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Le pianiste - Wladyslaw Szpilman


Pendant une période, vers la fin de l’adolescence, début de l’âge adulte, j’ai beaucoup lu sur la seconde guerre mondiale, romans ou témoignages, mais je n’avais jamais lu ce livre. Une amie proche m’en a parlé très récemment et je l’ai acheté dans la foulée.

C’est un livre fort, bouleversant forcément, et essentiel. Il est différent de ce que j’avais lu auparavant car centré sur le Ghetto de Varsovie et la Pologne. Il s’agit du témoignage de Wladyslaw Szpilman, pianiste à la radio polonaise.

Il nous décrit, étape par étape la dégradation des conditions de survie pendant l’occupation allemande et les vagues d’exécutions et de déportations ordonnées par les nazis. Le récit est fort, les détails sont terriblement réalistes, et pourtant on a souvent l’impression d’un détachement de l’auteur par rapport à ces événements qu’il a vécu, rendant la lecture « supportable » malgré l’horreur des situations. Véritable survivant, miraculé car ayant risqué et frôlé la mort de nombreuses fois, son récit est complété par des extraits du journal intime de Wilm Hosenfeld, soldat allemand qui a aidé Szpilman à s’en sortir à la fin de la guerre, et qui exprime toute sa honte face aux horreurs commises par son armée.


Extrait P20

J’ai pris rapidement ma décision. J’allais rester. S’aventurer hors de la cité ne servirait à rien ; si la mort m’attendait, je mourrais plus vite chez moi. Et puis il fallait que quelqu’un veille sur ma mère et mes sœurs au cas où mon père ou Henryk partiraient, me suis-je dit. Lorsque nous en avons discuté tous ensemble, cependant, il s’est avéré qu’ils avaient eux aussi choisi de demeurer sur place.

Avec son sens inné du devoir, Mère a toutefois essayé de nous persuader de suivre les ordres et de quitter la ville. Ses yeux agrandis par l’effroi fixés sur nous, elle multipliait les arguments en ce sens. Mais quand elle a constaté que nous maintenions notre position son beau visage si sensible a laissé transparaître un soulagement instinctif : quoi qu’il puisse nous arriver, il valait mieux l’endurer ensemble.

J’ai attendu huit heures pour sortir. Varsovie était méconnaissable. Comment un changement aussi radical s’était-il produit en si peu de temps ? Toutes les échoppes étaient fermées, les trams avaient disparu et il n’y avait plus que des voitures, bondées, qui filaient toutes dans la même direction, celle des ponts sur la Vistule.


Extrait P 24

Le moral était excellent, néanmoins, et la détermination ne cessait de se renforcer. Nous n’étions plus réduits à compter seulement sur la chance et l’instinct de survie de chacun, comme cela avait été le cas le 7 septembre, maintenant, nous formions une armée, avec un encadrement et des munitions ; nous disposions d’un objectif, l’autodéfense de la cité, et de nous seuls dépendait le succès ou la défaite. Il nous fallait seulement y consacrer toutes nos énergies.

Le commandant en chef ayant appelé les habitants à creuser des tranchées autour de la ville afin d’empêcher l’avance des chars allemands, nous nous sommes tous portés volontaires, dans la famille, à l’exception de Mère, qui restait à la maison pour s’occuper du ménage et nous préparer à dîner. Nous avons été envoyés au pied d’une colline après les derniers faubourgs, entre un quartier résidentiel formé de jolies villas et un parc municipal où les arbres foisonnaient. En fait, le travail aurait été presque agréable s’il n’y avait pas eu la menace permanente des bombes. Elles ne tombaient pas avec une grande précision mais il était toujours désagréable de les entendre passer en sifflant tandis que nous piochions, conscients que l’une d’elles pourrait transformer notre tranchée en tombe.


Extrait P28

C’est le 23 septembre que j’ai joué pour la dernière fois devant un microphone de la radio. Encore aujourd’hui, j’ignore comment je suis arrivé à rejoindre le studio ce jour-là, sautant de porche en porche, traversant les rues à toutes jambes dès que j’avais l’impression que les explosions s’éloignaient un peu de la zone que je traversais. A l’entrée du centre radiophonique, j’ai croisé notre maire. Hirsute, mal rasé, il semblait au bord de l’épuisement, ne s’étant pas accordé un instant de sommeil depuis une semaine. C’était l’âme de la défense de Varsovie, Starzynski, le véritable héros de notre cité. L’entière responsabilité de notre sort reposait sur ses épaules et il était partout, inspectant les tranchées, surveillant l’édification des barricades ou la mise en place de nouveaux hôpitaux de campagne, veillant à la juste répartition des rares vivres encore disponibles, s’occupant de la défense antiaérienne ou de la lutte entre les incendies, et malgré tout cela il trouvait encore le temps de s’adresser chaque jour à la population. Tout le monde attendait avec impatience ses interventions radiodiffusées, qui insufflaient à chacun un courage renouvelé. Tant que la maire gardait confiance, personne n’aurait pensé à baisser les bras. Les événements semblaient plutôt favorables à notre cause, d’ailleurs : les Français avaient enfoncé la ligne Siegfried, Hambourg venait d’être sévèrement bombardé par l’aviation britannique, les soldats anglais allaient prendre pied sur le sol allemand d’un moment à l’autre… Ou c’est ce que nous croyions alors, en tout cas.

Ce 23 septembre, donc, mon récital d’œuvres de Chopin a constitué l’ultime programme musical retransmis en direct de Varsovie. Pendant tout le temps que je jouais, les obus explosaient tout près du studio, des immeubles voisins étaient la proie des flammes. Dans ce vacarme, j’arrivais à peine à entendre mon piano. A la fin, j’ai dû attendre deux longues heures avant que le bombardement ne perde assez d’intensité pour me permettre de me risquer dehors. De retour à l’appartement, j’ai été accueilli par mes parents, mes sœurs et mon frère comme si je venais de me relever de ma tombe.


Extrait P32

Quelques jours plus tard, les murs de Varsovie se sont couverts d’une proclamation signée du commandement nazi. Rédigée en allemand et en polonais, elle promettait à la population le retour à une existence normale sous la protection du Reich. Un paragraphe était spécialement consacré aux juifs, leur garantissant tous leurs droits et l’inviolabilité de leurs biens, ainsi que leur complète sécurité personnelle.


Extrait P42

Il ne fallait pas prendre la méchanceté des Allemands à la légère, toutefois. Elle était partie intrinsèque d’un système conçu pour nous maintenir dans un état permanent d’inquiétude, de crainte du lendemain. Tous les deux ou trois jours, de nouveaux décrets étaient publiés, anodins en apparence mais qui avaient pour but de nous montrer que les Allemands ne nous avaient pas oubliés, loin de là, et qu’ils n’avaient aucune intention de le faire.

Bientôt, l’accès des trains a été interdit aux Juifs. Un peu plus tard, nous avons dû acheter des tickets de tram facturés quatre fois plus cher que ceux réservés aux « Aryens ». Les premières rumeurs concernant la construction d’un ghetto se sont mises à circuler, avec une insistance qui nous a empli le cœur de désespoir pendant deux jours consécutifs. Et puis elles se sont dissipées.


Extrait P51

Deux nouveaux développements sont alors venus affecter le moral collectif. Tout d’abord, les Allemands ont entrepris leur offensive aérienne sur l’Angleterre ; ensuite, les panneaux sont apparus à l’entrée des rues qui allaient marquer par la suite les limites du ghetto juif, annonçant aux passants que ces artères étaient contaminées par le typhus et devaient donc être évitées. Un peu plus tard, l’unique quotidien en langue polonaise publié par les Allemands à Varsovie allait dispenser le commentaire officiel à ce sujet. Non contents d’être des parasites sociaux, les Juifs étaient aussi des agents de contamination. Mais ils n’allaient pas être enfermés dans un ghetto, non, précisait l’article ; ce terme lui-même ne devait pas être utilisé, les Allemands constituant une race bien trop cultivée et généreuse pour confiner les Juifs, aussi parasitaires et néfastes fussent-ils, dans un espace dont l’idée remontait au Moyen-Age et qui n’avait donc plus sa place au sein de l’ « ordre nouveau » européen. Par contre, un quartier réservé aux Juifs, où ils bénéficieraient d’une liberté totale et pourraient continuer à pratiquer les coutumes de leur race. Et si cette zone devait être entourée d’un mur, c’était uniquement par précaution hygiénique, afin d’empêcher le typhus et d’autres « maladies juives » de se répandre dans le reste de la cité. Cette charitable mise au point était accompagnée d’une petite carte qui reproduisait les frontières précises du futur ghetto.


Extrait P78

J’étais l’un des derniers à quitter l’établissement avec le gérant, une fois que les comptes de la journée avaient été établis et que j’avais empoché mon dû. Les rues étaient plongées dans l’obscurité, presque désertes. Torche allumée en main, je prenais garde de ne pas trébucher sur les cadavres tandis que le vent glacial de janvier m’écorchait la figure ou me poussait en avant, froissant et soulevant leur linceul de papier, exposant ici et là des tibias desséchés, des ventres faméliques, des visages mangés par les dents nues, les yeux grands ouverts sur le néant.

La mort ne m’étant alors pas aussi familière qu’elle allait le devenir, je pressais le pas sous l’emprise de l’effroi et du dégoût, anxieux de retrouver les miens. Mère m’attendait avec un bol d’alcool distillé et des pincettes : toujours soucieuse de la santé de sa famille pendant cette épidémie, elle ne laissait aucun d’entre nous dépasser le seuil avant d’avoir retiré un à un les poux accrochés aux chapeaux, aux manteaux et aux restes, et de les avoir noyés dans l’alcool.


Extrait P 82

Au début du printemps 1942, la chasse à l’homme qui avait été jusqu’alors systématiquement menée dans le ghetto s’est soudain arrêtée. Si cela ne s’était pas produit de la même manière deux années plus tôt, les gens en auraient été soulagés ; ils y auraient vu une raison de se réjouir, ils auraient caressé l’illusion que ce changement annonçait un avenir moins sombre. Mais là, après vingt-quatre mois de pratique quotidienne des Allemands, personne ne pouvait encore s’abuser : ils mettaient fin aux rafles tout simplement parce qu’ils avaient trouvé un meilleur moyen de nous tourmenter. La question était donc de savoir quelle nouvelle idée leur était venue. Aussitôt, les hypothèses les plus échevelées ont commencé à circuler, et c’est une anxiété accrue, non un retour au calme, qui a prévalu.



Extrait p 101

« Quoi, tu n’es pas encore parti en tournée ? a-t-il voulu plaisanter ?

- Non, ai-je répliqué laconiquement, car je n’étais pas d’humeur à ironiser, puis j’ai enchaîné sur la question qui revenait alors dans toutes les conversations : alors, qu’est-ce que tu en penses ? Tu crois qu’ils vont nous déplacer tous ? »

- Il a évité de répondre, s’exclamant à la place : « Quelle tête tu as, mon vieux ! Son regard s’est adouci. Tu prends tout ça bien trop à cœur.

- - Comment faire autrement ? » ai-je constaté avec un haussement d’épaules.

- Il a souri, allumé une cigarette, et il est resté un moment silencieux avant de reprendre :

- « Tu va voir, un beau jour tout ça va se terminer parce que… Il a soulevé les bras, perplexe. Parce que ça n’a vraiment pas de sens, non ? »

Il s’exprimait avec une conviction à la fois burlesque et assez désespérée, comme si l’absurdité totale de ce qui nous arrivait était à elle seule la preuve que cela ne pourrait pas durer.


Extrait P 125

Au pas cadencé, encerclée par les policiers, notre colonne a fini par quitter la cour du Conseil en direction de la rue Gesia, où nous allions être logés. Derrière nous, la foule des condamnés s’agitait, hurlait, gémissait, nous maudissait d’avoir été miraculeusement épargnés, tandis que les Lituaniens chargés de superviser leur passage de vie à trépas tiraient dans le tas afin de rétablir l’ordre, une technique qui leur était devenue des plus coutumières.

Un sursis venait donc de m’être accordé encore une fois. J’allais vivre. Mais pour combien de temps ?


Extrait P172


Comme il était désormais impossible de descendre, je suis allé à la fenêtre du palier. L’immeuble était encerclé par un cordon de SS qui se tenaient à quelque distance. Aucun civil en vue. Il était clair que le feu faisait rage dans toute la bâtisse et que les Allemands attendaient simplement qu’il parvienne jusqu’à la charpente.

Telle allait donc être ma mort, finalement…. Elle qui m’avait guetté sans relâche depuis cinq ans, et à laquelle j’avais pu échapper jour après jour, elle me rattrapait ici en cet instant. J’avais souvent tenté d’imaginer sous quel masque elle se présenterait à moi, j’avais envisagé d’être capturé, torturé puis fusillé ou jeté dans une chambre à gaz, mais je n’avais jamais eu l’idée que je finirais brûlé vif.

Je ne pouvais que rire de l’insondable ingéniosité du destin, capable de me surprendre au tout dernier moment.


Extrait P 182

Je vivais dans une solitude extrême, unique. J’étais seul dans un immeuble abandonné, dans un quartier déserté, mais aussi au milieu d’une ville entière, qui deux mois plus tôt seulement vibrait d’une population d’un million et demi d’âmes, et comptait parmi les plus riches cités d’Europe. Elle était maintenant réduite aux cheminées des bâtiments effondrés qui pointaient encore vers le ciel, à quelques murs épargnés par les bombes. Une ville de ruines et de cendres sous lesquelles gisaient la culture millénaire de mon peuple et des centaines de milliers de victimes en train de pourrir dans la chaleur de l’automne, dégageant une odeur innommable.


Extrait P 196

C’est alors que je me suis enhardi jusqu’à poser à mon tour une question qui me brûlait la langue depuis trop longtemps.

« Vous êtes allemand ? »

Si je l’avais insulté, son visage n’aurait pas viré au rouge plus soudainement. Il était tellement mal à l’aise qu’il ne contenait plus sa voix lorsqu’il s’est écrié en retour :

« Oui, oui ! Et honteux de l’être, après tout ce qui s’est passé… »

D’un geste sec, il m’a tendu la main et il m’a laissé là, interdit.

Trois jours se sont écoulés avant qu’il ne revienne. Il faisait déjà nuit noire quand j’ai entendu quelqu’un chuchoter sous ma cachette :

« Hé, vous êtes là ?

- Je suis là, oui. »

- Il y a eu un bruit sourd sur les planches. Quelque chose de lourd venait d’atterrir près de moi. A tâtons, j’ai deviné la forme de plusieurs pains enveloppés dans des journaux, ainsi qu’une masse molle que je n’ai pas identifiée sur-le-champ mais qui s’est avérée être un sac de confiture en papier huilé.


Extrait P 214 ( Journal de Wilm Hosenfeld)

Varsovie, le 23 juin 1942

En lisant les journaux et en écoutant les nouvelles à la radio, on pourrait avoir l’impression que tout va très bien, que la paix est proche, que la guerre a déjà été remportée et que l’avenir du peuple allemand est des plus prometteurs. Quant à moi je n’arrive simplement pas à y croire. Ne serait-ce que parce que l’injustice ne peut triompher à long terme, et parce que la manière dont les Allemands gouvernent les pays qu’ils ont conquis provoquera tôt ou tard une résistance. Il me suffit de voir ce qu’il en est ici, en Pologne. On ne nous dit certes presque rien, mais nous pouvons tout de même nous former une image assez claire de la situation grâce à toutes les conversations et à tous les commentaires que nous arrivons à entendre. Et si les méthodes d’encadrement, l’oppression des autochtones et les menées de la Gestapo sont ici particulièrement brutales j’imagine qu’il en va sans doute de même dans les autres territoires conquis.

Partout la terreur ouverte, partout l’usage de la force, les arrestations… Chaque jour, on rafle les gens, on les fusille. La vie d’un être humain, et a fortiori sa liberté individuelle, est devenue quantité négligeable. Seulement l’amour de la liberté est enraciné en chaque individu, en chaque nation. Elle peut être niée temporairement mais non à jamais. L’Histoire nous enseigne que les tyrannies ne durent pas. Et maintenant nous avons un crime de sang sur notre conscience, l’assassinat affreusement injuste des habitants juifs de ce pays. Il y a une entreprise d’extermination des Juifs qui est en cours. Tel a été l’objectif de l’administration civile allemande depuis l’occupation des régions orientales, et ce avec l’aide active de la police et de la Gestapo, mais il semble qu’il doive s’appliquer maintenant, de façon radicale, à une plus vaste échelle encore.[…]

Il est difficile de croire de telles choses et pour ma part j’essaie de ne pas leur accorder de crédit, non pas tant par inquiétude pour l’avenir de notre peuple, qui devra expier ces monstruosités un jour ou l’autre, mais parce que je n’arrive pas à penser qu’Hitler poursuive un but pareil, ni qu’il y ait des Allemands capables de donner de tels ordres. Si c’est par malheur le cas, il ne peut y avoir qu’une explication : ce sont des malades, des anormaux ou des fous.

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