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Le petit paradis - Joyce Carol Oates



Joyce Carol Oates est une autrice américaine dont j’ai déjà lu plusieurs livres et ce que j’apprécie particulièrement chez elle, c’est la diversité des sujets traités : ses romans sont toujours denses et toujours très différents les uns des autres. Dans celui-ci, on voyage dans le temps pour découvrir une société américaine totalitaire en 2039, dans laquelle tout opposant ou tout individu susceptible de remettre en question les principes de cette société ultra-normée est exilé dans le passé ou supprimé. Adriane, jeune femme brillante, major de sa promo, essaie de se distinguer en prononçant son discours de fin d’études : la sanction est immédiate : arrêtée, coupée de tout lien avec sa famille, elle est exilée pour un programme de 4 ans et se retrouve dans une université du Wisconsin en 1959. Elle est affublée d’une nouvelle identité, Mary Ellen Enright, orpheline, son cerveau a subi un « reset » quasi-total et une puce a été implantée dans son cerveau pour contrôler ses souvenirs, mais elle sait qu’elle vient du futur, que sa présence est une condamnation, qu’elle est assignée à résidence et surveillée depuis le futur ! Elle garde le souvenir de ses parents mais . Elle y entreprend des études de psychologie qui vont l’amener à rencontrer un autre exilé du futur.

Les dystopies ne sont pas mes sujets de prédilection, mais j’ai quand même beaucoup aimé ce roman original de Joyce Carol Oates. Elle y décrit une société effrayante, mais presque plausible, où les individus sont contrôlés, les intelligences bridées pour ne pas risquer de bousculer l’ordre établi, l’histoire des Etats-Unis est réécrite. Son roman est en fait une critique très actuelle des dérives qui pourraient à moyen terme menacer les Etats-Unis dont les dirigeants se laisseraient tenter par un contrôle généralisé de tous les pans de vie des citoyens, allant jusqu’à dicter leur façon de penser (ou plutôt de ne pas penser), derrière des discours faussement rassurants et protectionnistes.

Dans ce roman, l’autrice exploite aussi les décalages entre futur et passé, mais je n’ai pas trouvé de description / critique très précise de la société des années cinquante, qui est présentée de façon assez « lisse » finalement. Par l’intermède de la rencontre entre Mary Ellen et son professeur de psychologie, Ira Wolfman, et de leur relation, assez platonique, elle nous montre aussi qu’en situation d’exil, on va forcément essayer de se rapprocher des personnes dans la même situation, espérant y trouver compréhension, solidarité et empathie et s’empêchant par là-même de s’intégrer réellement. Les cours de psychologie relatés et suivis par l’héroïne nous replongent dans les théories des années 50 et du behaviorisme : même si je ne suis pas spécialiste de ce domaine et que certains passages m’ont paru obscurs, j’y ai vu les dangers dénoncés par la réduction de l’être humain à un système de « conditionnement » des réactions attendues à des stimuli.

Comme toujours avec Joyce Carol Oates, les sujets de réflexion foisonnent dans son roman et nous emmènent dans des réflexions à de nombreux niveaux, sur des thèmes actuels variés, avec beaucoup d’intelligence et de références.


Extrait P 19

Au sein de notre famille, il était entendu que nous ne parlions pas de la situation de Papa en soi, mais il semblait que nous étions autorisés – c’est-à-dire qu’on ne nous l’interdisait pas expressément – à faire allusion à son statut d’IM de la même façon qu’on peut mentionner la maladie chronique d’un membre de la famille comme la sclérose en plaques, le syndrome de Tourette, ou une prédisposition aux accidents bizarres. Etre un IM était quelque chose de honteux, d’embarrassant et de potentiellement dangereux – mais dans la mesure où IM était une catégorie criminelle (relativement) mineure comparée à d’autres, plus sérieuses, en parler n’était pas passible de Trahison. Cela dit, Papa prenait tout de même des risques.


Extrait P43

Et puis Mr Mackay enchaîna sans tarder en convoquant toutes les terminales en « assemblée d’urgence ».

Dans un murmure excité, mes condisciples s’installèrent dans l’auditorium. Il y avait trois cent vingt-deux élèves dans la promotion, et la nouvelle de mon arrestation s’était répandue parmi eux comme une traînée de poudre.

Gravement, Mr Mackay annonça sur l’estrade qu’Adriane Strohl, « anciennement » major de la promotion, avait été arrêtée par l’Etat pour motif de Trahison et de Remise en Question de l’Autorité ; et qu’un « vote de confiance » de ses pairs concernant cette action était désormais requis.

En d’autres termes, tous les membres de l’année de terminale (excepté Adriane Strohl) devaient voter pour confirmer ou contester cette arrestation. « Nous allons demander un vote à main levée », ajouta Mr Mackay d’une voix que la solennité de la situation faisait chevroter, « dans une démonstration totale, équitable et sans préjugés de démocratie ».

A ce moment-là, j’étais placée tout au bord de la scène, menottée, le visage strié de larmes, dans une attitude coupable. Comme si mes condisciples avaient besoin qu’on leur rappelle qui était la détenue, Adriane Strohl.

[…]

Quelques mains hésitantes se levèrent. Et puis quelques autres.

Ce fut indubitablement la présence des agents du département Disciplinaire de la Jeunesse en uniforme qui décida mes condisciples à agir. Des rangées entières de mains se dressèrent d’un coup – oui ! Comme dans un cauchemar, une mer de mains finit par se lever en ma défaveur. S’il y avait des élèves qui ne votaient pas et qui gardaient les leurs serrées dans leur giron, je ne pouvais pas les voir.

« Et tous ceux qui sont contre – non ? » La voix de Mr Mackay plana dramatiquement, comme s’il comptait les mains levées ; alors qu’en fait il n’y en avait pas une seule en vue dans toutes ces rangées de terminales.

« Dans ce cas, je crois que nous avons ici un exemple frappant de démocratie, jeunes gens. «C’est la loi de la majorité – l’union fait la force. »


Extrait P 85

En proie à une sorte de transe, je contemplai cet étrange objet. Quelque chose en lui me mettait mal à l’aise.

Mon ordinateur portable me manquait tellement que j’en eus le vertige. Mon téléphone portable, qui se nichait si confortablement dans la paume de ma main qu’il en était devenu comme une excroissance, une sorte d’œil lumineux rectangulaire, me manquait aussi.

Je ne parvenais pas à saisir la logique de cette machine. Était-il possible qu’elle soit aussi rudimentaire, qu’elle serve seulement à … taper ?

Pas d’Internet ? Pas d’e-mails ? Pas de textos ? Seulement pour -taper ?

Il n’y avait aucun endroit pour regarder dans ou sur la machine à écrire ! Il n’y avait pas d’écran.

Cela me plongeait dans des abîmes de réflexion de penser qu’une machine grossière ne se connectait pas à une quelconque réalité à part elle-même. Que ce n’était – qu’une machine.


Extrait P88

23 septembre 1959 ! C’était impossible – pas vrai ? C’était donc ça, la Zone 9 – évidemment. C’était mon Exil. Je devais accepter mon Exil, m’adapter. Et malgré tout…

Je fus soudain submergée d’horreur : je me trouvais dans un passé vieux de plus de quatre-vingts ans. Je n’étais pas encore née. Dans ce monde-là, il n’y avait personne qui m’aimait, ni même personne qui me connaissait. Personne ne viendrait me chercher. J’étais complètement seule.

« Mary Ellen ? Qu’est-ce qui ne va pas ? »

Avec une expression d’inquiétude authentique – fraternelle-, Hilda me tendit la main malgré mon mouvement de recul.

« Ne me touche pas ! Non…»

J’étais terrifiée, j’avais la nausée. Me sentant cependant trop faible pour m’échapper – une fosse noire s’ouvrit sous mes pieds, et m’avala.


Extrait P 115

Et puis, dans ce lieu de solitude absolue, je tombai amoureuse.

Ce n’était pas la première personne de la Zone 9 à m’avoir considérée avec bienveillance. Ou d’une manière protectrice. Ni même avec curiosité.

C’était la première personne qui savait. Il lui avait suffi d’un regard un peu appuyé pour savoir immédiatement qui j’étais. Ce que j’étais.

Et je m’étais dit Nous sommes deux dans le même bateau à présent. Lui, et – Mary Ellen.


Extrait P 136

Papa nous avait rapporté que, pour autant qu’il s’en souvienne, il y avait eu des élections avec non pas un, mais deux émoticônes dans le vote. Et que l’électeur, dans l’intimité de l’isoloir, était alors « libre » de voter pour celui de son choix.

En cours d’Histoire de la Démocratie Patriote, on nous avait enseigné que, durant les décennies passées, on avait dépensé des centaines de millions de dollars en « campagnes électorales » - geste largement inutile dans la mesure où la présidence revenait invariablement au candidat qui disposait des fonds les plus importants pour sa campagne ; si bien que la procédure électorale avait été modifiée de façon à déterminer quel membre du Parti Patriote serait capable d’amasser le plus d’argent, et c’était cet individu qui était ensuite présenté comme le candidat du parti au cours du vote, sans qu’on ait besoin de dépenser l’argent.


Extrait P 192

Je me disais : l’affreux souvenir est un faux souvenir. La puce est programmée pour interférer avec ma mémoire. Pour me fournir un souvenir cruel, fallacieux, et affreux. Pour me punir.

Toutefois, il était difficile de ne pas penser que le père dans ce souvenir, la mère dans ce souvenir et le frère dans ce souvenir étaient « réels ».

C’est terrifiant de perdre la mémoire. De perdre confiance en sa mémoire.

Qu’est donc un être humain à part la somme de ses souvenirs ? Regarde à l’intérieur de toi, pas à l’extérieur. L’âme est à l’intérieur.

J’en étais convaincue. Et pourtant si on me retirait mes souvenirs, qu’adviendrait-il de moi ? Qu’arriverait-il à mon âme ?


Extrait P 273

L’arboretum de Wainscotia jouxtait le Wainscotia Agricultural College, mais se prolongeait sur les centaines d’hectares de terres forestières attenantes à la baie de Wainscotia, qui donnait sur le vaste lac Michigan à l’est – lieu que je n’avais jamais vu à part en photo et sur une carte. (Les rives du lac sortaient du rayon de quinze kilomètres de mon confinement officiel et, à l’ouest, le lac Hallow, beaucoup plus petit, m’était aussi interdit.) En février 1960, je ne m’étais pas aventurée à plus de trois ou quatre kilomètres de l’épicentre de ma résidence en zone 9, c’est-à-dire Acrady Cottage. Wolfman parlait avec mépris de son propre « épicentre », Greene Hall, sur le campus de l’université.

« Si j’en avais envie, je partirai – peut-être. Je partirai à pied. Ou, mieux encore, à vélo. »

Lorsque Wolfman s’exprimait ainsi, j’étais à la fois ravie de son côté bravache et mal à l’aise. Il continua :

« Dans les laboratoires, on a observé que les animaux ont apparemment peur de quitter leurs cages, même quand on en laisse la porte ouverte. Même quand on enlève les portes.

- Mais… ça ne nous concerne pas, si ? Je ne comprends pas. »

Wolfman faisait-il ce genre de remarque pour me tester ? Voulait-il déterminer mon degré d’imprudence, ou de méfiance ? Dans ma solitude désespérée, j’avais souvent fantasmé que je m’échappais de Wainscotia et que je violais les Instructions – mais je ne m’étais jamais enhardie à commettre un acte aussi dangereux.

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