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Le testament français - Andreï Makine

Dernière mise à jour : 5 janv. 2020


Un des livres les mieux écrits que j’ai lus ces derniers temps ! Si le propos est intéressant, ce sont le style de cet auteur, la musicalité de ses phrases, le rythme de son texte et la richesse de son expression qui m’ont emportée.

Dans ce roman très autobiographique, Andreï Makine nous conte les différences culturelles entre la France et la Russie tout au long du 20ème siècle. Alors qu’il grandit en Russie, il écoute religieusement les récits de Charlotte, sa grand-mère. Française, elle a suivi son mari en Russie après la première guerre mondiale. Sa vie n’a pas été épargnée et elle a connu le froid, la faim, le chagrin dans son pays d’adoption. A ses petits-enfants, pendant les vacances d’été, soir après soir, elle narre les souvenirs de sa vie en France.

Si le roman nous parle de cette famille, l’auteur y insère beaucoup d’éléments historiques et sociologiques qui font découvrir au lecteur ce qu’on pourrait appeler de façon un peu réductrice l’ « âme slave » en opposition à l’ « esprit français » idéalisé par cette grand-mère nostalgique. D’un côté, les Russes et leur force de caractère, leur résistance à la douleur et aux privations, leur courage, leur caractère « entier » et sans concession, de l’autre, les Français et leur raffinement, leur goût pour le luxe et les arts et en particulier pour la littérature, leur goût du débat et de la contestation. Le narrateur grandit entre ces deux cultures, essayant de puiser le meilleur de chacune d’elle.

Au fil des récits de la grand-mère se construit également la légende familiale, avec ses parts d’ombre et ses côtés plus sombres. A ce sujet, la fin du livre est très surprenante…en tout cas, je ne l’avais pas « sentie venir » !

Andreï Makine aborde ici les thèmes de la transmission culturelle au sein de la famille et de la difficulté à grandir entre deux cultures très différentes.


Extraits


Ce fut, pour elle, ce moment d’angoisse où soudain l’adulte se trahit, laisse apparaître sa faiblesse, se sent un roi nu dans les yeux attentifs de l’enfant. Il fait alors penser à un funambule venant de faire un faux pas et qui, durant quelques secondes de déséquilibre, n’est retenu que par le regard du spectateur lui-même gêné par ce pouvoir inattendu...


C’est dans le courant de l’été suivant que nous vîmes, un jour, ma sœur et moi, notre grand-mère pleurer... Pour la première fois de notre vie. Elle était à nos yeux une sorte de divinité juste et bienveillante, toujours égale à elle-même et d’une sérénité parfaite. Son histoire personnelle, devenue depuis longtemps un mythe, la plaçait au-dessus des chagrins des simples mortels. Non, nous ne vîmes aucune larme. Juste une douloureuse crispation de ses lèvres, de menus tressaillements qui parcoururent ses joues, des battements rapides de ses cils...



L’étroit balcon de Charlotte planait dans le souffle épicé de la plaine, à la frontière d’une ville endormie, coupée du monde par l’éternité silencieuse des steppes. Chaque soir ressemblait à un fabuleux matras d’alchimiste où s’opérait une étonnante transmutation du passé. Les éléments de cette magie étaient pour nous non moins mystérieux que les composantes de la pierre philosophale.


A vrai dire, nous commencions à perdre la tête : le Louvre, le Cid à la Comédie-Française, les barricades, la fusillade dans les catacombes, l’Académie, les députés dans une barque, et la comète, et les lustres qui tombaient les uns après les autres, et le Niagara des vins, et le dernier baiser du Président... Et les grenouilles dérangées dans leur sommeil hivernal ! Nous avions affaire à un peuple d’une fabuleuse multiplicité de sentiments, d’attitudes, de regards, de façons de parler, de créer, d’aimer.



Cette fois, en quittant Saranza, j’avais l’impression de revenir d’une expédition. J’emportais une somme de connaissances, un aperçu des us et des coutumes, une description, encore lacunaire, de la mystérieuse civilisation qui chaque soir renaissait au fond de la steppe. Tout adolescent est classificateur – réflexe de défense devant la complexité du monde adulte qui l’aspire au seuil de l’enfance. Je l’étais peut-être plus que les autres. Car le pays que j’avais à explorer n’existait plus, et je devais reconstituer la topographie de ses hauts lieux et de ses lieux saints à travers l’épais brouillard du passé. Je m’enorgueillissais surtout d’une galerie de types humains que je possédais dans ma collection. Outre le Président-amant, les députés dans une barque et le dandy avec sa grappe de raisin, il y avait des personnages bien plus humbles quoique non moins insolites. Ces enfants, par exemple, tout jeunes ouvriers des mines, avec leur sourire cerné de noir. Un crieur de journaux (nous n’osions pas imaginer un fou qui aurait pu courir dans les rues en criant : « La Pravda ! La Pravda ! »). Un tondeur de chiens qui exerçait son métier sur les quais. Un garde champêtre avec son tambour. Des grévistes rassemblés autour d’une « soupe communiste ». Et même un marchand de crottes de chiens. J’étais très fier de savoir que cette étrange marchandise était utilisée, à l’époque, pour assouplir les cuirs... Mais ma plus grande initiation, cet été, fut de comprendre comment on pouvait être français. Les innombrables facettes de cette fuyante identité s’étaient composées en un tout vivant. C’était une manière d’exister très ordonnée malgré ses côtés excentriques.


Et puis, ce soir, je compris que ce n’étaient pas les anecdotes qu’il fallait rechercher dans mes lectures. Ni des mots joliment disposés sur une page. C’était quelque chose de bien plus profond et, en même temps, de bien plus spontané : une pénétrante harmonie du visible qui, une fois révélée par le poète, devenait éternelle. Sans savoir la nommer, c’est elle que je poursuivrais désormais d’un livre à l’autre. Plus tard, j’apprendrais son nom : le Style. Et je ne pourrais jamais accepter sous ce nom des exercices vains de jongleurs de mots.



Désormais, nous parlions pour ne rien dire. Nous vîmes s’installer entre nous l’écran de ces mots lisses, de ces reflets sonores du quotidien, de ce liquide verbal dont on se sent obligé, on ne sait pourquoi, de remplir le silence. Avec stupeur, je découvrais que parler était, en fait, la meilleure façon de taire l’essentiel. Alors que pour le dire, il aurait fallu articuler les mots d’une tout autre manière, les chuchoter, les tisser dans les bruits du soir, dans les rayons du couchant.



Et tes souvenirs que je connais maintenant par cœur ne sont-ils pas une cage qui te tient prisonnière ? Et notre vie, n’est-elle pas justement cette transformation quotidienne du présent mobile et chaleureux en une collection de souvenirs figés comme les papillons écartelés sur leurs épingles sous une vitre poussiéreuse.



Inconsciemment, j’en voulais à Charlotte d’avoir survécu à mes parents. Je lui en voulais de son calme durant l’enterrement de ma mère. Et de cette vie très européenne, dans son bon sens et sa propreté, qu’elle menait à Saranza. Je trouvais en elle l’Occident personnifié, cet Occident rationnel et froid contre lequel les Russes gardent une rancune inguérissable. Cette Europe qui, de la forteresse de sa civilisation, observe avec condescendance nos misères de barbares – les guerres où nous mourions par millions, les révolutions dont elle a écrit pour nous les scénarios... Dans ma révolte juvénile, il y avait une grande part de cette méfiance innée. La greffe française que je croyais atrophiée était toujours en moi et m’empêchait de voir. Elle scindait la réalité en deux.



Je me rappelai, sans raison, ce rayonnage au fond de la librairie : « La littérature de l’Europe de l’Est ». Mes premiers livres y étaient, serrés, à m’en donner un vertige mégalomane, entre ceux de Lermontov et de Nabokov. Il s’agissait, de ma part, d’une mystification littéraire pure et simple. Car ces livres avaient été écrits directement en français et refusés par les éditeurs : j’étais « un drôle de Russe qui se mettait à écrire en français ». Dans un geste de désespoir, j’avais inventé alors un traducteur et envoyé le manuscrit en le présentant comme traduit du russe. Il avait été accepté, publié et salué pour la qualité de la traduction. Je me disais, d’abord avec amertume, plus tard avec le sourire, que ma malédiction franco-russe était toujours là. Seulement si, enfant, j’étais obligé de dissimuler la greffe française, à présent c’était ma russité qui devenait répréhensible.

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