Le suspendu de Conakry - Jean-Christophe Rufin
- deslivresetmoi72
- 30 août 2020
- 4 min de lecture

C’est un roman policier d’un de mes auteurs préférés. Dans ce roman, l’enquêteur est vraiment le personnage attachant, et passe quasiment au premier plan, devant l’intrigue et l’enquête. Aurel, le consul, ne croule pas sous le travail dans les coulisses diplomatiques de la Guinée…pour la bonne raison qu’il y a été « placardisé ». Personnage excentrique, décalé, roumain d’origine devenu consul de France, il déteste la chaleur mais se retrouve en Guinée, il y porte néanmoins des costumes et vêtements « chauds », se fait gentiment moquer par ses collègues sans jamais chercher à se fondre dans le paysage. Alors, quand un crime inexpliqué se produit dans la marina du port de Conakry, il décide de mener son enquête non officielle. Son regard décalé sur les gens, son attention portée à des détails insignifiants en apparence, sa persévérance et ses intuitions trouvent là matière à réfléchir. Pour y voir plus clair, il joue du piano, inlassablement, jusqu’à ce que son esprit accouche d’une piste.
J’ai adoré ce personnage loufoque et attachant, plus que l’intrigue elle-même dont j’ai regretté la fin un peu brutale : le dénouement est déroulé un peu brusquement dans son intégralité dans le dernier chapitre : je préfère une sorte de « progressivité » dans les indices et pistes des romans policiers. Par contre, j’ai retrouvé avec plaisir l’écriture sublime de Rufin, la finesse psychologique de ses personnages, les traits d’humour.
Extraits
Le soleil, en se dégageant de l'horizon, faisait éclater de lumière la surface étale de la mer. La chaleur était déjà intense et les peaux commençaient à dégouliner de sueur. Nul n'osait parler. Tout le monde observait car, ensuite, il faudrait se souvenir et raconter aux autres.
Aurel baissa les yeux et regarda ses chaussures. Imbibées de cirage à longueur d'année, elles avaient ramassé tout le sable de l'allée. On aurait dit de la viande panée. Il soupira et reprit son calepin.
C'était un fonctionnaire en fin de carrière, et il était évident au premier coup d'œil qu'il ne survivrait pas à la retraite. Son visage au teint bistre ressemblait à un formulaire administratif qu'un usager devenu fou aurait rempli n'importe comment, à grands coups de rides, de taches, de boutons.
Aurel raccrocha, puis resta un long instant à se remémorer la voix de cette femme. Il était aussi sensible aux sons qu'aux images, quoique chacun des deux eût le don d'évoquer en lui des choses différentes. Lorsqu'il écoutait L'Opéra de quat'sous et lorsqu'il regardait un tableau de Klimt, c'est la même époque qui lui revenait en mémoire mais avec une tonalité bien différente. De même, en entendant la voix de la sœur et en regardant le portrait de son frère défunt, il lui semblait pénétrer dans la même maison mais par des portes différentes. Il y avait chez l'un comme chez l'autre une même autorité, une égale dureté de façade. Les deux devaient avoir un sens de la décision, un entêtement, qui pouvait confiner à la brutalité… Mais, derrière cette apparence rude, la sœur partageait peut-être aussi la sensibilité qu'il soupçonnait chez le frère. Il en saurait plus en la voyant.
Quel charme pouvait-on trouver à une telle vie ? Il y avait le soleil toute l'année, d'accord, mais pour Aurel ce n'était pas un avantage. Au contraire, il aimait les saisons et n'en aurait jamais sacrifié trois pour vivre dans un perpétuel été. La mer ? C'est le lieu où tout finit, où la roche des montagnes, usée par le temps, vient terminer sa course, sous forme de grains de sable. N'est-ce pas ce que Mayères avait fait, en quittant les sommets de sa Haute-Savoie pour finir sur ce rivage ? Dans quel état d'esprit était-il ? Fallait-il l'imaginer heureux ?
Il avait souvent essayé de se représenter l'enfer. Il en était arrivé à la conclusion que c'était un lieu ressemblant à Conakry, surtout pour la température, à quoi s'ajoutait du rap braillé en permanence par de grands haut-parleurs.
Décidément, rien n'était clair dans cet assassinat. C'est ce qui le rendait passionnant. Aurel n'aimait pas les événements simples. Il lui plaisait de penser que les choses sont toujours plus compliquées qu'elles ne le paraissent. Il imaginait volontiers des complots derrière des faits d'actualité et la plupart du temps, ses hypothèses étaient un peu échevelées. Cette fois, pour son plus grand bonheur, il avait la conviction d'être vraiment devant un mystère. La gymnastique mentale à laquelle il se livrait d'habitude à vide, il allait enfin pouvoir l'utiliser à bon escient.
Les relations de famille en Afrique forment un tissu invisible sous le décor en trompe-l'œil des institutions officielles. Un directeur d'administration et un coursier peuvent être très proches en raison de leur parenté et se rendre des services que leur position hiérarchique visible ne permettrait pas de soupçonner. À l'inverse, deux dignitaires en apparence égaux peuvent se révéler séparés par des antagonismes ancestraux, l'un persistant à considérer l'autre comme un ancien vassal, voire un descendant d’esclaves.
Une heure durant, au piano, il joua des pièces de Mozart. Sa formation classique laissait à désirer et il était loin d'avoir le niveau d'un concertiste. Cependant, Mozart était pour lui une sorte de dernier recours, un dictame qui apaisait toutes les inquiétudes, extrayait de l'âme la laideur du quotidien et le faisait entrer dans le monde pur des idées. Quand il referma le clavier, Aurel se sentait parfaitement lucide et prêt pour la besogne qu'il s'était fixée.
À un moment, il s'endormit pour de bon puis se réveilla en sursaut. Il avait peur. Lui, Aurel, avait peur ? Non, se dit-il en revenant à lui, c'est Mayères qui a peur. Depuis peu de temps. De qui ? Cette méthode onirique lui permettait de s'identifier totalement au personnage. Il adorait ces jeux de rôles. Il finissait par voir le monde comme ceux dont il s'amusait à prendre la place.
Aurel s'aspergea de parfum. Il se sentait comme un gladiateur qui va entrer dans l'arène pour une lutte à mort. Ce qu'il allait faire était si déraisonnable que cela pouvait s'apparenter sinon à un suicide, du moins à un sabordage. En même temps, il avait la perspective de bien s'amuser et d'accomplir un acte de justice. Tout ce qu'il aimait dans la vie, en somme.
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