hanna, mais sans le surmonter. Ne plus humilier ni me laisser humilier, après Hanna, ne plus rendre coupable ni me sentir coupable, ne plus aimer personne au point que sa perte fasse mal : voilà ce qu’à l’époque, sans le penser clairement, j’ai très résolument ressenti.
Extrait n°6
Je fus effrayé. Je m’aperçus que je ressentais l’incarcération d’Hanna comme naturelle et justifiée. Non pas à cause de la gravité de l’accusation ou du poids des présomptions, dont je ne savais encore rien de précis, mais parce que en cellule elle était ôtée de ma vie, enlevée de mon univers. Je la voulais très loin de moi, suffisamment inaccessible pour qu’elle demeure le simple souvenir qu’elle était devenue et restée pour moi ces dernières années. Si l’avocat parvenait à ses fins, il faudrait que j’affronte l’idée de la rencontrer, et il faudrait que je sache comment je voulais et devais le faire.
Extrait n°7
Je n’étais pas seulement anesthésié dans la salle d’audience, au point d’affronter la vue d’Hanna comme si ç’avait été un autre qui l’avait aimée et désirée, quelqu’un que j’aurais bien connu mais qui n’était pas moi. Tout le reste du temps aussi, j’étais debout à côté de moi et je me regardais : à l’université, en famille, avec mes amis, je fonctionnais mais intérieurement je ne participais à rien.
Extrait n°8
Tous les textes des survivants témoignent de cette anesthésie, qui réduit les fonctions vitales, induit un comportement indifférent et sans scrupule, banalise le gaz et les fours. Et dans les maigres témoignages des bourreaux aussi, chambres à gaz et fours crématoires apparaissent comme un environnement banal, et les auteurs des atrocités sont eux-mêmes réduits à quelques fonctions, comme si, dans leur indifférence bornée et sans scrupule, ils étaient anesthésiés ou ivres. Les accusées me donnaient l’impression d’être encore prisonnières, et pour toujours, de cette anesthésie, d’y être comme pétrifiées.
Sur le moment déjà, lorsque cette communauté de l’anesthésie retint mon attention, et aussi le fait qu’elle ne pesait pas seulement sur les victimes et les bourreaux, mais également sur nous, juges ou jurés, procureurs ou preneurs de notes, lorsque je comparai ainsi les victimes, les bourreaux, les morts, les vivants, les survivants et ceux qui vivaient bien plus tard, je ne me sentis pas à mon aise, et je ne me sens pas à mon aise aujourd’hui non plus. A-t-on le droit de faire ce genre de comparaison ?
Extrait n°9
Pour cela ? Qu’elle eût honte de ne savoir ni lire ni écrire, et qu’elle préférât me sembler déroutante plutôt que d’être honteusement démasquée, je le comprenais. Je savais bien moi-même que la honte pouvait provoquer des conduites de fuite, de résistance, de dissimulation, voire des comportements blessants. Mais la honte qu’éprouvait Hanna de ne savoir ni lire ni écrire expliquait-elle son comportement au procès et dans le camp ? Par peur de la honte d’être analphabète, plutôt la honte d’être démasquée comme criminelle ? Plutôt être une criminelle ?
Combien de fois me suis-je posé, alors et depuis lors, ces mêmes questions ! Si le mobile d’Hanna était la peur d’être honteusement démasquée, comment avait-elle pu préférer le crime à la honte anodine d’être analphabète ? Ou alors, avait-elle cru s’en tirer sans être du tout démasquée ? Était-elle tout simplement bête ? Et était-elle vaniteuse et mauvaise au point de devenir criminelle pour éviter d’être démasquée ?
Extrait n°10
Elle devait être complètement épuisée. Elle ne se battait pas seulement dans ce procès. Elle combattait depuis toujours, non pour montrer ce dont elle était capable, mais pour dissimuler ce dont elle était incapable.
Extrait n°11
La philosophie ne se soucie pas des enfants. Elle les a abandonnés à la pédagogie, qui s’en occupe bien mal. La philosophie a oublié les enfants, dit-il en me souriant, oublié à jamais, et non par moments seulement, comme il m’arrive de vous oublier.
Extrait n°12
Si l’on sait ce qui est bon pour l’autre et qu’il refuse de le voir, on doit essayer de lui ouvrir les yeux. On doit lui laisser le dernier mot, mais on doit lui parler, à lui, et non parler à quelqu’un d’autre derrière son dos. »
Extrait n°13
Je voulais à la fois comprendre et condamner le crime d’Hanna. Mais il était trop horrible pour cela. Lorsque je tentais de le comprendre, j’avais le sentiment de ne plus le condamner comme il méritait effectivement de l’être. Lorsque je le condamnais comme il le méritait, il n’y avait plus de place pour la compréhension. Mais en même temps je voulais comprendre Hanna ; ne pas la comprendre signifiait la trahir une fois de plus. Je ne m’en suis pas sorti. Je voulais assumer les deux, la compréhension et la condamnation. Mais les deux ensemble, cela n’allait pas.
Extrait n°14
À l’époque, j’ai envié les autres étudiants qui prenaient leurs distances face à leurs parents, et du même coup face à toute la génération des criminels, des spectateurs passifs, des aveugles volontaires, de ceux qui avaient toléré et accepté : ils surmontaient ainsi sinon leur honte, du moins la souffrance qu’elle leur causait. Mais d’où venait cette superbe assurance avec laquelle je les voyais si souvent juger ? Comment peut-on éprouver honte et culpabilité, et en même temps juger avec cette superbe assurance ?
Extrait n°15
J’ai longtemps cru qu’il existait un progrès dans l’histoire du droit, une évolution, en dépit de petits reculs et de terribles régressions, vers plus de beauté et de vérité, plus de rationalité et d’humanité. Depuis que cette croyance s’est révélée chimérique, j’aime à me représenter autrement le cours de l’histoire du droit : l’image avec laquelle je joue est celle d’un cours qui est certes orienté vers un but, mais le but où il parvient, après toutes sortes de convulsions, de confusions et d’aberrations, n’est autre que son point de départ, d’où il lui faudra repartir à peine arrivé.
Extrait n°16
Jusqu’au moment où la colère s’est épuisée et où les questions sont devenues sans importance. Quoi que j’aie fait ou pas fait, quoi qu’elle m’ait fait — c’est désormais devenu ma vie, voilà tout.
Comments